Terraforming Mars, la science et la NASA

[Terraforming Mars]

Le jeu de Jacob Fryxelius pourrait sembler essentiellement basé sur une abondante littérature de science-fiction qui a envisagé la terraformation de la planète rouge. Si cet ancrage est incontestable, Terraforming Mars emprunte aussi énormément aux travaux scientifiques en la matière et notamment à certaines études de la NASA.

Radiations, températures basses ou encore une pression atmosphérique largement insuffisante, la planète rouge n’est en fait guère accueillante. À sa surface tout être humain sans scaphandre en dehors d’un vaisseau ou d’un habitat pressurisé passera rapidement de vie à trépas. Pour celles et ceux qui envisagent une humanité devenant à très long terme multiplanétaire, quittant donc son «nid d’origine» terrien, Mars s’impose pourtant comme une étape logique. Et il ne s’agit alors plus de vivre enfermés à jamais dans des modules pressurisés, mais bel et bien de transformer le quatrième monde du Système solaire afin de le rendre plus accueillant, ce qu’on appelle la terraformation. Avec Terraforming Mars, l’auteur suédois Jacob Fryxelius s’empare sous forme ludique de ce sujet et vous place à la tête de corporations privées qui vont changer le climat martien.

Ça commence sur la boîte

Tout en haut de la boîte de Terraforming Mars, on remarque cette citation qui le définit comme «un jeu extraordinaire offrant aux joueurs une occasion rare de découvrir les ficelles du projet le plus ambitieux de l’Humanité : la création d’un nouveau monde. Une vie pour Mars, et Mars pour la vie ! Excellent !» Signé Robert Zubrin, président de The Mars Society. Cet organisme américain (représenté en France par l’Association Planète Mars) à but non-lucratif a été créé en 1998 pour réfléchir à l’exploration habitée de la planète rouge et en expliquer les avantages. N’y voyez pas là une assemblée de doux rêveurs. Zubrin lui-même, l’un des fondateurs, est un ingénieur aérospatial et beaucoup d’autres de sa trempe œuvrent dans la Mars Society qui notamment gère deux stations de recherche conçues pour simuler ce que vivront les premiers astronautes sur Mars (les études portent essentiellement sur la psychologie des équipages et la logistique). Si la Mars Society ne fait pas particulièrement la promotion de la terraformation, Robert Zubrin se prononce en faveur de cette logique, s’opposant cependant à la notion de «plan B de l’humanité» et précisant qu’il faut également prendre soin de l’écosystème de notre Terre.

L’ingénieur aérospatial américain Robert Zubrin, président de la Mars Society, qualifie d’extraordinaire Terraforming Mars par sa citation en haut de la boîte.

Alors, oui, la terraformation se retrouve aussi dans de nombreux ouvrages de science-fiction. Le mot issu de l’anglais terraforming est le plus souvent considéré comme introduit par l’Américain Jack Williamson (1908-2006) au sein d’une nouvelle publiée dans la revue Astounding Science Fiction en 1942. Et on ne compte plus les histoires faisant appel à cette notion. Un petit peu de ciné-nostalgie : dans Aliens sorti en 1986 (sapristi… 34 ans déjà !), le monde LV-426 exploré en scaphandre dans Alien est devenu habitable grâce à des processeurs atmosphériques…
Avec les règles de son jeu Terraformig Mars, Jacob Fryxelius rend d’ailleurs hommage à cet héritage SF en appelant Kim, Stanley et Robinson les joueuses/joueurs des exemples. Kim Stanley Robinson n’est autre que l’auteur de la trilogie Mars la rouge, Mars la verte et Mars la bleue qui narre sur 2 siècles la terraformation de cette planète. Mais même cet ancrage fictionnel ne tourne pas le dos à la science puisque Robinson s’est abondamment documenté pour écrire ses romans. Car la terraformation, et plus particulièrement celle de Mars, fait l’objet de nombreuses publications scientifiques.

La terraformation n’est pas (que) de la SF

L’un des scientifiques les plus en pointe sur le sujet travaille à la NASA et il s’appelle Chris McKay. Ce docteur en géophysique astronomique étudie inlassablement les principes et techniques à mettre en œuvre afin de changer les équilibres climatiques de la planète rouge dans le but de la rendre plus accueillante. Cette conférence ci-dessous enregistrée en 2017 résume bien ses nombreux arguments.

À ceux qui opposent que jamais les êtres humains ne pourront mobiliser les ressources et l’énergie nécessaires pour altérer le climat de Mars, il réplique que nous faisons déjà la même chose avec la Terre en la réchauffant par nos activités ! Chris McKay et d’autres scientifiques avancent qu’en produisant des gaz à effets de serre on parviendra à augmenter la température moyenne de Mars (-63°C actuellement au lieu de 14°C pour la Terre) tout en densifiant son atmosphère (150 fois moins dense en moyenne que la nôtre). Une telle entreprise s’inscrira sur une longue durée, en l’occurrence sur des décennies, siècles et plus (pensez millénaires). D’ailleurs Terraforming Mars se déroule sur des Générations.

Mars il y a plus de 3 milliards d’années lorsque la planète était dotée d’océans. La terraformation vise à recréer de telles conditions. Une reconstitution graphique du Lunar and Planetary Institute qui travaille avec la NASA.


Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas ici d’affirmer qu’il y a consensus scientifique sur la possibilité de terraformer Mars. De fait, l’éventail des travaux sérieux va de la très forte improbabilité (pour ne pas dire impossibilité) de la chose à la description des moyens pour y parvenir (et les difficultés associées). Enseignant en sciences, qui au passage affiche sa foi en évoquant dans les crédits du jeu le «Créateur de Mars et tout le reste», Jacob Fryxelius a de toute évidence lu les multiples publications sur le sujet puisque la grande majorité des solutions décrites par les cartes de Terraforming Mars s’inspirent d’idées avancées par des scientifiques et ingénieurs.

Les concepts de modification du climat de la planète rouge mis en scène dans Terraforming Mars s’inspirent pour beaucoup d’études scientifiques.


Les numéros de cartes qui suivent ne sont pas exhaustifs. Dérouter volontairement un astéroïde ou une comète pour qu’il s’écrase sur Mars (cartes n°009, 010, 011, 078 ou encore 080) et ainsi bouleverser à notre avantage le climat martien ? Check ! Explosions thermonucléaires pour obtenir ponctuellement et rapidement de la chaleur (carte n°097) ? Check ! Miroirs géants pour faire la même chose sans explosions (carte n°076 ou 203), microorganismes modifiés ou adaptés afin de produire des gaz à effets de serre (carte n°034, 042 ou 155), apport de gaz à effet de serre venus d’autres corps du Système solaire (cartes n°018 et 162), générer des champs magnétiques protecteurs (cartes n°015, 171 ou 165) ? Check aussi !

Jim Green, le directeur de la division des sciences planétaires de la NASA, a réfléchi à la création d’une magnétosphère artificielle pour protéger Mars. La publication est disponible ici au format PDF.

Des emprunts à la NASA

Bien évidemment, les débats autour des mérites respectifs de ces «recettes» de terraformation continuent encore aujourd’hui au gré des publications. Jacob Fryxelius a dû choisir de ne pas arbitrer et de piocher ce qui arrangeait son gameplay. L’auteur suédois est d’ailleurs loin de tourner le dos à la SF puisque de nombreuses cartes mettent en scène des concepts bien plus fictionnels comme des stations habitées flottantes dans l’atmosphère de Jupiter (carte C16 de l’extension Colonies) ou même l’hyperespace (carte C49 de la même extension).

Terraforming Mars emprunte autant à la science et aux projets futuristes qu’à la SF. Ici, 3 cartes de l’extension Colonies. En dépit de son titre, les «Communications Quantiques» (carte C31) ne sont pas de l’anticipation puisque des satellites (notamment chinois) testent l’intrication quantique pour des communications sécurisées. Le gouverneur de la Lune (carte C20) est un superbe clin d’œil à l’écrivain français de SF Jules Verne, auteur de De la Terre à la Lune. Le moteur à distorsion de la carte C49 est un concept de voyage hyperspatial classique de la SF.


Malgré tout, on constate que Jacob Fryxelius aime ajouter une couche de plausible à l’univers de son jeu. En page 3 des règles, on devine aisément que les corporations (allusion au rôle grandissant et aux ambitions du privé dans le secteur spatial à l’image de SpaceX ou Blue Origin) visent une terraformation partielle. La phrase «cela sera encore peu confortable» est à ce titre révélatrice. Il rejoint ici à nouveau les travaux de Chris McKay et d’autres qui plaident pour une terraformation permettant certes de sortir sans scaphandre, mais avec tout de même une bonne doudoune et un système apportant le complément d’oxygène pour respirer. De toute façon, certains paramètres de Mars restent hors de portée de modification à l’image de sa pesanteur trois fois plus faible que celle de la Terre (2 fois plus petite, la planète rouge est 10 fois moins massive). On constate aussi des emprunts aux visuels de la NASA. Dans le jeu de base, 26 cartes utilisent des images ou illustrations de l’agence américaine.

Les cartes de Terraforming Mars (jeu de base) employant des visuels ou photos de la NASA.

L’utilisation des visuels pour le jeu peut parfois être directement lié à l’image. Dans d’autres cas, il est «adapté» comme le montrent les 4 exemples ci-dessous.

Ainsi l’illustration de la carte 166 (Navettes) reprend le concept de drone aérien martien ARES (Aerial Regional-scale Environmental Survey) étudié par le centre Langley de la NASA pour une mission en 2011 ou 2013. Il ne fut finalement pas retenu. Les miroirs spatiaux de la carte 076 sont en fait basés sur une photo réelle de l’assemblage des sections hexagonales du miroir de 6,5 m du James Webb Space Telescope (JWST) de la NASA qui associe aussi l’Agence Spatiale Européenne et celle du Canada (lancement prévu en 2021 après beaucoup de retard). L’importation des GES avancés de la carte 167 «détourne» l’illustration du concept Orion de vaisseau à propulsion nucléaire, une étude à long terme de la NASA (qui n’est pas liée à la capsule Orion en cours de développement). La sonde trans-neptunienne de la carte 084 reprend un dessin d’une véritable sonde NASA, New Horizons, qui a survolé Pluton en 2015. Le terme trans-neptunien est correct, Pluton étant une planète naine considérée comme un objet transneptunien (orbite au-delà de Neptune).
Sans conteste, l’emprunt visuel à la NASA le plus imposant de Terraforming Mars se retrouve sur le plateau lui-même ! L’image de Mars est issue d’une mosaïque 102 clichés acquis par une sonde américaine Viking le 22 février 1980. Vous pouvez télécharger la version originale ici.

À gauche, le plateau de Terraforming Mars et, à droite, la photo de la planète rouge issue des données de la sonde Viking de la NASA. L’agence précise que c’est la vue qu’aurait un astronaute depuis un vaisseau à 2500 km de la planète. Les noms des régions identifiées sur le plateau sont exacts.

Mars, OK, mais Vénus ?

Nous venons de le voir, Terraforming Mars opère une délicate balance entre concepts scientifiques de la terraformation et la SF. L’extension Colonies, n’est d’ailleurs pas aussi fantaisiste qu’en apparence puisque des études se sont penchées sur l’exploitation des ressources des corps du Système solaire pour notamment aider à changer le climat martien. La plupart d’entre elles soulignent toutefois l’extrême difficulté d’une telle démarche.
En revanche, avec l’extension Venus Next, on peut se demander si cette fois-ci Jacob Fryxelius n’a pas définitivement versé dans la SF la plus optimiste, voire improbable. En effet, si Mars est trop froide et manque d’air, c’est l’inverse pour Vénus avec une température à la surface de 460°C et une pression atmosphérique 90 fois supérieure à celle du niveau de la mer chez nous. Des conditions tellement infernales que les seules images du sol vénusien proviennent de quelques robustes sondes soviétiques qui ont signé l’exploit de tenir plusieurs dizaines de minutes, le record étant détenu par Venera 13 (127 minutes) en 1981.

La très inhospitalière surface de Vénus par la sonde soviétique Venera 13 en 1981. Plus de 400°C et une pression qui écraserait un sous-marin d’attaque nucléaire comme une vulgaire canette de soda…

En dépit de ce paysage fort peu accueillant, Vénus ne répond pas aux abonnées absentes pour la terraformation. Tout d’abord, elle fit l’objet de la première publication scientifique sur la terraformation. C’était en 1961 par l’astronome américain Carl Sagan (1934-1996) dans la revue Science. À l’époque, les conditions infernales à la surface n’étaient pas connues. Pour s’en sortir, il convient de prendre de la hauteur à l’image de Geoffrey Landis, ingénieur aérospatial qui a travaillé pour la NASA (et également auteur de science-fiction). L’une de ses recherches se pencha sur le fait qu’à une cinquantaine de kilomètres d’altitude, l’atmosphère vénusienne offre une température et une pression atmosphérique comparable à celle de la Terre.

Les bases flottantes de l’extension Venus Next de Terraforming Mars (à gauche) empruntent directement aux concepts de dirigeables habités dans l’atmosphère de cette planète étudiés par la NASA (à droite).

En dépit de la présence d’acide et de l’absence d’oxygène, l’ingénieur a réfléchi à la possibilité d’y développer une exploration habitée à bord de dirigeables. Le concept des Flotteurs de l’extension Venus Next s’en inspire.
L’agence américaine n’a aucun programme visant à envoyer des astronautes visiter Vénus à bord de dirigeables. Il s’agit là d’études avancées servant à défricher des pistes pour le futur à long terme. Cela ne l’empêche pas d’aller assez loin dans la recherche des technologies à appliquer, comme le montre ce petit film de 2014 qui visualisait comment pourrait se dérouler une mission habitée vers la deuxième planète du Système solaire.

Voilà de quoi rêver ! La NASA a toujours su communiquer de façon très efficace par l’image afin d’entretenir au mieux l’adhésion du grand public, comprenez les contribuables et électeurs/électrices. Son budget dépend en effet chaque année des votes des élus américains qui approuvent, continuent ou suspendent les financements de tels ou tels programmes. Cet aspect politique du spatial est d’ailleurs au cœur de la dernière extension en date de Terraforming Mars, Turmoil. Il est écrit sur la boîte : «Diriger l’humanité dans un contexte d’incertitude». Où quand la fiction ludique rejoint (une fois de plus) la réalité de notre monde.

Crédits images : Olivier Sanguy, NASA, The Mars Society, Lunar and Planetary Institute/USRA (NASA), NSSDC NASA, Domaine public.

24 « J'aime »

…non rien…

Jolie recherche…bravo

Merci. Étant, en plus de ludiste, fan de spatial et journaliste spécialisé dans le domaine, c’est un article que j’avais envie d’écrire depuis un moment.

Bravo ! Bel article. On sent un passionné.

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Merci. Oui, c’est bien vu pour l’aspect passionné. Mon épouse et moi sommes journalistes spécialisés dans le spatial (et passionnés) et voici quelques années on a plongé dans les jeux de société pour se changer les idées au point d’en devenir accrocs… Sauf que la thématique spatiale est en vogue dans les jeux, du coup c’est un peu râpé pour se changer les idées ! :joy: Bon, on fait avec !

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Le meilleur article qu’il m’ait été donné de lire. Pour moi passionnant car les deux sujets me plaisent beaucoup (spatial + jeu de société) Bravo.

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Ça me touche beaucoup, merci. En plus, je lis très régulièrement votre blog.

Merci pour ce très bon article. La réside une bonne partie de la magie de ce jeu Terraforming Mars. Cette aventure impossible, cependant ancrée dans la conscience collective.

Ci-dessous un lien pour la vidéo de l’émission Science Grand Format “Devenir Extraterrestre” :
https://www.youtube.com/watch?v=Or3LpCWGYd8
(Il y a le film Total Recall aussi… Le vrai, le vieux)

Je ne saurai vous recommander tous les grands formats, ceux sur l’univers ou sur les monuments, les peuples…

Le Total Recall de Paul Verhoeven, quel bon souvenir en effet ! Violent et subversif, comme souvent avec ce réalisateur, mais au final jamais gratuitement et pour servir le propos. Aventure impossible ? Je ne sais pas. J’ai lu et entendu de la part de personnes pertinentes sur le sujet de la terraformation des démonstrations convaincantes sur l’impossibilité ou la possibilité. Je préfère donc rester prudemment optimiste. Ce ne sera pas de mon vivant en tout cas ! :stuck_out_tongue_winking_eye:

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Excellent article, ça fait du bien !

Bravo pour cet article! Super intéressant!

Acathla je sens que tu commences à regretter :wink:

Merci. Fryxelius a de toute évidence accompli un gros boulot de synthèse. Il me l’avait d’ailleurs confirmé lors d’échanges pour un article sur le même jeu dans un magazine sur l’exploration spatiale, Espace & Exploration.

Merci. Ado, j’étais persuadé de voir des astronaute marcher sur Mars… Dans ma cinquantaine maintenant, je serai déjà très heureux de les voir revenir sur la Lune. En attendant, Terraforming Mars me permet de jouer aux Chroniques Martiennes (ouvrage qui a bercé mon adolescence).

Franchement un grand bravo pour cet article !! c’est trop court quand c’est bon comme ça :slight_smile:

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Voilà qui me rassure. Je craignais franchement d’être trop long :wink: (et j’ai furieusement coupé).

Merci pour cet article très intéressant, il rendra encore meilleures nos parties de Terraforming Mars.

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J’imagine : “Et maintenant je place un combo à la Chris McKay” :wink: Merci.

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je ne regrette rien…et je maintiens même…

Merci beaucoup pour ton travail de synthèse, c’était très intéressant et instructif à lire.