[Canasta] La Canasta pour tous

[Canasta]

Le week-end dernier, j'ai trouvé en vide-grenier ce bouquin sur la Canasta, écrit en 1951.



La Canasta est un jeu que j'aime beaucoup et que je pratique régulièrement. Depuis 60 ans, les règles n'ont pas changé. Mais ce livre les présentent en des termes parfois si désuets que je ne résiste pas au plaisir de vous en faire profiter. Morceaux choisis...

... Pour ce que rire est le propre de l'homme. II n'aurait pas fallu pousser beaucoup notre grand Rabelais, qu'il ne nous eût accordé que la passion du jeu, heureuse ou malheureuse, est bien caractéristique de notre espèce.
La gourmandise, la méchanceté, l'amour, la ruse, la douleur, la guerre, la mort, tout cela, hélas, nous le partageons avec la fourmi ou le tigre.
Nous ne nous distinguons guère que par l'alcoolisme, la création intellectuelle et le jeu.
Passons l'alcoolisme. Honneur à la création intellectuelle. Et repos. Jouons !
***
Mais il y a jeu et jeu.
Il n'y a pas bien longtemps, l'on pratiquait une multitude de jeux tels que le lansquenet, le piquet, puis l'écarté, la manille, le whist, le baccara, etc., avec les règles les plus diverses suivant les pays, les provinces, voire les coteries.
Seuls les échecs avaient acquis une valeur internationale et codifiée.
Hormis les échecs, il n'y avait pas de jeu « sérieux ». Mais le vingtième siècle, qui amenait le cinéma, l'avion, Einstein, la guerre totale, Hitler, la bombe atomique et la machine à laver la vaisselle, se devait en contrepartie de nous apporter une distraction puissante et absorbante. Un jeu. Mais un jeu universel : un jeu où la chance et l'adresse fussent couplées harmonieusement. Un jeu dont les règles fussent valables partout. Qui se jouât au salon comme au café ; à Paris comme à Changhaï ; dans une cave bombardée comme dans un camp de prisonniers de guerre.
Le Bridge apparut.
La CANASTA vient de naître.

