carnet d'auteurs : Prehistories

D’ici quelques jours arrive Prehistories (n’oubliez pas de regarder le trailer si vous ne savez pas ce que c’est encore), le prochain jeu de chez The Flying Games par Alex Emerit (Troll & Dragon, Booum!) et Benoit Turpin (Welcome to…), illustré par Camille Chaussy et ils ont quelques mots à vous dire… :

Bonjour à toutes et à tous,

Avec Benoit, il nous est venu l’idée de vous proposer un carnet d’auteurs un peu différent de ce qui se fait habituellement. Au lieu de vous présenter la genèse de jeu, nous avons eu envie de vous proposer une analyse plus approfondie de son fonctionnement et des choix que nous avons opérés pour aboutir au jeu final. Cette idée a surgi lors de l’écoute de l’excellent podcast américain « Ludology », animé par Emma Larkins et Gil Hova (épisode 234). Dans cet épisode, les deux animateurs interrogent le survolté David Turczi sur son processus créatif (il est l’auteur de jeux comme Kitchen Rush, Dice Settlers, Anachrony, Tekehenu ou encore Rome and Roll). Et à la moitié de cette interview David y présente une grille d’analyse de ses jeux en 7 angles précis. Nous l’avons trouvé particulièrement intéressante car elle est à la fois pas trop longue, assez détaillée et permet une analyse plus précise que les classiques « thèmes, mécaniques, expérience des joueurs et matériel ».

Ce carnet d’auteurs se fera en 3 parties. Chaque partie reprendra 2 ou 3 points de la grille d’analyse de David Turczi.

Rentrons dans le vif du sujet avec les deux premiers angles d’analyse sur Prehistories : l’ancrage narratif et l’élégance.

1 / « narrative Intégration (en VO) », que l’on pourrait traduire par l’ancrage narratif : C’est un peu différent du thème. Quelle est l’histoire que raconte le jeu, qu’est-ce que le joueur fait dans le jeu, quelle est sa place ?

L’ancrage narratif de Prehistories n’a pas changé depuis le début. C’est d’ailleurs le point de départ de notre création, on dirait aujourd’hui le « pitch » du jeu. Dans Prehistories, vous jouez un clan de femmes et d’hommes préhistoriques. Vous envoyez vos chasseurs dans la vallée pour récupérer du gibier. Lorsque vos chasseurs rentrent, vous peignez leurs exploits dans la grotte. Et vous essayez de peindre pour répondre au mieux aux demandes des esprits anciens.

Cet ancrage vient d’un premier jeu créé par Benoit, appelé Nomades, jeu qui a gagné le concours de création de Boulogne en 2019. Je rencontre Benoit au off de Cannes en 2018, où il présente justement ce jeu. Et là c’est un coup de cœur ludique, pour Benoit et pour son jeu, dont je trouve qu’il a deux superbes idées mécaniques : un système de ficelles et de plots pour récupérer des ressources sur le plateau et une grotte que l’on va peindre avec des jetons animaux ronds (les ressources récupérées permettant de choisir les jetons animaux).

Benoit me dit que malgré ses qualités, les éditeurs n’arrivent pas à produire le jeu de manière à avoir un prix raisonnable. Il cherche donc à en faire une nouvelle version, qui rentrerait dans des canons plus standards d’édition. Je saute sur l’occasion et nous repartons de zéro à partir du même ancrage narratif. Nous voulons que les joueurs se sentent dans la peau de clans préhistoriques, en interaction pour chasser le gibier et en compétition lorsqu’ils peignent leur grotte.

[Benoit : ce proto a eu une longue vie éditoriale et malgré toute l’affection que je lui porte, les écueils étaient trop importants pour l’édition. La rencontre avec Alex, tout juste auréolé de sa nomination à l’As d’Or, a été clairement un tournant pour moi. On s’est très bien entendu d’entrée et on a pu poser les choses immédiatement : comment faire pour garder le système de la grotte et l’esprit du jeu, en enlevant l’autre moitié du jeu, sans perdre au change. Vaste ambition…

Pour ce qui est de l’ancrage narratif, dès le début, pour nous, il était indispensable que les joueurs aient à la fois la sensation de chasse, de récupérer quelque chose au nez et à la barbe des autres joueurs; et la sensation de peindre leur grotte, de la remplir esthétiquement pour y transcrire les actions de la première phase. L’intégration narrative a été le moteur initial de notre réflexion]

2/ « Elegance (en VO), que l’on traduira ici très difficilement par Elégance » : C’est le ratio entre le nombre de systèmes dans le jeu / complexité et le temps de jeu. Comment fonctionne chaque système, comment ils interagissent et comment ils se répondent entre eux.

Note aux lectrices et aux lecteurs : accrochez-vous, c’est le point le plus long. On a mis nos 4 mains dans le moteur, avec un scalpel !

Nous avions donc notre ancrage, nous voulions maintenant faire un jeu familial, pour des parties autour de 30 mn. Nous sommes partis sur une mécanique qui s’articulait autour de deux systèmes liés à notre ancrage narratif.

Un premier prototype à deux systèmes :

Pour le premier système : nous voulions que les joueurs puissent récupérer les jetons animaux (ronds dans cette première version comme ceux de Nomades) tout en étant en forte interaction, pour retranscrire la sensation de chasse. Pour « gagner » du temps de jeu, nous voulions que cette phase se joue en simultané. Nous avions choisi des lancers de dés frénétiques (les dés représentants les chasseurs du clan). Chaque joueur commençait avec 3 dés et essayait de réaliser dans un temps limité (15 secondes) des combinaisons pour placer ses dés sur des zones de chasse lui permettant soit de récupérer un jeton animal soit de récupérer un nouveau chasseur (dé). Une fois une combinaison placée sur une zone de chasse, un autre joueur pouvait prendre votre place s’il arrivait à faire la même combinaison, mais avec des valeurs de dés moins forte. Thématiquement, les petits chasseurs allaient plus vite et donc chassaient en premier. Mais ils prenaient alors le risque d’être blessés. En effet, une fois la chasse terminée, on lançait un dé pour connaître la force des animaux sauvages. Si vos chasseurs avaient une force plus petite ou égale, ils étaient blessés et ne chassaient pas au prochain tour.

[Benoit : Alex oublie le prototype « zéro » où il n’y avait pas ce système de rapidité. Il avait deux défauts, le premier c’est qu’il ne retranscrivait pas la pression de la chasse car il était trop « plan-plan » et le second c’est que c’était extrêmement proche d’un jeu qui sortait en KS à ce moment là, sans qu’on le sache (merci Alexis pour l’info. Comme quoi, les idées peuvent apparaitre un peu partout en même temps)]

Le second système était identique à Nomades. Les jetons animaux récupérés (ronds) étaient placés dans une grotte aux bords surélevés. Le joueur poussait son jeton de droite à gauche. Le gagnant était celui qui peignait sa grotte en entier, c’est-à-dire dès qu’un pion animal dépassait du côté droit de la grotte.

Les premiers tests nous ont montré qu’il y avait un déséquilibre entre les deux systèmes, le second n’offrant pas la même richesse de choix que le premier. Nous avons donc décidé de modifier la construction de la grotte, d’autant plus que certains éditeurs s’intéressaient à l’édition de Nomades et cela nous permettait de nous en éloigner. Nous sommes alors partis sur un système de grotte personnelle que chaque joueur va peindre avec des polyominos.

[Benoit : le décalage entre la mécanique de la grotte initiale et le nouveau système de première phase nous est apparu rapidement (un système de jeu, ça se transpose pas comme ça...), mais cette grotte avait l’avantage de fonctionner, ce qui nous a permis de concentrer notre énergie sur un problème à la fois, avant de s’y attaquer frontalement. Ça nous a évité un effet domino qui peut être parfois difficile à gérer lors du développement d’un proto]

Deuxième prototype : l’arrivée des polyominos et un passage à 3 systèmes :

Encore un jeu avec des polyominos ! Et oui, les polyominos, vous savez, ces jetons formés de 1 à 4 carrés unitaires et popularisés par le Tétris. S’ils sont si justement populaires, c’est qu’il y a une raison : c’est un outil très ludique pour les auteurs de jeu et ils répondent à au moins deux attentes des joueurs : la satisfaction de remplir un espace (ici avec des tuiles) et la satisfaction de résoudre un puzzle en plaçant les tuiles les unes par rapport aux autres.

Nos polyominos ont le même animal sur chaque carré unitaire. Sauf le carré de 4 qui a un dessin d’animal légendaire qui recouvre l’ensemble de la tuile.

Pour rendre le challenge de la peinture de leur grotte par les joueurs plus intéressant, nous avons créé des petites contraintes :

- des peintures pré-existantes (animal totem du clan et chasseur), en relief, qui empêchent de poser les tuiles animal comme on veut,

- les polyominos ont deux faces différentes et lorsqu’on les pose les animaux doivent avoir les pattes en bas. Cela renforce aussi le thème et à la fin de la partie, chaque joueur a une jolie grotte à regarder.

- des bonus à aller chercher : des traces de mains, laissées par d’anciens clans à recouvrir pour gagner des chasseurs. En plus, au lieu d’avoir uniquement des animaux dans la grotte, on avait des peintures de mains, de chasseurs … ce qui correspond à ce qu’on a dans notre imaginaire collectif comme peintures dans une grotte préhistorique.

[Benoit : la raison fondamentale du passage au polyominos, en dehors de tous les aspects ci-dessus, c’était de renforcer l’Elégance du jeu. L’évolution du prototype avait créé une dissonance entre les deux systèmes et le résultat c’est que les joueurs ne voyaient plus le lien entre les deux, ce qui avait pour conséquence fatale, la perte d’intérêt des joueurs pour la première phase puisqu’elle n’influençait pas assez la seconde. Quel que soit le choix fait en 1ere phase, le résultat était similaire en 2e phase. Le passage à la nouvelle grotte nous a permis de renforcer à la fois l’ancrage narratif et l’élégance du jeu puisque les deux systèmes s’imbriquaient davantage. Mais pour aller au bout du processus, il nous a fallu introduire un troisième système.]

C’est à ce moment que nous avons été amené à créer un troisième système : des objectifs à remplir. Car en changeant de système de peinture de grotte, nous avions perdu notre condition de fin de partie (avant, gagnait le joueur qui arrivait en premier à faire sortir un jeton de sa grotte). Dès le début, Benoit ne voulait pas d’objectifs rapportant des points de victoire, cela aurait éloigné les joueurs de la fiction du jeu. Il m’a donc proposé que, selon leur difficulté, les objectifs permettent au joueur de placer un ou plusieurs de ses jetons totem (chaque clan démarrant désormais avec 8 jetons, reprenant l’animal totem du clan, le même que l’on retrouve dans la grotte). De plus le premier joueur qui parviendrait à poser tous ses jetons totems gagnerait la partie. Ce système a plusieurs avantages : il est très simple à comprendre, il n’y a pas de comptage des points en fin de partie et il créé une tension intrinsèque dans le jeu car il met en place une course entre les joueurs. Et pour augmenter la tension dans la course, nous avons ajouté un bonus : le joueur qui réalise en premier un objectif pose un jeton totem supplémentaire.

Encore mieux, nous nous sommes rendus compte que le système de placement des polyominos dans la grotte et le système d’objectifs résonnaient bien entre eux. Lorsqu’un joueur peint sa grotte, il doit analyser à chaque partie quels objectifs sont disponibles. Comment ses objectifs se combinent plus ou moins bien entre eux ? Mais ils répondent aussi bien au premier système, celui de la chasse. Quels objectifs visent les autres joueurs, puis-je les faire avant eux et ainsi avoir le bonus, puis-je empêcher un joueur de prendre un jeton animal qui lui permettrait de réaliser un objectif ?

[Benoit : et c’est là où on s’est rendu compte que notre prototype était abouti, car chaque système entrait en résonance avec les autres, et les actions des joueurs avaient ainsi toujours du sens. Il était temps de passer à la suite…]

Nous avons donc repris nos tests avec ce nouveau cœur mécanique en 3 systèmes. Rapidement, les retours des joueurs étaient très bons, nous pouvions commencer à montrer Prehistories à quelques éditeurs pour avoir de premiers avis. Nous le présentons lors du festival de Cannes 2019. Les retours sont très encourageants : le jeu est vraiment sympa. Mais les éditeurs sont unanimes, un système avec des lancers de dés frénétiques dans un jeu de stratégie, même si il fonctionne bien c’est clivant pour les joueurs et ce n’est pas vendeur (les quelques jeux qui ont essayé s’y sont cassés les dents). Lors de ce Cannes, nous le présentons à David de The Flying Games qui nous dit : « si vous me changer ce système, je vous signe le jeu ». Bien, la direction était claire.

Troisième prototype : Adieu les lancers de dés frénétiques … et version finale.

Nous repartons donc à notre table de travail. Nous savons que nous voulons garder les côtés simultané et interactif du système de lancés de dés. Et nous voulons garder la mécanique de choix pour le joueur où s’ils envoient des petits chasseurs ils seront plus rapides (et il choisira son polyomino animal en premier) mais au risque d’être blessé. Et s’il envoie ses chasseurs les plus costauds il pourra récupérer de plus grands polyominos, s’il en reste ...

Mais dans la version avec les dés, la prise de risque d’envoyer ses petits chasseurs reposaient sur une manipulation supplémentaire, nous étions obligé de lancer un dé après la chasse pour voir quelle était la force des animaux. C’était fun, car les chasseurs rapides n’étaient pas forcément blessés alors que parfois les gros étaient blessés malgré tout. Mais ça apportait du hasard, de la manipulation et du temps de jeu en plus et des oublis (les chasseurs blessés allaient sur une tuile particulière et il fallait penser à les récupérer un tour plus tard).

Nous remplaçons les dés par des cartes. Pour garder le côté simultané et la tension entre les joueurs nous avons créé un système de mise face cachée, simultanée, de cartes représentants les chasseurs de son clan. Chaque joueur commence la partie avec les mêmes cartes chasseurs, seulement il en tire 3 au hasard pour constituer sa main de départ. Son choix est identique au système avec les dés : est-ce que je mise des petites cartes pour chasser en premier, l’initiative étant donné au joueur ayant misé le plus faible total de force sur ses cartes chasseurs ? Ou est-ce que je mise de plus grosses cartes, mais alors un joueur aura peut-être pris la tuile animal qui m’intéresse ? Avec ce système, les joueurs se rendent vite compte que les petits chasseurs sont au moins aussi importants que les chasseurs les plus costauds. L’initiative permet de chasser en premier, mais elle agit aussi sur les deux autres systèmes : elle permet de peindre sa grotte et de remplir un objectif en premier. Ainsi un bonus sur un objectif ou même la victoire peut se jouer sur cette initiative, renforçant la tension entre les joueurs.

[Benoit : l’important pour nous était de garder la cohérence du système de la première phase. C’est pourquoi il était indispensable que ce système soit « rapide », à la fois pour évoquer la chasse, et pour mettre en place cette tension nécessaire au déclenchement des phases suivantes. D’où la transition d’un système en temps réel à un système en simultané, qui nous permet de garder l’axe principal tout en apportant de la subtilité supplémentaire.]

Autre point, les valeurs pour savoir si un chasseur est blessé ou non sont maintenant indiquées, sur un plateau central, directement à côté du polyomino que le joueur souhaite récupérer. Plus le polyonimo est grand, plus le total à atteindre pour ne pas être blessé est grand. Cela créé une deuxième tension dans le choix de mise : est-ce que je veux une tuile plus grosse, mais alors je serai blessé ? Enfin, nous introduisons une troisième tension dans le choix du joueur. Il a maintenant la possibilité de séparer ses chasseurs misés. Est-ce que je sépare mon groupe de chasseurs en 2 voir en 3 pour récupérer 2 ou 3 tuiles animal ? mais alors j’aurais peut-être une, deux voire trois blessures ?

Les blessures sont symbolisées par le nombre de cartes chasseurs que je pourrais piocher à la fin de mon tour (nous avons expérimentés d’autres mécaniques, mais ce carnet est déjà long !). Plus je suis blessé, moins je pioche de cartes. Cette mécanique de blessure apporte une quatrième tension dans le choix des joueurs : si je n’ai pas de blessure, j’aurais plus de choix au prochain tour, mais peut-être qu’un joueur qui aura pris une plus grosse tuile atteindra un objectif avant moi. Elle apporte aussi une mécanique de rattrapage, qui s’est avérée très satisfaisante pour les joueurs : si l’on me prend le polyomino que je visais, je ne chasse pas mais j’aurais 3 cartes en dédommagement. Et vu qu’on récupère également les cartes qu’on a misées et qui n’ont pas servi à chasser, ça peut faire beaucoup de cartes pour le tour suivant.

Voilà donc comment ont été créés, en 12 mois environ, les 3 systèmes qui composent le cœur de Prehistories. Chaque système a été travaillé pour être le plus simple possible d’accès aux joueurs et le plus intuitif. Notre travail a consisté à ce que chaque système propose des choix signifiants et créé de la tension entre les joueurs, et à ce que chaque système interagisse avec les deux autres.

Le plus gros morceau est passé et les deux prochains points abordés dans le second carnet d’auteurs seront : la courbe stratégique et la rejouabilité. Alors, à la semaine prochaine !

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Excellent! Merci pour le partage de vos réflexions!

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