Les Mécaniques du cœur

Relic, as-tu du cœur ?

Khorne-eye, Le Sid Meyer


S’il est possible de ne pas avoir de jeu à cœur (par exemple à la belote), il est difficile d’imaginer un jeu sans cœur. Eh oui ! Même le plus froid des jeux à l’allemande possède un petit palpitant rose et mou, qui bat sous sa carcasse de bois et de carton ! Mais alors méfiance, jeune lecteur au cœur tendre ! Ici, foin des romances ludiques entre Gérard et sa meeplette ; je vais parler du cœur mécanique, du cœur abstrait des jeux ; autrement dit, de « qu’est-ce qui fait qu’un jeu est le jeu qu’il est et pas un autre ? ».


On en entend souvent parler. Tenez, pas plus tard qu’il n’y a pas longtemps (ou dans ces eaux-là), je regardais la Tric-Trac-télé sur Asante, où l’on entend le fifrelin M. Guillaume nous expliquer que ce jeu s’inspirait de Jambo, en précisant : « le cœur du jeu n’a pas changé ». Or si l’on parle du « cœur » d’un jeu, c’est forcément par opposition au reste : la farce, les finitions, tout ce qui, dispensable ou non, vient compléter et enrichir le noyau dur, le concept original, ce quelque chose qui fait son identité propre. Bref, ce que nous appelons « cœur du jeu » correspond au concept philosophique d’essence.

Bon, mais alors cette essence, ce cœur de jeu : quoi donc que c’est-ce ? Comment l’identifier ? Et surtout, à quoi ça peut bien servir de savoir ça ? (Parce que si ça ne servait à rien, je ne vous en parlerais pas. Vous me croyez, hein, dites ?)


Petit précis d’anatomie ludique


Commençons par identifier ce dont nous parlons. S’il y a un cœur de jeu, on l’a dit, il y a les bidules autour ; et faire le tri n’est pas toujours facile (encore une histoire de thermoformage). Alors, ce cœur de jeu, où c’est que ça se trouve ?

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Le cœur de Docteur Maboul est assez facile à localiser.


Commençons par évacuer l’évidence : le cœur d’un jeu ne saurait être situé dans ses illustrations. Aussi important que soit le travail graphique pour l’immersion dans le thème, le confort et le plaisir du jeu, il se saurait en aucun cas définir l’ouvrage qu’il habille. Deux preuves suffiront à fonder cela : d’abord, le fait que les auteurs, sauf en cas de pathologie monomaniaque prononcée (ce qui arrive), ne se soucient pas, ou très peu, de l’habillage graphique définitif de leur jeu pendant qu’ils le développent. Le souci d’illustration est confié à l’éditeur, et, bien que l’auteur puisse éventuellement avoir un droit de regard plus ou moins étendu sur la question, cela ne fait pas partie de ses préoccupations lors du processus de création. Il n’en va pas de même, par exemple, dans le monde de la bande dessinée, où les deux entités (parfois réunies dans un même corps) travaillent main dans la main. On imagine mal un auteur de bédé préparer un projet sérieusement, faire son découpage et l’ensemble de ses dialogues, sans savoir qui va donner vie à ses personnages.
Deuxième preuve : il n’est pas rare, lors de rééditions d’un même jeu, d’en voir changer les graphismes, soit intégralement, soit par petites retouches. Il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que l’on n’a pas affaire au même jeu, le changement graphique fût-il complet, et confié à un autre illustrateur que la précédente version.
Pour tous ceux qui veulent creuser cette question, Bruno Faidutti en a fait un excellent article sur son blog. Courez-y donc, petits fripons.