Bon. Il ne nous reste plus qu'à voir comment se déroule le jeu. Approchons-nous donc de la table en même temps que nos amis Norton, Wilson, Estavier et Smith.
Présentations.
Norton mesure 1,92 m et pèse 65 kg. Imaginez un réverbère â forme humaine. Il a une bonne grosse tête, bien compliquée, perchée au sommet d'un corps fluet. Dans le civil, c'est un auteur de romans policiers très apprécié. Au jeu, il est plein de malice. Passionné du bridge dont il connaît à fond toute la littérature, il excellait dans l'art de poser des énigmes. Malheureusement pour lui, il choisissait de préférence son partenaire pour les résoudre. Aussi, malgré la science profonde qu'il s'attribue, Norton devait-il prélever une part importante de ses droits d'auteur afin d'alimenter sa science du bridge. Il reconnaît d'ailleurs bien volontiers qu'il est le joueur le plus malchanceux que la terre ait jamais porté.
En somme, Norton est un proche parent de « l'expert malheureux » si magistralement décrit par le regretté Simon dans son chef-d'œuvre : « Pourquoi vous perdez au Bridge. »
Wilson débarqua un jour à New-York, émigré des Balkans ; il s'appelait alors quelque chose comme Waladioff. Très vite, il monta une fabrique d'arrache-punaises et se rebaptisa en choisissant le nom d'un Président qu'il considère un peu comme son petit-cousin. Aujourd'hui, c'est un gros monsieur qui a la cinquantaine. Bien qu'il n'ait jamais appris autre chose que la meilleure façon d'arracher les punaises, il sait très bien que ses connaissances sont universelles.
Wilson parle avec autorité de sports, de musique, de peinture, de philosophie. Malgré sa nouvelle passion pour la Canasta, il joue encore beaucoup au bridge, et rudement bien, nous dit-il. Il n'est que de le voir attraper son partenaire à chaque faute qu'il commet (qu'il commet lui, Wilson). Quoi qu'il en soit, les revenus des arrache-punaises lui permettent de soutenir victorieusement sa réputation de très grand joueur.
Estavier, après avoir fait son droit, puis, ayant changé d'idée, s'être engagé dans la Marine, est finalement entré dans la Carrière. Très élégant, très « gentilhomme », Estavier a cependant conservé une sorte de nostalgie de l'aventure que les réunions mondaines, où pourtant les jolies femmes se l'arrachent, ne parviennent guère à calmer. Aussi Estavier n'a-t-il rien de plus pressé que de quitter le « monde » pour se rendre au Club où l'attend cette « petite aventure » fertile en émotions. Les cartes, le jeu. Succédané, toxicomanie ? disent les gens «sérieux ». Voire.
Toujours est-il qu'Estavier apporte régulièrement sa fantaisie, son « air de France » dans le Cercle Yankee. A propos, vous l'avez deviné, nous nous sommes transportés dans un club de New-York dont Dame Canasta est devenue la coqueluche. C'est là, à la source, que nous pourrons étudier le plus facilement le nouveau jeu. Parlons encore de notre jeune ami Smith. Il a tout juste trente et un ans et ne s'amuse pas beaucoup dans la banque paternelle. Aussi la quitte-t-il le plus tôt possible (sur la pointe des pieds) pour aller au Club se livrer à ses deux passions, le Bridge, et la Canasta (1).
Auprès du tapis vert, toutes ses facultés se réveillent. Son intelligence est sur la brèche ; son imagination s'envole ; son sens inné de la psychologie, sa finesse, ses qualités de calcul, de logique et de mémoire travaillent à plein rendement. Smith a d'ailleurs beaucoup réfléchi â de nombreuses situations qui peuvent intervenir dans une partie de Bridge ou de Canasta. Quand elles se présentent, il les salue comme de vieilles connaissances. Quand il s'en présente de nouvelles - et il s'en présente chaque jour de nouvelles - il les saisit au vol et leur trouve une solution le plus souvent avec brio.
On s'accorde à reconnaître en lui un joueur facile, car il s'efforce toujours d'aller lui-même au-devant des difficultés qui pourraient faire trébucher un partenaire plus faible.
Avec ça, pas fier. Lorsque, l'autre jour, Wilson, en face de lui dans une partie de Bridge, lui coupa son As de trèfle, Smith s'excusa (ironiquement) mais humblement d'avoir eu l'idée malencontreuse de mettre l'As de trèfle sur une levée que son partenaire allait couper (et qui par conséquent lui revenait de droit). - « Tachez de ne plus être aussi distrait quand vous jouerez avec moi », répondit Wilson, glacial.
Inutile d'ajouter que Smith est en fin d'exercice gros gagnant dans son club. Ce qui le fait taxer de « professionnel » par les envieux aigris qui pullulent dans le monde des cartes.
Nous devons à 1a vérité de reconnaître d'ailleurs que Smith a jusqu'à présent gagné beaucoup plus de dollars au Cercle qu'à la banque, où son père lui octroie un traitement plutôt modeste. II s'est acheté tout dernièrement une petite Chrysler qui doit représenter un certain nombre d'arrache-punaises...
(1) Le lecteur nous excusera de ne parler en ce qui concerne les passions de Smith, que de jeux de cartes. Mais les dimensions de cet ouvrage ne nous permettent pas d'entrer en outre dans des considérations sur la vie sentimentale de notre héros. Ce chapitre est d'ailleurs abondamment traité et maltraité dans les romans à la mode auxquels nous renvoyons le lecteur désireux d'un complément d'information.

