30 CARATS, journal d'un créateur

[30 Carats][Bruxelles 1893]


Ce texte a été rédigé par l’auteur du jeu.


5 années se sont écoulées avant que mon jeu n’arrive dans votre boutique préférée. Mais que s’est-il donc passé entre temps? Retour sur une belle aventure, riche de rencontres, de tensions et de joies.

Lundi 15 septembre 2008, Lehman Brothers vient tout juste d’annoncer sa faillite, en pleine nuit. Les marchés vont ouvrir dans une vingtaine de minutes, je me presse pour rejoindre la salle de marchés de la banque. Nos produits financiers complexes pourraient nous jouer de vilains tours ce matin, et se révéler bien plus toxiques que prévu. 8h45 : l’excitation de la salle est palpable, les téléphones retentissent sans interruption, les traders affutent leurs pricers et vérifient nerveusement leurs Bloombergs. Les carnassiers rodent et motivent leurs troupes. Le dépeçage des restes de Lehman Brothers va pouvoir commencer. 8h59: Une minute passe… Les marchés financiers amorcent une chute vertigineuse. La volatilité explose. Des milliards partent instantanément en fumée. Je reste dubitatif. Les banques connaissent-elles vraiment la valeur des actifs qu’elles achètent? Pis encore, savent-elles véritablement évaluer les produits dont elles irriguent le monde ? Si les investisseurs perdent confiance dans la valeur des produits qu’ils s’échangent, tout le système risque de s’écrouler comme un vulgaire château de cartes virtuel.

Une idée me vient : pourquoi ne pas créer un jeu d’enchère basé sur des produits financiers de valeurs inconnues ? Les joueurs incarneraient des traders et n’auraient, au départ, qu’une bribe d’information et un peu d’argent. Les produits pourraient être très juteux ou, inversement, extrêmement toxiques. L’information se diffuserait par rumeur et analyse de la psychologie des adversaires, éléments propices au bluff et aux comportements moutonniers. Il y aurait une banque centrale, qui injecterait de la liquidité dans le marché et auprès de laquelle il serait possible se délester de ses actifs toxiques.

Cela fait maintenant quelques années que je crée des jeux de société, tous au stade de prototypes dans le placard, et mon intuition me laisse penser qu’il s’agit d’un bon concept. De retour à la maison, je me lance dans le découpage de jetons en carton et appelle quelques amis pour un apéro-test de « Jack Le Trader », 1er petit nom du jeu (une récente étude a souligné les similitudes entre traders et psychopathes, d’où ce titre). Aucune règle à ce stade, je veux simplement sentir les sensations de la mécanique centrale… A ma plus grande surprise, le principe d’échange fonctionne bien et le bluff s’installe rapidement. Les copains apprécient, les tests se multiplient, il faut persévérer. Je m’aperçois rapidement que le concept d’échange de produits financiers n’est pas très aguicheur. Qu’à cela ne tienne, pour améliorer le marketing et faire plaisir à la gente féminine, je décide de transformer les actifs toxiques en diamants. Les copines sont ravies. Le jeu s’appelle désormais « Les Diamantaires » ! Nous sommes mi-2009.

Mon premier prototype est un tantinet volumineux. Et pour cause, je me suis acheté des dalles de carrelage colorées chez Castorama, dont j’ai soigneusement découpé les carrés ! C’est beau, agréable au toucher… mais cela pèse 6 kilos. Il semble donc préférable que les parties tests se déroulent à la maison. Gros budget apéro-pizzas à prévoir ! Bien entendu je me déplace tout de même chez quelques professionnels incontournables pour recevoir leurs premières impressions. Je fais notamment 2-3 parties chez OYA, au cours desquelles je bénéficie - en plus d’un accueil chaleureux – d’appréciables conseils.

Un prototype dans la valise, je participe au Concours de Boulogne-Billancourt 2010. Ma création passe le stade des sélections sur règles, je suis ravi. Mieux encore, Les Diamantaires se classe 22e sur 198. Je comprends désormais qu’il possède un véritable potentiel. Avec les précieuses suggestions du Jury, je m’évertue à en améliorer encore et toujours les règles. Néanmoins les tests sont de plus en plus espacés, tant il est difficile de garder les copains motivés. L’élan de la création faiblit de mois en mois. L’édition est encore une chimère. Le prototype reste dans le placard près de 6 mois.

Un soir d’été 2011, au gré de mes déambulations sur internet, j’apprends que la petite ville d’Ugine en Savoie organise un concours de création. Et si je retentais ma chance ?

Décembre 2011, les résultats sont au-delà de mes espérances. Les Diamantaires y remportent le 1er Prix. Je repars avec un trophée doré sculpté à l’opinel (le fameux Charvin d’Or), une bouteille de vin de Savoie, un reblochon et un optimisme décuplé. Dans le milieu ludique, les festivals sont l’outil idéal pour essayer de se distinguer, rencontrer des gens sympas (entre autre Annick Lobet, Laurent Verrier, Alain Ollier et Hervé Rigal), tout en améliorant son jeu auprès d’un public exigeant.

Quelques éditeurs me contactent. C’est tentant, d’autant que la publication d’un premier jeu est une quête du Graal en soit… Mais je décline leurs propositions, réticent à lâcher mon bébé et souhaitant encore le peaufiner. Malgré la tentation, je ne veux pas me précipiter avant d’être certain de la qualité intrinsèque de mon jeu.

Février 2012, direction le Festival de Cannes et ses légendaires off où, vers 2h du matin et 3 bières, j’obtiens d’inestimables améliorations auprès de joueurs chevronnés.

Mars 2012, après des mois et des mois de travail, Les Diamantaires est désormais poli comme une pierre précieuse. Sa règle tient sur 2 pages et s’apprend en moins de 5 minutes, le matériel a été optimisé:

- à la place du carrelage, j’ai maintenant de jolis jetons de caddies que j’ai commandés en grande quantité en Chine pour me fabriquer plusieurs dizaines de prototypes,

- je passe de 6 diamants au départ à 5 seulement + 5 pépites d’or quelque soit le nombre de joueurs à table. Cela facilite la mise en place et économise du matériel.

- je passe de 4 tours à 3 seulement de manière à optimiser la rejouabilité et écourter les parties. Il faut mieux 2 parties de 30 minutes qu’une seule d’1 heure. La possibilité d’enchainer les parties est primordiale pour le succès d’un jeu familial.

- j’introduis une variante à 3 joueurs.

- je peaufine les 18 cartes “transactions” et introduit le principe d’enchères simultanées ou successives pour de nouvelles sensations de jeu…

Ca y est, je suis fin prêt pour Europa Ludi, le plus grand concours d’Europe cette année avec la fusion de Boulogne et de Granollers. Le processus de sélection prend plusieurs mois.

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En parallèle, j’entame de sérieuses discussions avec Arnaud Pierru, le géant des jeux de sociétés (presque 2m05). L’équipe de Grosso Modo est très sympa, ouverte, disponible, pas loin de chez moi. Bref tout pour plaire !

Septembre 2012, direction Granollers pour la finale d’Europa Ludi. Nous sommes accueilli comme les Princes de Barcelone par Oriol et son équipe. Je fais connaissance d’Etienne Espreman autour d’une Cervezza locale. Il est venu avec son prototype de Bruxelles 1893, un futur hit. Le midi, c’est paella et sangria à volonté, nous sommes gâtés. Et au contraire d’autres festivals, ici les auteurs ne doivent pas faire tourner leurs jeux auprès du public. Ce week-end c’est donc temps libre, farniente et machos juegos. Pour couronner l’année en beauté, je me retrouve sur le podium aux côtés d’Etienne et David Gauthier. Le fondateur du mythique Spiel Des Jahres et président du Jury - Tom Werneck - m’accorde une belle dédicace, quel honneur!

De retour à Paris, les choses sérieuses commencent. J’ai décidé de travailler avec Grosso Modo. Avec le beau succès de mon prototype, je pensais que le plus dur était fait pour l’édition. Que nenni, ce n’est que le début de l’aventure ! Il faut tout retravailler de A à Z.

Vous pouvez découvrir “30 Carats” et son auteur dans 2 Tric Trac Tv.

► L’explication en 14 minutes et 21 secondes, c’est par ici !

► La partie en 42 minutes et 12 secondes, c’est par là !

Petit focus sur l’année 2013:

1er chantier, le titre et la thématique du jeu : Nous optons pour le nom 30 Carats, facilement indexable dans Google et compréhensible dans de nombreuses langues sans besoin de traduction. Cela facilitera la distribution internationale. Nous passons d’une thématique « diamantaires » à celle des « aventuriers » dans la jungle, plus familiale et moins geek.

2e chantier, l’illustration et le distributeur : Grosso Modo mène les négociations tambours battants. Blackrock semble idéal. Ils sont efficaces, possèdent un beau réseau de boutiques, et travaillent avec un illustrateur talentueux – Tony Rochon.

3e chantier, la fabrication : Jetons de poker ou diamants plastiques ? Carton ou kubenbois ? Nombre de cartes et de versions ? Délais et coûts ? Made in France or somewhere else ? Paiement en EUR ou USD ? Tirage français ou multilingues ? Un univers bien secret… qui le restera.

4e chantier, les concours, toujours les concours. Pendant le processus de fabrication, il faut quand même continuer à pousser le jeu, pour faciliter son implantation future auprès du public. Début 2013, 30 Carats participe donc à la première édition de la Fête du Jeu à Martigny, en Suisse. Après plusieurs semaines de tests et de délibérés, mon jeu remporte son 3e trophée en 2 ans. C’est une belle récompense qui met du baume au coeur de l’équipe. En juin 2013, malgré la tempête, un beau prototype est en démonstration à Paris Est Ludique, puis aux Damiers de l’Opéra. Tous les retours sont positifs, la mayonnaise commence à prendre…

5e chantier, la communication : Avec 800 jeux publiés chaque année, il n’est pas évident de se distinguer parmi toutes ces belles créations ludiques. Pas question de se payer des pages de pubs, des spots publicitaires, des catalogues ou de quelconques sponsors, nous n’en avons pas les moyens. Alors pourquoi ne pas tenter de surfer sur le 5e anniversaire de la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2013 ? Après tout, les mécanismes du jeu sont totalement inspirés de réalités constatées sur les marchés financiers, et les journalistes seront sûrement contents de traiter cette malheureuse actualité sous un angle décalé. Grosso Modo active tous les réseaux à sa disposition, je m’active en parallèle. Comme prévu, beaucoup sont intéressés, de l’Expansion à 20 minutes, en passant par Jérome Kerviel sur Paris Première et quelques revues financières. La cargaison de jeux arrive juste à temps pour le lancement. La version officielle de 30 Carats est présentée en exclusivité au CNJ le 21 septembre 2013, lors de la remise des prix du nouveau concours.

Octobre 2013 est entièrement dédié à la communication, avec en ligne de mire ma 1ere TricTracTV et mon 1er Essen ! Arnaud, Alexandre et Guillaume continuent d’abattre un travail monumental, on en dort presque plus… et on se prend tous à rêver d’un grand succès avec 30 Carats dans la hotte du Père Noël.

Voilà, vous savez presque tout. Passez de joyeuses fêtes ludiques !

Fabien

7 « J'aime »

quelle aventure !

j'adore ce jeu, il est assez unique en terme de sensation.

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Merci d'avoir pris du temps pour raconter votre périple. C'est toujours sympas lorsqu'un auteur prend du temps pour nous fait vivre son cheminement.

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Un des jeux qui me fait le plus regretter de ne pas avoir un grand cercle de joueurs.

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Merci BriefAeon de ce mot gentil. J'espère avoir l'occasion de partager une partie avec toi un soir sur un festival. Si à l'occasion tu pouvais poster un avis sur la fiche TT ce serait super sympa et aiderait à faire connaître ce petit jeu tout beau tout neuf!

a+ Fabien, l'auteur de 30 Carats

J'avais déjà eu plaisir à t'écouter raconter cette aventure à Ugine. Plaisir prolongé à la lecture de ce journal.

Merci de partager cela ;-)

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Belle aventure et bravo pour la pugnacité et les trophées gagnés. Je te rejoins sur la difficulté de ne pas lasser les joueurs habitués et sur les periodes de creux dans le processus de creation. Par contre tu as l'avantage sur moi d'habiter Paris alors que moi j'etais dans un village de savoie donc moins de joueurs a proximité...

François Rouzé, auteur de ROOM 25

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