Plus délicate est la question du thème. Non seulement celui-ci participe également à l’immersion dans le jeu, mais il en conditionne l’approche (et les illustrations, d’ailleurs). Notre perception des mécaniques s’adapte en fonction du thème, s’il est réussi. Ainsi, une même règle ne sera pas perçue de la même manière si l’on joue des patriciens romains ou des chefs de guerre orcs ; s’il s’agit de vendre des marchandises ou de reformer l’empire Inca. Le même point de règle pourrait sembler logique et cohérent pour le cas 1, et plaqué pour l’Inca. Excusez-moi, j’ai honte, et prenons plutôt un exemple.
Difficile de dire si le thème est ou non au cœur des jeux du système Command & Colors. Entre Commands&Colors – Ancient Battles, Mémoire 44 et Battlelore, il n’y a certes pas que les thèmes qui changent, mais ces thèmes influent largement sur les transformations mécaniques. Ainsi, bien que les principes fondamentaux de couleurs de dés et d’activations de zones soient conservées d’un jeu à l’autre, les principales différence entre Battlelore et Mémoire 44 sont sans doute :
1 – la quasi-omniprésence des corps-à-corps dans le premier, et des combats à distance dans le second.
2 et principalement – la présence de la magie dans Battlelore, qui rajoute un système d’équilibrage de jets de dés, mais aussi de composition d’état-major et de choix de cartes de sorts pouvant grandement bouleverser le cours de la partie.

Or ces deux changements mécaniques s’expliquent très logiquement par les changements thématiques : Battlelore étant situé dans un univers plus ou moins médiéval, il était obligatoire de le rendre axé sur les corps-à-corps, dans cette glorieuse époque des charges de cavalerie et des mêlées inextricables. Par ailleur, le thème se prêtait bien à l’ajout de la magie, eu égard à tous les antécédents culturels du médiéval fantastique (à commencer par le Seigneur des anneaux). À l’inverse, Mémoire 44 imposait évidemment l’usage massif de règles de combat à distance, et se serait bien moins prêté à l’ajout des sorts et des créatures fantastiques : d’abord, parce que la seconde guerre mondiale a été bien moins exploitée en ce sens (malgré la présence de quelques nazis-démonistes par-ci par-là, dans le cinéma ou la bande dessinée), ensuite parce que ce thème, émotionnellement très proche de nous, et son titre même (Mémoire), exigeaient une lecture historique de cette période.
Ainsi, les mêmes joueurs qui prennent plaisir à accumuler des points d’arcane, et à téléporter des troupes sur les champs de bataille de Battlelore, verraient sans doute d’un très mauvais œil les mêmes règles appliquées à Mémoire 44, et ne trouveraient pas cela de très bon goût.

Le thème d’un jeu oriente donc à la fois son parti-pris graphique, mais aussi la cohérence de sa structure mécanique ; et s’il est possible de changer de thème en cours de route, ça ne peut pas être pour en faire n’importe-quoi. D’un autre côté, y a-t-il une différence fondamentale entre Marchands d’Empire, sa version commercialisée Himalaya, et sa future réédition Lords of Xidit (dont je déplore le titre anglophone, soit dit en passant) ? L’auteur du jeu est le même, et les principes fondamentaux sont conservés d’un jeu à l’autre (du moins le conjecturé-je ; Xidit n’est pas encore sorti à l’heure où j’écris ces lignes). Cela suffit-il pour dire que le « cœur du jeu » est conservé dans tous les cas, et que ces trois lascars partagent une seule et même essence ?
Si l’on admettait comme valide ma réflexion sur les graphismes, il faut bien admettre que oui. Pour l’occasion, je reprends à mon compte la théorie de Bruno Faidutti, dans l’article que j’ai indiqué plus haut : si l’on considère, ou peut considérer, que le jeu est le même après changement, c’est que ce changement n’affectait pas l’essence du jeu (logique). Or, un changement purement thématique ne suffit pas à faire un nouveau jeu. Le Risk, quel que soit son thème, sera toujours un Risk. Parfois même, le titre peut s’adapter, sans changer fondamentalement le jeu. Asteroid escape a tout pompé sur Tsuro, Lords of Xidit est clairement annoncé comme une réédition révisée d‘Himalaya, tout comme La Folie des glandeurs est la version française de Slam Dunk the Simpsons, et Texas Zombies celle de Chats & Chocolats. Oh, et le révolutionnaire Monopoly Cannes est intrinsèquement le même jeu que le Monopoly (si !).
Donc, le thème ne fait pas partie du cœur du jeu.

Nota : cette assertion lapidaire, bien que je la tienne pour vraie, n’empêche pas certaines nuances. Mais j’y reviendrai plus tard.

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Le jeu des 1 différence (solution : le jeu de droite possède une licence).


L’essence ? Tout est dans le moteur de jeu

L’étau se resserre. Le cœur du jeu se cache forcément, par élimination, dans les règles d’icelui. Oui, mais lesquelles ? Car le simple fait qu’on puisse imaginer des variantes à un jeu permet, parmi mille autres preuves, d’établir que le cœur du jeu ne réside pas dans l’ensemble de ses règles… mais seulement dans certaines d’entre elles.
Comment distinguer alors entre les règles essentielles et les règles contingentes ?

Tout l’intérêt du Jarnac, c’est le jarnac.

Fred Henry (ici)


C’est là que l’on commence à mettre nos gros doigts graisseux dans la délicate orfèvrerie ludique. Le cœur d’un jeu, on pourrait le définir comme cela pour le moment, ce sont ses règles névralgiques, celles qui engagent et qui expliquent toutes les autres. C’est l’idée centrale, la première étincelle, le truc mécanique qui, lors de l’explication, ou du simple survol des règles, nous fait dire que « ah ouais ! ». Évidemment, ce « cœur » pourra tenir à très peu de règles, comme à tout un ensemble. Le cœur du Jungle Speed, c’est la rapidité avec laquelle, en cas de duel, nous devons nous précipiter sur le totem central, après un coup d’œil jeté aux cartes. Les cartes elles-mêmes sont en fait secondaires : bien que leurs visuels aient largement contribué au succès du jeu, on jouerait à attraper un totem en repérant deux mots avec une seule lettre qui change, on rapporterait toujours cela au Jungle speed. Les sensations de jeu seraient les mêmes.
Le cœur du jeu Carolus magnus, c’est le choix proposé entre poser un chevalier sur le plateau, pour créer une majorité, ou le placer à sa cour, pour s’approprier sa couleur. Le très intelligent mécanisme de réunification des territoires complète à merveille ce système de majorités à double échelle, mais il est en retrait ; c’est un bon support pour permettre le plein épanouissement de la mécanique centrale, rien de plus. On pourrait imaginer Carolus Magnus avec une autre façon de s’approprier des territoires ; mais avec un autre système de majorités, non. Ce serait un autre jeu.

Un moyen simple d’identifier, avec un taux de certitude relativement élevé, ce qui compose le cœur d’un jeu et ce qui n’en fait pas partie, c’est d’imaginer quelles règles vous pourriez remplacer, ou purement supprimer, pour faire des variantes. Si à un moment, vous vous dites « non, là on joue à autre chose », c’est que vous avez touché un point sensible.