Nous ne connaissons à aucun jeu une situation plus excitante, plus fertile en émotions que les dernières secondes de la vie d'une grosse Pile dans une partie serrée de Canasta.
Retourner 9 au Chemin de fer quand votre adversaire a abattu 8 - même s'il s'agit d'un très gros banco.
Payer un « tapis » avec 2 Sept, au Poker, et gagner le Pot.
Demander un grand slam vulnérable avec 12 piques par 150 d'honneurs plus l'As de coeur et se voir couper l'entame d'un petit coeur, chutant d'une levée.
Sortir au Back-gammon grâce à un « Six et As » qui transforme la partie huit fois doublée.
Rien de tout cela n'approche la passion, la souffrance engendrées peu à peu par une Pile qui, tel un cyclone dais un ciel lourd, grandit progressivement au milieu d'une table de Canasta.
Lecteur sceptique, lecteur blasé, vous ne nous croyez pas ? - Tant pis pour vous. Il est temps encore de fermer ce livre si vous tenez au repos de votre âme.
Mais vous n'y tenez pas tant que ça, au fond, au repos de votre âme.
Si vous nous avez suivi jusqu'ici dans le dédale d'explications qu'il faut bien lire si l'on veut connaître le nouveau jeu, c'est que vous sentez qu'il y a dans la Canasta un « frisson nouveau » et que vous voulez le connaître. Eh bien ! Vous serez servi lorsque vous aurez quelque peu pratiqué notre jeu, et vous rencontrerez sûrement le frisson que vous cherchez.
Nous poursuivons donc sans scrupule notre enseignement perfide.

Formule pour six joueurs ?
Quelques fanatiques de la complication ont proposé différentes formules pour faire participer activement et simultanément 6 joueurs à une table de Canasta, que ce soit en 2 équipes de 3 joueurs ou en 3 équipes de 2 joueurs.
Notre lecteur, amateur d'émotion, tout en conservant le sens bien français de la mesure, profitera d'une demi-heure de répit pour lire le journal ou faire une belote en attendant le 7e et le 8e, plutôt que de participer à cette parodie bouffonne de la Canasta que serait une partie de 6 joueurs.

PETIT LEXIQUE FRANCO-ANGLAIS
Les amateurs de Canasta ayant fréquemment l'occasion de jouer avec des Américains ou avec des Anglais, nous croyons utile de mentionner ici quelques termes anglais qui ont acquis une signification spécifique à la Canasta et dont notre lecteur serait peut-être en peine de trouver l'explication dans les dictionnaires usuels.
(...)

:lol:

Quel éditeur aurait le cran de publier de nos jours des règles de ce style ? :)

Quel petit veinard tu es, Arthémix, d'avoir découvert cette perle!
J'adore aussi la Canasta et y joue plusieurs fois dans l'année, comme nous avions déjà eu l'occasion d'en parler.
Je suis jaloux, mais alors qu'est-ce que je suis jaloux :D !

Ça me fait penser aux textes qu'Alfred Cortot portait sur ses éditions "d'étude" (© 1926), où des phrases comme "C'est une farouche émotion qu'il faut peindre ici, la manifestation passionnée et directe d'un sentiment humain pour ainsi dire sans contrôle, mais dont le génial désordre n'est si profondément pathétique que parce que l'art le plus conscient en établit le mécanisme impétueux" (en parlant du 18e prélude de Chopin) m'ont toujours fait bien rire.

Denis dit:Quel petit veinard tu es, Arthémix, d'avoir découvert cette perle!
J'adore aussi la Canasta et y joue plusieurs fois dans l'année, comme nous avions déjà eu l'occasion d'en parler.
Je suis jaloux, mais alors qu'est-ce que je suis jaloux :D !


Cela dit, de ce que j'ai vu, la perle en question se trouve ici ou là sur le Net pour une 10aine d'euros... :wink:

en tout cas, merci pour les extraits...ça rafraîchit :D :pouicok:

Excellents, les extraits... Merci Stéphane....

Et ce nationalisme de bas -étage sans aucun sens...

...Notre lecteur, amateur d'émotion, tout en conservant le sens bien français de la mesure,...


Ca donne envie de le lire avec la voix nasillarde des informations Pathé des années 30 : "Le préésident du Conseil Daladier a partagé hier dans la belle ville de Paris sa joie d'avoir découvert la canasta, jeu bon enfant et bien fraaaançais." :lol: