Interview Bruno Cathala et Christian Martinez

Cela ne m’étais encore jamais arrivée de faire une interview à deux voix. Il faut dire qu’à occasion exceptionnelle, moyens exceptionnels. Et Fourberies, comme toute bonne pièce de théâtre, ne pouvait se passer de ses deux acteurs principaux et laisser à l’arrière-plan l’un des deux metteurs en scène du jeu. Une interview qui mélange jeu, théâtre et découverte pour le plus grand plaisir des spectateurs. Une grande représentation offerte par nos deux convives.

Une question me brûle les lèvres : comment vous êtes-vous rencontrés et comment est née l’idée de Fourberies ?

Bruno : Alors déjà, ça fait deux questions TRÈS différentes… Commençons par le commencement. Nous nous sommes rencontrés en 2002, si mes souvenirs sont bons, à la boutique Jeux Descartes de Lyon. J’avais rendez-vous avec le directeur de collection de Jeux Descartes pour signer mon premier contrat (Sans Foi Ni Loi). Et à l’occasion de son passage dans la région, il avait organisé une sorte de rencontre avec des auteurs amateurs du coin, au cas où il y aurait des prototypes intéressants. Et Christian était là, avec un super petit jeu format 110 cartes sur les Tontons Flingueurs. On a sympathisé. Et avec Thierry Gislette (le patron du magasin lui aussi auteur de quelques prototypes), Serge Laget, Bruno Faidutti et Stéphane Ubeda (un autre auteur en herbe venu présenter son travail), on a alors décidé de se réunir de temps à autres, pour jouer les prototypes des uns et des autres. Bref une amitié est née et elle ne date pas d’hier.

Christian : Oui, c'était peut-être même en 2000 ou 2001... En tout cas c'est grâce à Thierry Gislette, c'est sûr. Pour l'idée de Fourberies... C'est pas simple... J'avais depuis très longtemps, disons le milieu des années 90, l'envie de faire un jeu sur le théâtre. Juste une envie, un truc un peu diffus... Ensuite il y a eu avec Bruno l'envie de faire un jeu ensemble. Et on en a fait, plusieurs même, mais rien de complet : des bouts par-ci, des bouts par-là... Il y a quelques années on a même fait un proto d'un jeu où il fallait monter une pièce de théâtre, mais finalement le résultat ne nous plaisait pas tant que ça... Et puis il y a environ 3 ans on a eu cette envie d'un jeu « à 2 états de fin » : le jeu finit de deux façons possibles, et les joueurs doivent s'aligner correctement pour gagner. Bon, on bosse là-dessus, là aussi plusieurs versions, et c'est Bruno qui a eu l'idée de coller ça avec le jeu sur le théâtre. Et là, au bout encore de, allez, 3 ou 4 versions bien différentes, ça a marché.

Savez-vous pourquoi Molière a changé de nom et est devenu Fourberies, de même qu’aux États-Unis il sera appelé Histrio ? D’ailleurs avez-vous un contrôle sur le nom d’un jeu, une fois entre les mains d’un éditeur ?

Bruno : Décidément, encore un multi-questionnaire ;-)

Notre prototype s’appelait Molière. Si le titre est très cohérent par rapport à la notion de troupe de théâtre itinérante, elle ne l’était plus totalement par rapport à l’univers animalier décalé que nous avions choisi, en hommage aux fables de La Fontaine et en clin d’œil à la BD “De Capes et de Crocs”. Dans l’imaginaire des gens, Molière fait forcément référence à un jeu basé sur la réalité de cette époque. Il fallait donc trouver autre chose et cela n’a pas été facile. Trouver un titre qui soit à la fois facile à retenir, international, thématiquement correct… un vrai challenge. Lorsque nous en sommes arrivés à “Histrio” (qui signifie comédien en latin), nous étions contents. Sauf que sur le marché français, les gens à qui on montrait le proto n’accrochaient pas du tout. Alors on en est venu à “Fourberies”, en clin d’œil aux Fourberies de Scapin, de Molière, mais aussi totalement raccord avec le côté taquin-facétieux du jeu lui-même. Un très bon titre à mon goût. Mais pour la francophonie. Et donc faute de mieux nous avons conservé “Histrio” à l’international.

Christian : Pas grand-chose à ajouter, de toute façon « Molière » était pour nous un titre de travail. Sinon le jeu fait référence à Molière mais également à Racine. Tiens, tu vois un jeu s'appeler « Racine » ? J'aime beaucoup « Fourberies » comme titre, je ne sais d'ailleurs pas exactement qui l'a trouvé, Erwan peut-être, ou Bruno. Cela dit j'aime beaucoup « Histrio » aussi, trouvé par Bruno, je trouve que ça a un côté un peu mystérieux...

Pourquoi avoir choisi le thème du théâtre ?