Processus double-cœurs

Jusque-là, vous vous dites « ça, c’est bon, je le savais déjà ». D’accord, d’accord, mais poursuivons un peu. Nous venons de voir que l’essence d’un jeu pouvait tenir à un ensemble de règles ; mais cela peut aussi bien marcher avec deux ou plusieurs ensembles de règles !
Ce que j’appelle ici « ensemble de règles », c’est une série de règles cohérentes entre elles, dont l’agglomération produit une mécanique opérationnelle et autosuffisante. On peut donc trouver dans un même jeu plusieurs ensembles de règles, qui construisent plusieurs aspects du jeu (par exemple : les règles de combat et les règles de colonisation d’Éclipse n’ont rien à voir entre elles ; elles sont réunies dans la globalité du jeu, mais on peut toucher à l’une sans conséquence pour l’autre). Et parfois, ce sont bel et bien plusieurs de ces ensembles qui peuvent tous être considérés comme « cœur du jeu ».
Pour illustrer ceci, je vais faire appel à un exemple cher à mon cœur : Cyclades. Dans un épisode mémorable de la Radio des Jeux, Ludovic Maublanc, l’un de ses deux géniaux auteurs, racontait la genèse de ce chef d’œuvre. Il expliquait ainsi avoir démarré sa réflexion sur l’idée d’une mise aux enchères pour accéder à des actions, pour laquelle il faudrait miser des points d’action. Effectivement, au premier coup d’œil sur les règles de Cyclades, c’est ce mécanisme central qui ressort : à chaque tour les joueurs se battent aux enchères pour obtenir la faveur d’un dieu (deux dans la variante à 2 joueurs, qui décuple l’intérêt du jeu)… mais plus on aura enchéri, et moins on pourra exploiter le potentiel d’action de ce dieu. Difficile de contester que ce soit là le cœur du jeu : de cette mécanique centrale dépendent toutes les autres facettes du jeu.
Mais Bruno Cathala, un autre de ses deux géniaux auteurs, annonçait quelque part sur le forum (je suis désolé, je ne sais plus où, cherchez dans les sujets stratégiques) que les créatures mythologiques sont le véritable cœur du jeu. Il voulait dire par là que, si à première vue on peut les prendre pour de petits bonus secondaires, elles sont en fait cruciales dans le développement stratégique de sa partie : ne pas les prendre en compte, c’est courir au suicide. L’ensemble de règles régissant les créatures mythologiques (la piste de trois cases, la défausse progressive) pourrait donc passer pour le poumon central de la densité tactique de Cyclades.
Alors, nos deux larrons sont-ils en désaccord ? Non, bien sûr, et ces deux réflexions sont complémentaires : si c’est la mécanique d’enchères qui fait l’ossature de Cyclades, qui donne le rythme de ses tours et de sa gestion des ressources, les créatures mythologiques sont le nerf de sa tactique, et contribuent largement, elles aussi, au rythme de la partie, fait de tension constante, de rebondissements nombreux, et de coups de théâtre fulgurants. Imaginez Cyclades sans ses créatures : ça n’est plus Cyclades, c’est un jeu d’enchères. Et sans les enchères, la question ne se pose même pas.


Identifier le cœur de Cyclades est moins évident que pour Docteur Maboul


Il est des jeux dont le cœur ne peuvent pas se résumer à une seule règle. Le cœur de Myrmes, c’est la programmation en flux tendu d’actions qui paraissent toujours insuffisantes, pour lutter contre la famine tout en développant sa fourmilière, sous terre ou à l’extérieur. Le cœur de Battlestar Galactica, ce sont ces séries de tests de compétences pour lesquels les joueurs doivent tous s’unir en jouant des cartes faces cachées, sachant que certains traîtres vont les pourrir, et qu’on est peut-être soi-même un traître qui s’ignore (démoniaque).
Mais, partant de ce constat, peut-on toujours savoir où s’arrêter ? Est-il toujours si simple de distinguer le cœur de la périphérie ? Tenez, je reprends l’exemple d’Asante. Entre Jambo et Asante, la principale différence, ce sont les cartes ; ce qui permet à M. Guillaume de dire que « le cœur du jeu n’a pas changé ». Mais changer les cartes, pour un jeu de cartes, n’est-ce pas changer le jeu tout entier ? Ce qui justifie d’ailleurs qu’il reçoive un nouveau titre. Certes, les mécanismes fondamentaux de pioche, d’achat, de défausse et de gains de PV sont là, mais est-ce que cela suffit à circonscrire le cœur du jeu, de manière nette et exhaustive ? Je ne me prononcerai pas dans ce cas-là, car je ne connais ni Jambo ni Asante, mais je vais prendre un exemple hypothétique.
Prenez Dominion. Conservez-en les cartes d’or et de point de victoire, et remplacez tout le reste par les cartes de Race for the Galaxy. Jouez avec ces cartes, en respectant les règles de Dominion (les piles de cartes disponibles à l’achat, le paquet que vous avez en main, que vous piochez et remélangez continuellement, de manière à améliorer votre main au fil du jeu), mais en appliquant les pouvoirs de Race for the Galaxy (les productions/consommations, la conquête militaire, et les développements à 6 qui vont rapporter des points en fonction de votre pioche). À quel jeu jouez-vous ? Jouez-vous à Dominion avec les cartes de Race, ou à Race avec les règles de Dominion ? Une mère n’y retrouverait pas ses petits.


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Évidemment, cette réflexion n’est pas valable pour tous les jeux. Tenez, prenons Einfach Tierisch, du docteur Knizia. La perversité de ce petit jeu d’enchères malin réside dans deux éléments insupportables de cruauté : d’abord, le fait que les cartes avec lesquelles on mise (notre argent, en quelques sortes) ne possèdent pas toutes les valeurs possibles (je cite de mémoire, mais par exemple, on a un 20, un 21, un 25, mais pas de 22, de 23 ni de 24). Évidemment, il est impossible de faire de la monnaie, ni de reprendre en main des cartes misées lors d’une manche pour en remettre d’autres plus grosses (votre adversaire a misé 8, et la plus petite carte de votre main est un 17 ? dommage…). Ensuite et surtout, le fait que le joueur qui, à la fin de la partie, a dépensé le plus de cartes de sa main, soit éliminé d’office, et ne participe pas au décompte des scores. Arg ! Voilà le cœur du jeu. Les lots pour lesquels il nous faut miser apportent eux aussi leur petit piment supplémentaire, mais concrètement, on jouerait avec des haricots (ou des cartes de Bohnanza), ce serait la même chose.


Niveaux d’essence


Il en résulte donc que l’essence d’un jeu ne peut pas se réduire automatiquement à ses mécanismes centraux. C’est l’ensemble de ce qui le définit, de ce qui fait que la sensation que l’on a en y jouant est unique, différente de celle que l’on peut avoir en jouant à autre chose. Selon les jeux, cela pourra passer par une poignée de règles comme par une flopée de cartes…
Le rapport au cœur de jeu est d’ailleurs l’un des points de clivage entre les approches européenne et américaine de l’élaboration d’un jeu : un jeu européen aura souvent tendance à rechercher la pureté de la mécanique, la fluidité magistrale d’un univers de règles gravitant autour du seul détail qui fait tout. On peut éprouver une certaine fascination à observer, dans un jeu de ce genre, l’imbrication évidente de toutes les règles, d’ailleurs souvent peu nombreuses, autour d’une seule et même logique.

Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher.
Saint-Ex.


Les jeux dits à l’américaine auront au contraire tendance à vouloir exploiter le plus possible les possibilités offertes par le ciment de base du jeu : dés d’action, figurines, tableaux de caractéristiques, gages, tout ce que vous voulez ; tout est bon pour venir masquer l’étincelle originelle sous plusieurs couches de règles spéciales et d’actions supplémentaires. Mais, en même temps que ces jeux peuvent donner l’impression de s’éloigner de leur cœur, ils le recomposent en fait, ou pour mieux dire, le déplacent : leur essence n’est plus contenue dans la petite règle originale qui fait tout, mais dans l’ensemble bariolé des options que le jeu propose. Difficile d’imaginer Twilight Imperium 3 sans ses parties de plusieurs heures, ses hexagones encombrés de figurines en plastique, et ses nombreux jets de dés pour résoudre les combats. Bien que rien de tout cela ne puisse être défini en soi comme le cœur névralgique du jeu, toutes ces petites touches participent à la création d’une impression d’ensemble, d’un ton caractéristique, que l’on altérerait sensiblement en voulant réduire le jeu à sa plus simple expression.


