Etat du marché : y'a ben du changement!

Bonjour à toutes et tous.

Ca n'est pas forcément évident pour celles et ceux d'entre vous qui viennent de se mettre aux jeux de société et n'ont découvert ce site que récemment, mais le secteur est en pleine évolution, voire carrément en pleine révolution.

Avec Essen qui pointe le museau hors de son terrier et le tombereau de nouveautés qui l'accompagne, c'est l'occasion de faire un petit point sur le marché du jeu.

Prenez le temps de vous poser, versez-vous un thé, il y a des choses à dire!

(Précaution d'usage, je ne prétends pas détenir 'la vérité' sur le marché. Je livre ici mon analyse perso basée sur ce que je vis, vois et entends au quotidien. Il est possible, voire probable que d'autres auront une analyse divergente.)

La croissance

Quand je me suis lancé dans l'édition de jeux avec Flatlined Games en 2007, le secteur était déjà en croissance. A l'époque on voyait entre 300 et 500 nouveaux jeux ou extensions arriver sur le marché chaque année. Mondialement, donc pas seulement en Français.

Aujourd'hui, il sort plus de 2000 nouveaux produits rien que lors du salon de Essen, et de 5000 à 8000 nouveaux produits sur l'année, mondialement.

Le nombre d'éditeurs a aussi fortement augmenté, et naturellement cette énorme croissance est poussée par une augmentation forte du nombre de joueurs. Pour autant les éditeurs ne vivent pas mieux, car si le 'gâteau' que représente le marché du jeu de société est plus gros, le nombre de parts est beaucoup plus gros, et donc la taille des parts individuelles s'est réduite. Et tous les convives ne reçoivent pas forcément un morceau de la même taille, mais j'y reviendrai.

Cette croissance énorme en quelques années a mis à rude épreuve le réseau de distribution et de vente, qui se sont vus confrontés en peu de temps à une déferlante massive de nouvelles références, ainsi qu'à l'émergence de nouveaux modèles concurrents comme Kickstarter, et une montée en volume de la vente par Internet, que ce soit chez Amazon ou des détaillants spécialisés.

Le jeu de société est un produit culturel, et il s'est aligné en termes de marché sur les autres produits culturels (livres, cinéma, musique, etc.) : comme il y a énormément de produits sur le marché, et que beaucoup sont similaires ou équivalents, quelques 'hits' vont émerger de la masse et attirer une grosse part des ventes, le reste devant se partager la marge (les fameuses parts de gâteau de taille variable dont je parlais en introduction).

Un Terraforming Mars ou un Just One se vendent à des dizaines de milliers d'exemplaires, et la majorité des autres jeux font entre mille et cinq mille exemplaires sur le même temps. Cet effet se renforce sur la durée, les chiffres des 'hits' augmentent avec le temps puisque les ventes s'installent et les autres jeux ont une durée de vie de plus en plus courte en rayons.

Tous ces changements amènent les professionnels du secteur à se remettre continuellement en question, contraints à s'adapter ou disparaître.

Les Détaillants et Distributeurs

Au niveau des détaillants, plus que jamais les fonctions d'expert capable de recommander le jeu adapté et de 'filtre' qui choisit parmi le déluge de nouveautés lesquelles auront une place dans ses rayons deviennent importantes. Les boutiques équipées pour accueillir des tables de jeux, événements et tournois ou associées à un café jeux sont aussi fort bien placées pour faire face aux changements en cours.

Il n'est plus possible pour un détaillant de rentrer toutes les nouveautés qui sont disponibles, il doit faire des choix, parfois difficiles. L'approche de l'implantation de nouveaux produits et des réassorts change aussi: certains détaillants complémentent leur approche 'conseil' par une implantation plus en profondeur (par exemple rentrer 48 ou 64 boîtes d'une nouveauté plutôt que 6 ou 12) et une mise en valeur des produits choisis dans la boutique. Pour les réassorts, un produit rentré en 6 ou 12 exemplaires (voire 1 ou 2 car les implantations sont parfois très légères sur des nouveautés qui ne sont pas dans le coeur de cible de la boutique) ne sera plus systématiquement réassorti une fois épuisé.

Ceci amène d'ailleurs une situation difficile pour l'éditeur, où bien que le jeu soit disponible en quantité chez le distributeur, il n'est pas présent en boutique. Voir à ce sujet mon article de Janvier 2017 : https://www.trictrac.net/actus/demandez-nos-jeux-a-votre-detaillant

Au niveau de la distribution, de plus en plus de distributeurs jouent la carte de la gestion de catalogue, en choisissant jeu par jeu quelles références ils vont distribuer plutôt que de prendre systématiquement le catalogue complet de l'éditeur sous leur marque comme ils le faisaient par le passé.

Nous avons aussi vu un début de consolidation, du côté de la distribution avec notamment Asmodee qui a racheté de nombreux distributeurs locaux dans le monde entier, et du côté des éditeurs avec des éditeurs indépendants qui sont devenus des studios intégrés à de plus grosses structures comme plan B ou Asmodee.

Ce dernier changement a aussi induit un changement majeur dans l'approche du marketing et de la communication, et surtout dans leur échelle et leur importance. Les moyens mis en oeuvre par ces grosses structures émergentes sont sans comparaison avec ce qu'un petit éditeur indépendant peut mettre en oeuvre.

Le rôle du distributeur a toujours été un composite de trois fonctions : la logistique, la vente aux détaillants et la diffusion (marketing et promotion). Certains distributeurs se concentrent sur certaines de ces fonctions, et on pourrait à mon sens voir des sociétés apparaître qui ne remplissent qu'une des fonctions et pas les autres : logistique (c'est déjà largement le cas), vente (pas encore à ma connaissance), et diffusion (cela commence à apparaître avec des structures comme Ludendi).

Les éditeurs

Au niveau des éditeurs, les canaux de vente se multiplient. Le circuit traditionnel distributeur-détaillant n'est plus la seule manière de vendre ses jeux, et dans certains cas ce circuit n'est juste pas disponible si le distributeur ou le détaillant décide de ne pas référencer le jeu proposé par l'éditeur.

Le travail en amont devient indispensable pour le circuit classique: l'éditeur doit pouvoir lors du développement du jeu avoir un accord en amont avec le distributeur, et si possible des retours de détaillants pour s'assurer que le produit fini ne sera pas laissé sur le bord de la route au moment de son arrivée sur le marché. Et c'est un peu la quadrature du cercle, puisque ce sont plutôt des décisions que se prennent sur un produit fini. Cela augmente la prise de risque de l'éditeur, qui investit de 1 à 5 années de développement sur le jeu, paye les illustrateurs et la production, pour in fine risquer de se faire dire 'désolé, finalement on ne va pas le prendre'. (Et au passage la production n'est qu'une petite partie du risque supporté par l'éditeur, le développement est le coût le plus conséquent et est souvent ignoré ou minimisé.)

Une conséquence directe est que cela encourage les éditeurs à prendre moins de risques, en s'orientant vers des jeux qui demandent moins de développement, coûtent moins cher, et/ou suivent des recettes éprouvées. On voit sortir des jeux qui se ressemblent, ou qui proposent des choses déjà vues cent fois ailleurs, mais qui trouvent quand même un public car les nouveaux joueurs n'ont pas forcément connu les jeux qui l'ont précédé. De même il devient possible pour quelques éditeurs de se concentrer sur la rééditions de jeux qui ne sont actuellement plus disponibles mais pour lesquels il reste un public.

Heureusement les meilleurs éditeurs continuent à jouer la carte de l'innovation et de la qualité, et d'assumer des risques plus élevés. Et même pour les rééditions, elles sont souvent remises au goût du jour, comme par exemple pour Tikal, Endeavor ou encore plus récemment Egizia qui est revenu en anglais sur Kickstarter dans une version étendue.

En parlant de Kickstarter, les éditeurs disposent à présent de nouveaux canaux de vente, qui selon les points de vue sont complémentaires ou concurrents au canal classique distributeur-détaillant : vente directe à un nombre limité de détaillants sans passer par un distributeur, ventes directes sur le site de l'éditeur, boutique éditeur sur Amazon, Kickstarter, partenariat avec des boutiques spécialisées en vente internet, ...

Chacun de ces canaux implique des méthodes de travail, de production, de financement et de marketing différentes (parfois très peu, parfois radicalement différentes) et peut impliquer un produit différent, ou à tout le moins adapté.

Demain

Je pense que l'étape logique suivante pour les éditeurs est déjà en train de se mettre en place : segmenter leur offre en fonction des canaux de vente à laquelle elle est destinée. Un jeu familial de 30-45 minutes vendu moins de 30€ sera conçu avec le canal traditionnel distributeur-détaillant à l'esprit alors qu'un gros jeu stratégique à figurines vendu plus de 150€ aura plutôt sa place sur Kickstarter et dans les circuits directs. On peut aussi s'attendre à voir des éditeurs se focaliser sur certains circuits et adapter leur catalogue en conséquence. C'est déjà le cas par exemple pour Chip Theory Games qui édite des jeux chers (150-300 €) au matériel de luxe (jetons de poker et tapis de jeu en néoprène) et ne les vend que sur KS, en direct et sur salons. Du côté francophone je citerai aussi Monolith, avec Conan et Batman, qui ont essayé de rester présent sur tous les canaux et ont fini par s'orienter vers une sélection plus spécifiquement alignée avec leurs produits (KS et circuits directs).

Je constate aussi le retour en force du jeu de rôles, qu'on avait laissé pour mort après que les jeux de cartes à collectionner et l'avalanche de suppléments douteux pour les licenses D20 et OGL l'aient laissé au sol avec une collection de couteaux dans le dos à faire pâlir d'envie César lui-même. Le jeu de rôles était certes en état critique à la fin des années '90 mais avec la perfusion lente des productions indie, des jeux narratifs et expérimentaux et des circuits directs à base de PDF je jeu de rôles s'est refait une santé. Récemment, aidé par la croissance du marché du jeu de société dont il a toujours été un cousin pas si lointain, le jeu de rôle a fortement bénéficié de la vague de jeux de société narratifs et à campagnes. Les nouvelles éditions de Pathfinder puis de D&D connaissent actuellement un succès qui aurait été inespéré dans les années '90. Sans oublier le coup de projecteur que lui a offert la série 'Stranger Things' à sa sortie.

Je m'attends à une renaissance (déjà bien annoncée) du jeu de rôles dans les années à venir, avec des formats et des types de jeux innovants qui côtoieront avec des rééditions plus ou moins remises à jour.

Ici encore les canaux de vente et de distribution sont en pleine révolution et ne se limitent plus au classique distributeur-détaillant, les versions digitales/PDF permettant à tout un chacun de se lancer à faible coût, et les méga campagnes participatives permettant d'offrir aux passionnés des coffrets luxueux.

Chez Flatlined Games

Pour ce qui est de Flatlined Games, j'ai pris le temps de me mettre un peu en recul et de réfléchir à la meilleure manière de faire face à ces changements majeurs. J'ai repris une mission de consultance à temps plein (mon métier-du-vrai-monde-ou-l'on-s'ennuie que j'avais avant de me lancer dans l'édition de jeux), et je continue à gérer Flatlined Games sur les soirées et les weekends, ce qui me permet de voir un peu plus sereinement l'évolution du marché.. Evidemment je suis beaucoup moins présent sur les salons et événements, qui ne sont pas compatibles avec un autre job.

Pour ce qui est du futur proche je pense que je vais avoir certains produits qui seront spécifiquement conçus pour le canal classique distribution-détaillant, comme le nouveau Hoarders ou le classique Rumble in the House, certains produits qui existent dans plusieurs canaux comme SteamRollers ou Argo, et certains produits plus expérimentaux ou 'niche' qui n'existeront que sur KS ou en direct.

J'ai aussi quelques idées expérimentales que je vais prendre le temps de développer pour m'amuser, et qui rencontreront peut-être un public - je garde les détails confidentiels pour le moment.

Je me demande aussi s'il est nécessaire de créer des marques différentes pour rendre ces approches 'par canal' plus tangibles, ou si il reste pertinent de tout regrouper sous le seul label "Flatlined Games" comme je l'ai fait jusqu'à présent.

D'un côté étant un micro éditeur, il est plus efficace et rationnel de ne promouvoir qu'une marque. De l'autre, J'ai parfois du faire face à des réactions épidermiques de détaillants ou de distributeurs, irrités de voir l'un ou l'autre produit disponible sur un canal qu'ils jugent concurrent.

Il me semble clair que cette mutation du marché n'en est qu'à ses débuts, et que les changements seront profonds. Je reste assez curieux de voir ou tout cela va nous mener.

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Hé super article ! (Ca me fait penser qu’il faut que je fasse le mien comme je l’avais dit à la sortie de celui de christian, il y a 6 mois , honte à moi ^^)

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Oui, bosse un peu, quoi :wink:
A bientôt à Essen!

Très intéressant, comme de coutume :slightly_smiling_face:

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Très pertinent. Merci Eric.

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Merci pour l’article, très intéressant.

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La question que je me pose : comment fait tout ce monde pour s’en sortir économiquement si les parts du gâteau sont de plus en plus petites ?

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ils ont un autre métier à coté

A mon avis il y a là un “trompe l’oeil” propre à ce secteur : il peut y avoir tout un ensemble d’acteurs qui sont suffisamment passionnés pour faire des jeux sans “s’en sortir économiquement”, ce qui n’existerait pas dans tous les secteurs normaux (= pas “passion” ). Et/ou qui peuvent persévérer sans retour économique direct plus longtemps qu’ils ne le feraient dans une autre activité (ça a typiquement été mon cas, que je crois savoir ne pas être isolé)

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Effectivement, tout le monde n’en vit pas. On va vers une situation similaire a celle de la BD ou certains créateurs n’arrivent plus à en vivre.

Les circuits directs sans intermédiaires en deviennent d’autant plus importants

Passionnant, merci. Analyse brute d’une réalité ludique multiforme en constante évolution

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Merci pour cet article très intéressant

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Ok, en même temps, le fait que l’argent ne soit que “secondaire” garantit aussi la qualité des jeux qui ne sont donc pas créés dans le but premier de générer du profit mais par passion. Cela dit, ok pour les auteurs par exemple mais pour une maison d’édition, cela doit être plus compliqué, il faut sans cesse partir à la chasse du bon projet pour pouvoir continuer d’exister non ?

Editer un projet qui ne décolle pas à sa sortie peut flinguer une petite boite d’édition. Une grosse peut se permettre un ou deux flops, mais pas trois. Quand tu as 2-5 salaires à payer chaque mois, la moindre erreur est fatale.
Et quand tu es seul, c’est trop risqué d’en faire ton seul revenu.

Et ceux qui créent ‘par passion’ uniquement font du print and play, du pdf, ou se demandent comment ils vont vendre les 1000 boîtes qui encombrent leur garage. Les circuits traditionnels de distribution leur sont quasiment inaccessibles.

Ok, merci pour les infos et bon courage à tous, ça ne doit pas être facile tous les jours !

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Très intéressant à lire. On aime les articles qui parlent du secteur du jeu !

Et +1 pour les jeux qui se ressemblent, surtout si tu as connu ceux de la décennie précédente. Du coup, et à titre perso, les nouveautés sont souvent des déceptions. Sans parler de tous les nouveaux jeux qui sont moyens intrasèquement, il y a plus de (mal)chance de tomber sur un bon nouveau jeu qui ressemble bcp… à un bon jeu que je connais bien. D’ailleurs, les articles utilisent le mot “twist” (que je connaissais pas avant) pour dire : si si, y a un petit truc de différent, partez pas !

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On s’accroche :wink:

Ca prouve aussi qu’une bonne idée, un bon jeu, sont intemporels, et ont pour beaucoup encore autant leur place aujourd’hui qu’il y a 10 ou 30 ans. Tikal est un excellent exemple. Et ca va totalement à l’encontre de la tendance majeure du marché, course à la nouveauté avec une vie en rayons qui se raccourcit de plus en plus.
Mais on connait déjà ce depuis longtemps en jeu vidéo : si je veux jouer à quackshot, difficile d’aller acheter une egadrive et une cartouche neuve, il n’y a plus que le marché de l’occase ou les émulateurs pirates comme solutions.
En jeu de société, le marché de l’occase est florissant, mais évidemment ca ne rapporte plus rien aux éditeurs et auteurs, seule la 1e vente est pertinente pour nous.

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