Christian : Au moment où cette première envie d'un jeu sur le théâtre est née j'étais tout simplement en plein dedans. Pendant environ 15 ans j'ai fait partie de la troupe de l'IREP Scène à Villeurbanne où j'ai pu jouer, improviser, écrire des pièces, mettre en scène, faire de la musique, des régies, plein de trucs. Il y a même eu du jeu sur scène, un concept de « spectacle en kit » à base de cartes et d'impro ! Bruno aussi a fait du théâtre, et c'est donc un sujet qui nous parlait et nous motivait tous les deux. Ce n'est pas le seul d'ailleurs, peut-être bientôt un jeu sur la musique ou la Bretagne ? Après, soyons clairs, Fourberies n'a pas la prétention de faire vivre la création d'un spectacle, nous proposons simplement une vision (très) décalée du théâtre itinérant de la Renaissance.

Je vous laisse découvrir le carnet d'illustrateur de Jérémie Fleury ici.

Êtes-vous plus thème ou mécanique comme point de départ d’une création ?

Bruno : Il y a trois points de départ possibles : le thème, la mécanique… mais aussi le matériel ! En ce qui me concerne, j’attache une grande importance à la cohérence de l’ensemble. Mais l’étincelle initiale, pour moi, c’est quasi du 50-50 entre thème et mécanique, avec de rares cas où c’est le matériel qui a conduit au jeu final.

En tout cas, quelle que soit l’étincelle initiale, je m’attache le plus souvent à tenter de faire les associations thème-mécanismes-matériel qui me semblent les plus adaptées.

Christian : Pour moi le point de départ n'a pas d'importance, ou du moins l'étincelle initiale peut se situer à n'importe quel niveau. Ce que j'estime important en revanche c'est l’identification d’une thématique forte et l'adéquation entre le thème et la mécanique de jeu. L'un et l'autre doivent se porter en s'enrichir mutuellement. Bon je dis un peu comme Bruno, là... Après j'aime bien qu'une partie raconte une histoire, donc j'attache beaucoup d'importance au traitement thématique, aussi bien le contexte et le sujet que les thèmes portés par le jeu.

Bruno, tu réalises beaucoup de tes jeux en coopération avec d’autres auteurs. Pourquoi cette envie de partage ?

Bruno : Premièrement, créer c’est douter. Et douter à deux c’est plus confortable que douter tout seul. Ensuite, si on fait un parallèle avec la littérature, il est coutumier de dire qu’un écrivain écrit le même livre toute sa vie, encore et encore. Et on peut sans doute observer des similitudes pour un auteur de jeu. Travailler à deux est un excellent moyen de se renouveler, d’explorer des terrains sur lesquels on ne se serait jamais aventuré seul. Il m’est donc très agréable, et sans doute très utile, d’alterner travail en duo et travail solo.

Un petit mot sur 7 Wonders Duel, Bruno : comment es-tu venu à travailler sur cette licence qui est un jeu inventé par Antoine Bauza au départ ?

Bruno : Tout simplement parce qu’il m’a demandé si ça m’intéresserait de travailler avec lui sur ce projet. J’adore 7 Wonders depuis le prototype, je suis admiratif du travail d’Antoine de façon générale, et on est amis dans la vie. Il n’y a pas eu d’hésitation pour dire un énorme OUI !

Christian, entre Expédition Altiplano et Fourberies, as-tu développé d’autres protos que nous pourrions voir bientôt ? D’ailleurs prévois-tu de faire d’autres jeux ?

Christian : Il se trouve que je travaille depuis environ huit ans dans un centre de formation où je suis en charge de pédagogie et où j'ai eu l'occasion de créer pas mal de jeux que nous utilisons en formation, mais ceux-ci sont à usage interne. Néanmoins deux d'entre eux ont été édités en quelques exemplaires : un sur la croissance verte et un sur la stratégie d'entreprise. Comme beaucoup d'auteurs j'ai plusieurs jeux dans mes cartons dans des états d'avancement divers. Il y a un proto en collaboration avec Fred Vuagnat, Theme Park, qui fera des apparitions publiques sous peu. Il y a Inis, un jeu sur les Celtes qui sortira en 2016 chez Matagot, mais ceci est une autre histoire...

Bruno, vas-tu nous reproposer des jeux gratuits comme tu l’as fait pour Tong ?

Bruno : TONG a une histoire particulière et unique. C’est pour moi une façon de dire merci à la communauté des joueurs qui me suivent depuis des années et dont les retours sur les salons et forums m’encouragent à poursuivre ma route. Bref, je suis très content d’avoir eu cette initiative, permettant par ailleurs à la talentueuse Camille Chaussy de faire ses premières armes dans l'illustration ludique. Mais non, je n’ai pas l’intention de poursuivre sur cette voie. TONG doit rester une exception, pas une généralité.

Quelle fut votre révélation de 2015, et la tendance qui s’est dégagée de cette année passée ?

Bruno : Dans la série “j’aime beaucoup”, je peux citer Loony Quest (Laurent Escoffier tient une place unique dans le paysage ludique francophone), mais aussi Twinz (Hervé Marly est aussi un auteur avec une patte bien à lui. Ce qu’il fait paraît tellement simple et évident alors que c’est tellement compliqué de paraître simple et évident) et enfin Mysterium.

Christian : Quelques jeux que j'ai découverts cette année et que j'ai beaucoup appréciés, même si certains sont sortis l'année dernière : Deus, The Golden Ages, Abyss et Barony (ok, Abyss je connaissais depuis pas mal de temps mais j’y ai beaucoup joué cette année)... Je suis très fan du travail de Carl Chudyk, en particulier d'Innovation et cette année j'ai découvert Impulse que j'adore. Et j'ai hâte de jouer à Mysterium que je ne connais pas encore.

Et qu’elle sera pour vous celle de 2016 ?

Bruno : Euh... je ne suis pas madame Irma ;-). Aucune idée !

Christian : Je ne sais pas... J'attends une improbable édition française d'Evolution... Sinon je ne sais pas trop, la pléthore de nouveautés me laisse un peu perplexe...

Le crowdfunding fait beaucoup parler de lui dans le monde du jeu, pourtant vous ne semblez pas vouloir l’utiliser pour vos jeux. Est-ce qu’il y a une raison à cela ?

Bruno : Le fait de choisir telle ou telle voie éditoriale est, justement, le privilège de l’éditeur. Sur les projets sur lesquels je travaille, les éditeurs n’ont pour l’instant pas privilégié la voie de type KickStarter ou autre. Je ne dis pas que ce ne sera jamais le cas en ce qui me concerne, et je n’y suis pas hostile à priori. J’observe tout cela avec à la fois intérêt et prudence. Tout particulièrement en regardant quelle est la part dévolue à l’auteur en cas de financement participatif. Soyons clairs, dans une édition classique, l’auteur est la partie la moins rémunérée de la chaîne, mais en même temps il ne prend pas le risque financier. Bref, plus tu risques, plus tu gagnes, ça je comprends. Si on passe par du financement participatif qui, soyons clairs, s'apparente à de la précommande, et qui saute tous les intermédiaires de type distributeur et boutiques, l’éditeur non seulement se couvre financièrement, mais aussi augmente son bénéfice net. Il ne produit que si l’argent nécessaire est réuni. Il y a aussi un risque financier lié à la préparation de la campagne, mais ce risque est moindre. Et du coup, il y a, en ce qui me concerne, à bien discuter de la part finale dévolue à l’auteur, d’autant qu’on attendra logiquement de sa part une activité de force de soutien de la campagne, avec présence en boutiques, salons, forums etc...

Christian : Je n'ai pas d'expérience et pas grand-chose à dire sur ce sujet.

Une question un peu banale, mais quels sont vos titres préférés et pour quelles raisons ?

Bruno : Magic the gathering, parce que Richard Garfield a amené là un concept qui a révolutionné le monde du jeu de société et ouvert les yeux à beaucoup de monde. Je ne sais pas si j’aurais réussi à devenir auteur de jeux si je n’étais pas d’abord tombé dans Magic.

Christian : Oui Magic aussi, clairement un jalon marquant pour moi. Les jeux de rôles à une époque. Les Colons de Catane pour la voie qu'ils ont ouverte et le plaisir toujours là. Tigre & Euphrate pour la virtuosité. Talisman pour le délire. Et Clash of Cultures, et Mage Knight, il y en a trop ! Love Letter aussi, pour l'ingéniosité.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vos futures sorties ?

Bruno : Pour moi à court-moyen terme :

  • Manchots barjots avec Matthieu Lanvin chez Bombyx
  • Fourberies avec Christian chez Bombyx
  • Steam Dreams (nom temporaire) avec Florian Syrieix
  • un chouette projet familial chez Blue Orange
  • Crazy Mistigri (nom temporaire) avec Matthieu Lanvin chez Coktail games
  • Ukiyoe (titre temporaire) avec Charles Chevallier chez Iello
  • un gros espoir chez FFG (je croise les doigts)
  • … quelques autres trucs dont il est encore prématuré de parler.

Christian : Un seul de sûr, Inis chez Matagot.

Cette interview devait initialement paraître dans le premier numéro de la saison 2 de JDS.
Merci à Quilicus pour sa correction.

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Il est clair que"fourberie " est un meilleur titre que “Racine”, il fait plus envie et augure d’un jeu malin aux choix difficiles. …heu, peut-être il y avait-il Corneille.

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“un gros espoir chez FFG (je croise les doigts)”

C’est la réédition de MPR ou un autre jeu ?

Mon scolo m’a piqué cette fois en me disant que trop de Cathala tue le Cathala!

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Autre chose… totalement différent. Fin d’année j’espère

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En fait il y a très peu de Cathala… mais par contre, il y a du Martinez, du Lanvin, du Sirieix, du Chevallier :wink: