carnet d'auteurs : Prehistories (2e partie)

Et nous revoilà pour la dernière partie de ce carnet d'auteurs (la première partie est ici et le carnet de l'illustratrice est ) alors que les boites ont fait leur arrivée dans les entrepôts de Blackrock, prêtes à être expédiées vers vos boutiques préférées (et les nôtres aussi si elles commandent des Prehistories... ;-) ). On attaque les derniers points d'étude du jeu, en espérant que cela vous éclairera sur notre démarche.

Bonne lecture!

[ pour ceux qui n'ont pas suivi, ici on parle du prochain jeu de chez The Flying Games par Alex Emerit (Troll & Dragon, Booum!) et Benoit Turpin (Welcome to...), illustré par Camille Chaussy et le trailer du jeu se trouve ici]

3/ Strategic curve, soit la courbe stratégique, Est-ce que dans la même partie il peut y avoir des stratégies différentes ? et entre deux parties, les stratégies peuvent-elles varier ?

Prehistories est un jeu familial. Alex et moi, on le voulait le plus accessible possible, ce qui a orienté une grande partie de notre développement (voir la 1ère partie du carnet d’auteur sur l’Elégance). Mais si la cohérence entre les différents systèmes est importante, il fallait quand même que les joueurs aient l’impression de pouvoir prendre plusieurs chemins pour l’emporter. Il fallait donc que les choix que l’on offrait aux joueurs, des cartes chasseurs aux cartes objectifs en passant par les tuiles, créent des chemins différents.

En ce qui concerne les cartes chasseurs, les joueurs ont le choix entre vider leur main à chaque opportunité ou garder des réserves pour aller plus loin au tour suivant. Ils doivent également s’interroger sur la pertinence d’être blessé, qui a une incidence sur le nombre de cartes qu’ils pourront piocher pour le tour suivant. Ils peuvent même se reposer (ne pas chasser) pour récupérer 3 chasseurs à la manche suivante. Choisir quand investir avec ses chasseur pour obtenir exactement ce dont on a besoin est crucial dans le jeu car il s’agit d’une course et il faudra être plus efficace que les autres. La quantité de chasseurs envoyés déterminant également l’initiative, la question de « est ce que j’en envoie que le minimum pour être sûr de récupérer ce que je veux ? » est souvent à l’esprit des joueurs. Dans une partie, on peut décider de s’adapter à la situation ou de partir sur une stratégie globale à mener avec ses chasseurs. On peut gagner en ayant beaucoup de blessures et on peut gagner en jouant la sécurité.

(que choisir... all in sur le Légendaire ou en garder sous le pied?)

Une fois le choix des chasseurs effectué, il faut déterminer leur usage, et là aussi, nous voulions donner du choix aux joueurs : envoyer tous ces chasseurs sur une seule grosse proie, créer plusieurs groupes pour récupérer plusieurs tuiles, envoyer les chasseurs au casse-pipe pour récupérer davantage de tuiles (en étant blessé, ce qui affaiblit le tour suivant). Là aussi, les joueurs peuvent partir sur des tactiques différentes sur la manche ou sur la partie. Bien sûr, ils ne jouent pas seuls, et s’ils n’ont pas l’initiative, leurs plans pourront être contrés …

( partir sur 2 proies différentes en se blessant deux fois : pas cher sur le moment, mais pas de cartes au prochain tour...)

Une fois les tuiles récupérées, il faut les placer. Là deux choix se présentent aux joueurs, Jouer sur les objectifs permanents que l’on peut réaliser plusieurs fois (ligne, colonne, animal légendaire). Ou Jouer sur les cartes objectifs qui sont des courses. Le fait d’avoir créé ces objectifs intermédiaires donnent du choix aux joueurs. Par quoi ils commencent? Comment ils combinent les objectifs des cartes entre eux et avec ceux du plateau? Comment ils bénéficient des bonus des plateaux sans perdre de temps (alors qu’ils sont placés exprès pour en faire perdre…)? La construction de sa grotte est déterminante, parce qu’à nombre de tuiles animaux récupérées équivalent, on peut faire des choses très différentes avec celle-ci.

(...sauf si en plaçant les tuiles, on couvre une main et du coup, on récupère une carte et au passage on fait un objectif avant les autres parce qu'on s'est dépêché. #rentable)

De plus, l’imbrication forte des différents systèmes du jeu force les joueurs à tenter de prendre en compte ces trois aspects simultanément, ce qui est un challenge, surtout face à d’autres joueurs. Les joueurs les plus expérimentés pourront anticiper davantage et tenter différentes stratégies au cours de leur partie : rush blessures, mass légendaires, full plateau, etc… Et les autres pourront aussi découvrir une belle courbe d’apprentissage. Le jeu paraît gentil de prime abord grâce à Camille mais rapidement ils découvriront que le jeu est très interactif et une optimisation au cordeau est indispensable pour gagner, et, on l’espère, ils iront explorer toutes ces pistes pour l’atteindre.

[Alex : Avec Benoit, nous avons fait de très, très nombreuses parties de Préhistories. Et après presque deux ans à travailler dessus, j’éprouve toujours un grand plaisir à y jouer. Je pense que ce plaisir vient des différentes stratégies qu’on peut avoir même sans changer les objectifs : il faut voir quels objectifs sont disponibles, ceux que poursuivent les autres joueurs : soit pour les faire plus vite qu’eux, soit pour faire des objectifs différents en ayant moins de chance de se faire piquer le bonus sous le nez, voir quels objectifs se combinent bien entre eux. Et surtout, il faut s’adapter à ce que font les autres, mais nous y reviendrons.]

4/ Replayability - la rejouabilité.

La rejouabilité est un critère majeur pour beaucoup d’éditeurs et de joueurs. Elle pose la question de la manière dont les joueurs peuvent appréhender le jeu de manière différente, sans que celui-ci ne donne l’impression de répétition. C’est un critère plutôt subjectif et qui peut être traité de manière très différente (la rejouabilité des échecs n’est pas la même que celle de Magic the Gathering, même si elle est présente dans les deux cas). De notre côté, on s’est posé la question de savoir si, entre deux parties, les choses seraient différentes, intrinsèquement.

Dans notre prototype initial à 2 systèmes, la rejouabilité venait de l’aléatoire de la pioche de cartes chasseurs et de tuiles animaux, qui obligeaient les joueurs à s’adapter à l’adéquation entre leur main et la présence des animaux sur le plateau. Elle venait aussi de la manière dont les joueurs disposaient leurs tuiles dans la grotte et l’agencement qu’ils souhaitaient produire. Elle venait également des décisions stratégiques (cf point 3) que les joueurs pouvaient avoir sur la manière dont ils géraient leur main de cartes ou l’arrivée des nouvelles tuiles (rush, blessure, temporisation,…). Elle venait enfin de la manière dont les autres joueurs se comportaient face à la gestion de l’initiative et donc de la disponibilité des tuiles à l’instant où le joueur pouvait jouer ses cartes.

Et déjà, il nous semblait qu’il y avait matière à enchainer les parties sans trop de souci. Mais lorsque l’on a rajouté le 3e système avec les objectifs, cette rejouabilité intrinsèque s’est vu démultipliée par la variété des objectifs proposés à chaque partie. Pour permettre aux joueurs d’avoir des stratégies à long terme, on s’est d’abord retrouvés avec une quantité très importante d’objectifs à chaque partie (9), présent à toutes les parties. Cela permettait d’orienter sa partie de multiples manières, augmentant la courbe stratégique tout en améliorant la rejouabilité. Mais cela entraînait des soucis de lecture initiale pour les premières parties, il y avait beaucoup d’objectifs à comprendre et à retenir.

Pour y remédier, nous avons mis en place un double système d’objectifs permanents et temporaires. En donnant un axe stratégique permanent (faire des colonnes ou des lignes dans sa grotte, y peindre des animaux légendaires) qui rapporte peu mais tout le temps, on donnait un point de repère fort aux joueurs avec suffisamment de choix pour que les joueurs puissent fonctionner sur des axes différents. Et en mettant en place un système d’objectifs variables de parties en parties, avec une course sur ces objectifs, on ajoute une rejouabilité externe au jeu qui permet aux joueurs de ne pas avoir les mêmes enjeux et les mêmes questionnements à chaque fois (même si déjà ils pouvaient y répondre différemment). Ces objectifs jouant sur la nature des animaux, la quantité des tuiles, le placement de celle-ci par rapport aux autres ou à la grotte elle-mêmes, les joueurs se retrouvent avec des questionnements touchant les 3 systèmes de jeux (quels objectifs ? que font les autres joueurs ? puis-je le faire avant eux ? quelles cartes jouer ? Quelles tuiles viser ? Où dans la grotte?).

En cumulant rejouabilité intrinsèque et rejouabilité externe, on arrive, il nous semble, à un jeu familial où les parties ne se ressembleront pas et où les joueurs pourront explorer les chemins stratégiques pendant de nombreuses parties.

[ Alex : Une petite anecdote : lors du festival de Vichy, nous présentions le jeu aux boutiques, joueurs et « critiques ». J’ai joué une trentaine de parties sur deux jours. Sans faire attention, toutes les premières parties ont été jouées avec les mêmes objectifs. Je tentais des stratégies différentes, le nombre de joueurs variait d’une partie à l’autre, bref tout allait bien. Benoit arrive et me dit : « Hé Alex, tu pourrais changer d’objectifs un peu ! ». On lance la partie suivante avec 5 nouveaux objectifs et je me souviens clairement m’être dit : « oh mais ça change vraiment tout ! ». Finis mes petits automatismes, il me fallait tout revoir si je voulais battre Benoit et les autres joueurs à notre table.]

5/ Achievements : Le sentiment d’accomplissement est là aussi une notion subjective : est-ce que même si je perds, j’ai fait en tant que joueur quelque chose de satisfaisant lors de ma partie. Est-ce que le plaisir procuré par le jeu est suffisant pour avoir l’impression d’avoir accompli quelque chose à la fin de mes 30 minutes de jeu?

La cohérence thématique a ici une grande importance. Le fait de transcrire de manière cohérente des actions abstraites (jouer des cartes / prendre des tuiles / disposer des tuiles) en éléments narratifs permet aux joueurs de se projeter et d’avoir la sensation de chasser et de peindre plutôt que de simplement poser des valeurs pour prendre des formes. Ça donne une image mentale plus forte que pour un jeu abstrait. Préhistories permet ceci car les différents systèmes s’emboitent plutôt bien et donne cette cohérence narrative qui donne aux joueurs la sensation de peindre une grotte et non de jouer à un Tétris.

Mais l’assemblage mécanique est aussi là pour donner des moments « wahou », des moments forts dont les joueurs peuvent se souvenir et peuvent être fiers en cours de partie : faire un tapis de toutes ses cartes, poser un animal légendaire, préparer et réussir une grosse combinaison d’objectifs d’un coup permettant de poser 2, 3, 4 voire 5 totems à son tour (d’expérience, en poser 5 d’un coup, c’est vraiment une sacrée montée d’adrénaline…), remporter la partie sur l’initiative au dernier tour,…

La victoire finale étant toujours très agréable, il fallait également que les joueurs perdant la partie aient une sorte de compensation. Le fait de valider des objectifs en cours de partie, et donc d’avoir ce sentiment de progression par palier, permet de donner cette satisfaction aux joueurs. Même s’ils n’ont pas gagné, ils ont au moins accompli ceci ou cela :, être premier sur 2 objectifs, avoir peint 3 lignes faire une grosse zone de 10 mammouths… Ce n’est pas tout ou rien.

Enfin, un élément qui compte, c’est le regard du joueur à la fin de sa partie, quand il contemple ce qu’il a accompli. Et une des forces de Préhistories, c’est justement d’avoir cette magnifique grotte (merci Camille), différente de joueur en joueur, remplie mais pas trop, qui donne l’impression viscérale d’être allé au bout de l’expérience.

6/ Interaction : l’interaction est souvent un point de crispation pour les joueurs et les joueuses. Certains l’aiment forte, d’autres déclarent parfois que sans interaction directe, ce n’est pas un jeu. Ayant entendu (ou au moins écouté… ;-) ) les centaines de remarques concernant le manque d’interaction dans Welcome, il me tenait à cœur de faire un jeu avec davantage d’interaction. Non seulement le thème s’y prête particulièrement mais les systèmes que l’on a mis en place favorisent cette interaction. Par contre s’il y a bien quelque chose que je déteste dans un jeu, c’est l’interaction négative du genre « hé, tu passes ton tour » ou « hé, je te vole ça sans raison ». Et comme Alex était d’accord avec moi, à charge à nous de mettre en place un système d’interaction qui nous convienne autant à nous qu’aux joueurs dans le cadre de l’ancrage narratif.

Dans Préhistories, 2 des 3 systèmes de jeu se nourrissent d’une forte interaction. La chasse se fait avec une mise face cachée. On doit déjà essayer de déduire ce que veulent les autres pour pouvoir leur passer devant ou les empêcher de mener à bien leurs plans. Et le principe « plus on est gros plus on est lent » crée une forte tension : est ce que je pars sur beaucoup de chasseurs pour prendre les gros gibiers quelque soit l’ordre du tour ou bien est ce que je joue petit pour piquer les tuiles au nez des autres. Mais comme on peut jouer sur deux tableaux, l’interaction n’est pas punitive, d’autant que passer son tour (se reposer) permet de faire un grand coup au tour suivant et de perturber le flow des autres joueurs. C’est taquin mais pas trop.

De la même manière, le système d’objectifs est une prime au premier, qui peut déposer 2 jetons totems sur les cartes qu’ils valident. Mais les autres peuvent quand même faire ces objectifs (à un seul totem). La course aux objectifs est essentielle à la victoire et une grande partie de la tension se situe sur cette lutte impitoyable pour poser ce totem de plus qui peut faire toute la différence. Et une partie du sel du jeu vient de la gestion de l’initiative qui permet de souffler un objectif aux autres joueurs dans le même tour. Un grand sentiment de satisfaction chez l’un, un lot de consolation chez l’autre qui peut quand même poser un jeton totem.

Enfin, comme le jeu dans son ensemble est une course pour mettre fin à la partie, il va sans dire que la globalité du jeu est également interactive puisqu’on met différentes stratégies en place pour arriver à la ligne d’arrivée avant les autres.

Cette interaction et son dosage nous tenant fortement à cœur, c’est elle qui entraîne la seule adaptation en fonction du nombre de joueurs. A 2 et 3 joueurs on joue avec moins de tuiles animaux et moins de cartes objectifs qu’à 4 et 5 joueurs, pour conserver la même tension quelque soit le nombre de joueurs.

7/ Uniqueness : Enfin, la question ultime reste : en quoi ce jeu est-il unique ? Qu’est-ce qu’il apporte que les autres n’ont pas ? C’est une question à la fois pleine d’égo d’auteurs mais aussi fondamentale pour que le jeu trouve sa place dans le paysage ludique de plus en plus chargé. Pour David Turczi, un jeu n’a pas forcément besoin d’être unique, s’il répond de manière très satisfaisante aux 6 autres critères. Mais comme le dirait Eric Lang (auteur de succès comme Blood Rage, Arcadia Quest ou Chaos dans le vieux monde), si on n’est pas unique, on a intérêt à être sacrément bon !

A l’exception de quelques jeux concepts (comme The Mind), l’unicité d’un jeu repose souvent sur l’imbrication nouvelle de systèmes de jeu existants (la belote coopérative de The Crew venant à l’esprit) pour créer de nouvelles sensations de jeu. Ici, la particularité qu’on a souhaité donner au jeu est d’avoir un jeu de polyominos, de Tetris qui n’en donne pas les sensations habituelles. Un jeu où le thème est tellement fort que les joueurs prennent du plaisir à remplir leur grotte, sans se rendre compte des formes Tetris, notamment parce qu’on ne cherche pas à remplir la grotte totalement ou n’importe comment. Un jeu où l’intégration du thème narratif dans les systèmes de jeux rend la compréhension évidente dans sa mécanique et ses enjeux. Un jeu où l’interaction est forte sans être punitive. Un jeu où l’on découvre de nouvelles façons de jouer à chaque partie. Un jeu où l’on a l’impression de multiplier les petites victoires et les grands accomplissements jusqu’à la victoire finale. Un jeu où le rythme de la partie s’accélère au fur et à mesure que les joueurs peignent leur grotte. Un jeu sans temps mort où ne regarder que sa grotte mène à une défaite certaine. Un jeu accessible et profond, qui plaira à un public familial comme plus amateur. Notre jeu.

[Alex : Pour ma part, il me semble qu’il n’existe pas de jeu où les joueurs vont peindre leur grotte. J’aime beaucoup ce thème car il est à la fois ludique et lorsqu’on a fini la partie, on a le sentiment d’avoir accompli quelque chose. Et je suis d’accord avec Benoit, sur le fait qu’une des grande force de Préhistories est d’être très accessible, l’ancrage narratif étant très clair, de proposer de la profondeur stratégique dans une durée de partie ramassée, tout en étant interactif.]

Si nos élucubrations n’ont pas fini de vous convaincre, n’hésitez pas à prolonger l’expérience en regardant et lisant les critiques sur Préhistories pour vous faire votre propre avis… en attendant de se croiser dans la vallée préhistorique près de chez vous.

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