Le cœur a ses raisons d’être


Nous voilà bien loin de nos premières impressions, n’est-ce pas ? D’une petite poignée de règles en forme de clef de voûte, le cœur du jeu est devenu, à force de réflexions, une impression d’ensemble, une série de petites touches, une logique globale.
Et si l’on tire toutes les conséquences de ce constat, on est bien forcés de conclure que le cœur du jeu, en dernière analyse, est une affaire de sensations, et donc de sensibilité. Il n’est donc pas possible de dégager objectivement ce qui fait le cœur de chaque jeu ; car l’essence d’un jeu, comme l’essence d’une œuvre, c’est l’émotion (oui oui, il y a une émotion ludique) qui s’en dégage. Et nécessairement, chacun ressentira cette émotion différemment, et n’accordera pas la même importance aux divers composants d’un jeu.
Ainsi, un cas ambigu est la réédition de Méditerranée, que l’équipe d’Ystari a récemment (ok, vu le nouveau tempo du secteur ludique, je devrais dire « dans l’antiquité ») ressorti sous le titre Serenissima, avec moult ajustements de l’auteur (Dominique Ehrhard pour ne pas le nommer). Certes, d’un côté, on pourrait dire sans trop se mouiller que le cœur de Méditerranée est toujours là. Les joueurs incarnent toujours une puissance commerciale de la Méditerranée du XVe siècle ; ils ont toujours à leur disposition des galères qu’ils peuvent remplir de marins et/ou de marchandises, pour alimenter les ports de la région, ou piller les galères des autres. Les grandes règles de chargement des galères, de remplissage des entrepôts et de manière de scorer n’ont pas bougé.
Mais pour moi, ce qui fait le cœur de Serenissima, c’est aussi l’élégance et la simplicité qui infuse toutes les règles du jeu. Dans cette nouvelle version, tout a été pensé pour être à la fois évident et diabolique. La roue d’activation des galères se comprend immédiatement et offre de nombreux moyen de gérer le rythme de son tour de jeu. Les avancées aléatoires-mais-pas-trop du compteur de tours, les marins fatigués lors des combats pour chaque case parcourue, les dés de combat eux-mêmes ; tout est limpide, clair, intuitif, et retors à la fois. Revenir à l’ancien système d’enchères pour l’ordre du tour, par exemple, serait pour moi faire une entorse au cœur du jeu ; ce serait ne pas comprendre l’esprit de Serenissima ; pas comme moi je le comprends.


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– C’est une refonte ? – Non sire, c’est une révolution.


L’essence et les directions

C’est une chose toujours amusante à observer, et à vivre, que des propositions très divergentes entre elles fuser autour d’un même prototype. Un auteur propose un premier test d’un jeu encore en gestation, et autour de la table, certains trouvent qu’il manque de ci, d’autres de ça, et chacun de proposer des améliorations : qui pour donner au jeu plus de contrôle, qui plus de bluff, qui encore plus de simplicité ou plus de paramètres. Chaque proposition, si elle est bonne, est une manière logique de dérouler le potentiel du cœur du jeu tel que le prototype le présente ; mais chacun comprend ce cœur à sa manière, et c’est à l’auteur de savoir où il veut en venir.
Au fond, il en va de même des jeux aboutis et édités, bien que la structure de base du jeu soit, évidemment, moins ouverte que la plupart des prototypes. Chaque joueur va vivre à sa manière l’expérience ludique que le jeu propose, et ressentir en conséquence l’harmonie ou au contraire les dissonances de son moteur mécanique. Ainsi, pour revenir sur Cyclades, d’aucuns le déprécient parce qu’ils trouvent son aspect de conquête trop contraint, hasardeux, linéaire et trop peu fouillé. Je ne suis pas de cet avis, car pour moi Cyclades n’est pas un jeu de conquêtes, mais qui suis-je pour leur donner objectivement tort ?


Au bout du rouleau


Le jeu, quel qu’il soit, ne peut donc se résumer à une série de données factuelles objectives. Contrairement à un bien de consommation standard, il ne répond pas à une fin précise, mais il porte sa fin en soi, ce qui le rapproche, là encore, des objets d’art. Comme tout ce qui ne correspond pas à aucune fonction, son essence n’est donc pas objectivement identifiable : on ne joue pas à un jeu, pas plus qu’on ne regarde un film ou qu’on ne lit un livre, pour accomplir une action utile, mais pour jouir de ce que le jeu éveille en nous de sensations et soulève d’émotions. Impossible dès lors de caractériser un jeu de manière exhaustive dans en passer par ces émotions, et donc, par une nécessaire subjectivité.
On aurait pu penser le contraire a priori : le jeu, contrairement aux arts, n’est-il pas plus ou moins indépendant de sa forme, du style avec lequel il est exécuté ; un jeu n’est-il pas contenu dans l’ensemble de ses règles (alors qu’un roman ne saurait être contenu dans son seul scénario) ? Eh bien non. L’ensemble des règles ne ramenant à rien d’autre qu’à un en-soi, elles tourneraient en rond s’il n’y avait pas un au-delà de cet en-soi : cet au-delà, ce sont les réflexions, les choix et les dilemmes qu’elles amènent, inutiles aussi à part en soi (ces réflexions ne débouchent sur rien d’autre que le jeu lui-même), et donc, au-delà encore, le plaisir qu’on prend à les former, donc les sensations que le jeu nous procure.
Donc rappelez-vous bien, la prochaine fois que vous fustigerez un jeu, que vous pouvez le blesser ; qu’un esprit plane au-dessus des cubes, des figurines et des dés ; qu’une âme lie entre eux le plateau et les pions, et enfin qu’il peut y avoir, sous une carcasse de règles, un cœur sensible.


L’équipe de Tric-Trac à la recherche du Cœur du Jeu (allégorie)


Je profite de cet article pour remercier une nouvelle fois l’équipe de Tric-Trac pour nous avoir ouvert les portes du magasin. Je ne sais pas si ça change des vies, mais ça occupe des wikends. Je remercie aussi tous ceux qui m’ont, à ma grande surprise, fait d’élogieux commentaires sur mon premier article ; ça me donne envie de continuer, et, s’il y a toujours quelques fous pour lire ce que j’écris, peut-être en faire une espèce de chronique bi-hebdomadaire.
À bientôt, et d’ici-là, jouez bien, petits coquins !


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Fichtre ! Prolixe le garçon. Excellent article. Bravo à l'auteur et merci à Tric Trac de permettre à des amateurs éclairés et talentueux de pouvoir nous faire profiter leurs analyses ludiques. Particulièrement d'accord sur Serenissima dont la réalisation est vraiment splendide. Merci Ystari. Mention spéciale pour l'allégorie représentant notre binome favori.

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Très bel article !

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Voilà qui fait plaisir à lire... merci m'sieur Petitmuel

C'est rigolo, parce que je suis en train de rédiger un truc assez conséquent (j'en ai déjà 9 pages en ce moment), et on a pas mal de réflexions qui se font echo.. cool !

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Article très intéressant. Merci Mr Petimuel.

Très bon article, qui sans donner de réponse claire (c'est impossible) a le mérite de nous faire nous poser des questions. Par contre, plutôt que le coeur du jeu, n'aurait-on pas dû parler de l'âme du jeu, pour le côté impalpable (de l'âme pas du coeur !!).

J'sais pas si je suis clair, là...

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Parfait mec ;)

Tu prouves une fois de plus que le jeu est un Art ! Parce que NOUS sommes le coeur du jeu comme tu le conclues si bien. Un monde prend vie à chaque fois qu'on joue. Comme n'importe quelle oeuvre artistique, il n'existe que s'il est vécu.

Mais l'oeuvre ludique à cela de plus, qu'elle se réécrit à chaque fois. Par ce que nous y mettons, par notre sensibilité comme tu dis. Parce que nous faisons partie de l'oeuvre. Et au passage, elle a même le mérite de nous impliquer physiquement en plus...

Sinon, rien à voir, mais l'analogie avec le cinéma serait très facile à faire, sur pas mal de point... mais ça, c'est peut être de la déformation professionnelle :-p En tout cas, sur l'aspect production/distribution, ils se rapprochent beaucoup... enfin, je suis hors-sujet... mais au moins tu me donnes envie d'écrire trois mots sur un site internet ;-p Ce qui est rare...

Et tu m'aides à comprendre pourquoi il y a un an et demi, je me suis pris de passion pour cet univers que j'avais quitté, il y a bien, bien longtemps... Allez merci Grandmuel ;-)))

@Bruno des Montagnes : Mais merci à toi, qui m'as, si tu t'en souviens, mis en quelque sorte à l'étrier du monde ludique !

Et si on développe des articles sur des thèmes proches, ça peut donner des choses intéressantes.

@Szymfoot : En effet, c'est assez bien vu, l'"âme" est le terme imagé qui restranscrit au mieux le concept d'"essence". Parler de "cœur" est plus impropre, mais si j'en fais le cœur (arf !) de mon article, c'est parce que... c'est le vocable que l'on utilise couramment !

C'est justement ce que je voulais pointer du doigt : on parle souvent, entre joueurs, de "cœur d'un jeu", faisant référence en cela à une poignée de règles qui constitueraient le moteur principal du jeu. C'est une idée séduisante, mais son apparente objectivité ne soutient pas une analyse un peu poussée.

Lorsqu'on l'utilise, on se donne à soi-même l'impression de très bien savoir de quoi on parle. Mais si l'on nous demandait à chaque fois quel est le "cœur de jeu en question", on serait capable de répondre en gros, mais s'il fallait faire le détail, et définir pour chaque règle si elle en fait partie ou non, on serait bien embêté. C'est un trompe-l'œil. On veut croire que le jeu est contenu dans ses règles, mais ce sont les règles qui sont contenues et expliquées par le jeu (ce sera probablement le sujet d'un prochain article, si j'ai le courage de continuer).

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@ Gentlekev : Héhé, merci pour tout, j'en ai mal aux chevilles.

Juste une nuance : je ne pense pas (mais c'est personnel), que le jeu soit réellement un art à part entière, comme le sont le cinéma ou la littérature. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il a un pied dedans ; que quelque chose de l'art se retrouve dans le jeu, et que quelque chose du jeu se retrouve dans l'art. Le but de ma série d'articles est justement d'étudier l'un à-travers l'autre, et l'autre à-travers l'un, comme à travers des verres grossissants (tant chaque domaine amplifie et déforme à l'extrème ce que l'autre travaille dans la nuance). Que le jeu soit pleinement de l'art ou non (et c'est un débat), il serait bête de se priver de cet outil d'analyse.

À tous : merci beaucoup pour vos commentaires !

@petitmuel: bien sûr, bien sûr... mais je ne fais jamais dans la mesure... j'aime bien m'enflammer :-p

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Bravo pour ce brillant article.

Mais comme toujours avec le jeu, on arrive seulement à la conclusion qu'on ne peut finalement rien conclure.

Ce serait peut-être aussi ce qui rapprocherait le ludique de l'artistique.

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Merci pour ce super article, très bien écrit qui plus est.

L'éclairage apporté résonne dans mon esprit de joueur, et explicite superbement la lecture que l'on peut faire d'un jeu.

L'exercice de décrire la chose ludique avec des mots n'est pas simple, mais ton article montre que c'est possible et enrichissant.

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