[Robin] Une Interview de frédéric Moyersoen [3/5]

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Frederic Moyersoen a bien voulu se plier au petit jeu des questions-réponses à l’occasion de la sortie prochaine de ‘Robin’. Une bonne occasion d’en savoir un peu plus sur cet auteur discret mais néanmoins prolifique.

Robin a commencé par une commande d’un client, qui voulait créer un jeu pour son entreprise. Est-ce une démarche courante ou s’agit-il d’une exception ?

C’est plutôt exceptionnel, mais cela arrive. En 2004, on m’a demandé de réaliser un jeu pour un magazine. J’avais un mois pour créer le concept. Le jeu a été publié ultérieurement, en 2009, sous le nom Van Helsing.

Plus récemment, j’ai été contacté par un éditeur des Pays-Bas pour un projet très ambitieux. Malheureusement, le projet a lamentablement échoué et le jeu n’a jamais été édité. En règle générale, je crée d’abord un jeu et puis j’essaie de trouver un éditeur.

DefaultLe cahier des charges qu’ils avaient fourni était-il très spécifique ou plutôt large ?

Comme une entreprise a généralement peu de feeling avec les jeux, le cahier des charges était plutôt large. Ceci dit le plus important était que le jeu soit petit, simple et amusant.

Créer ainsi un jeu ‘sur commande’ implique des contraintes assez fortes. Est-ce plus difficile que de créer librement, ou les contraintes fournissent-elles justement un support facilitant la création ?

C’est une question intéressante. Disons que tout jeu qu’on imagine est limité par des contraintes. Pour un jeu qu’on imagine “librement”, on se crée volontairement des contraintes, car il faut que le jeu puisse s’incorporer dans la gamme de l’un ou l’autre éditeur.

Si on utilise trop de matériel de jeu trop coûteux, le jeu sera d’autant plus difficile à vendre. De même, un jeu trop original peut devenir difficile à vendre.

Dans le cas d’un jeu sur commande les contraintes aident à déterminer la direction dans lequel on peut laisser vagabonder son imagination. C’est un peu comme le choix du matériel qu’un peintre va utiliser. Un petit tableau donnera un autre effet qu’un grand. Un dessin en aquarelle donnera un autre résultat qu’une peinture à l’huile.

Quels ont été les points les plus et les moins agréables à créer ainsi sur commande ?

Premièrement, pour un jeu sur commande il y a toujours un timing à respecter. Comme on est pressé par le temps, il faut chercher activement et rapidement un concept qui fonctionne. C’est un vrai challenge.

Deuxièmement, il faut s’assurer de bien cerner l’arbre de décision chez le client. Dans le cas de Porto Seguro, le nom du jeu sur commande, la personne qui m’a contacté n’était pas seule à décider. Il a fallu également convaincre son supérieur. Ensuite, j’ai été invité devant un panel d’une vingtaine de personnes pour proposer et défendre le concept avant une décision finale. C’était très éprouvant, mais le jeu était assez solide pour franchir cette étape.

Le prototype de “Porto Seguro”, qui deviendra ensuite “Guilds”, puis “Robin”.

D’autres pistes ont-elles été explorées, ou tous les mécanismes centraux étaient déjà présents dès le départ du développement ?

Vu le temps limité, je n’ai pas exploré plusieurs pistes. Dès le départ, les mécanismes centraux ont été fixés et n’ont plus changés. Le développement du jeu consistait surtout à équilibrer les différents éléments du jeu.

Porto Seguro a été créé il y a déjà quelques années, à l’heure actuelle accepterais-tu encore ce genre de commandes ?

Cela dépend. Tenant compte de l’autre projet sur commande qui a lamentablement échoué, je serais beaucoup plus vigilant avant d’accepter une nouvelle commande.

Après que le client ait imprimé Porto Seguro et l’ait distribué à ses employés, qu’est-ce qui t’a poussé à le retravailler pour l’ajouter à ton catalogue d’auteur ?

Dans le cas de Porto Seguro, j’étais assez déçu par l’absence d’un plan de distribution. L’entreprise qui avait commandé le jeu l’avait imprimé en interne et n’avait pas trop d’idées sur la manière d’écouler le stock de jeux qu’ils avaient produit. Il se pourrait bien que le magasin de l’entreprise contienne toujours des boîtes non-distribuées. Un jeu est d’abord fait pour y jouer, c’est dommage qu’il reste enfermé dans sa boîte. C’était donc une excellente motivation pour retravailler le concept.

C’est un jeu qui a été construit autour d’un mécanisme, d’un moteur, qui est fortement lié au thème. As tu eu des difficultés pour en changer le thème de Porto Seguro à Guildes ?

Tous me jeux sont fortement lié à un thème précis, mais j’ai été agréablement surpris de voir comment le jeu pouvait facilement être adapté à un autre thème que ce soit “Guildes” ou “Robin”.

Le thème imposé étant le fonctionnement de la sécurité sociale, j’ai cherché l’origine de la sécurité sociale et je suis tombé sur les guildes. Le clan des hors-la-loi dans la forêt de Sherwood devaient probablement fonctionner selon le même principe d’assistance mutuelle.

Le prototype de “Guilds”

Le jeu était à priori finalisé quand Flatlined Games a décidé de l’éditer, et pourtant ils ont voulu reprendre le développement du jeu, tout re-tester et pousser plus loin le développement. Est-ce une démarche habituelle chez les éditeurs ?

La plupart des éditeurs préfèrent un concept prêt-à-éditer. Cela leur demande un investissement en temps minimal pour un rendement, à leur avis, maximal. Je suis très content que Flatlined Games ait poussé d’avantage le développement, bien au-delà du point où je pensais que le jeu était terminé. C’est plutôt rare qu’un éditeur investisse autant de temps, d’expertise et d’imagination pour améliorer un concept à priori déjà abouti.

Cette troisième phase de développement n’était-elle pas redondante ?

Non. Sans hésitation, je peux affirmer que le jeu était déjà bon, mais que Flatlined Games en a fait un jeu excellent.

Flatlined Games t’a impliqué au quotidien lors de toutes les étapes : comptes-rendus des parties de tests et modifications, choix des matériaux et de la forme finale du jeu, illustrations depuis les premières esquisses jusqu’aux illustrations finales, … Cela demande beaucoup d’implication par rapport à d’autres éditeurs qui une fois le contrat signé restent silencieux jusqu’au jour ou ils t’envoient les exemplaires sortis d’usine. Qu’as-tu pensé de cette méthode de travail ?

C’est de loin la plus agréable façon de voir se réaliser un projet. Créer un nouveau jeu, c’est un peu comme faire un bébé. En tant que père, on aime bien assister à l’accouchement et plus tard voir comment il grandit. Dans les autres cas, je me sens plus comme le marin qui fait son bébé, est envoyé en mer et ne revoit son enfant que quand il est déjà grand.

Que penses-tu du format final qu’aura le jeu (boîtage, illustrations, matériel, …) ?

Tout est excellent. L’illustrateur est très talentueux et a fait un excellent boulot. L’éditeur a fait des choix judicieux et a examiné toutes les possibilités avant de choisir la meilleure option.

Projection 3D du matériel de “Robin”. Les cartes seront en plastique.

Robin fonctionne de 2 à 6 joueurs, comme beaucoup de tes autres jeux. Est-ce un point important pour toi de permettre à plus de 2 ou 4 joueurs de participer, ou est-ce plutôt une contrainte dictée par le marché ?

En tant que joueur, il arrive fréquemment de faire un choix de jeu en fonction du nombre de joueurs autour de la table. Même si la plupart voudraient jouer à un jeu spécifique, la présence d’un joueur supplémentaire force parfois le groupe à choisir un autre jeu. En créant des jeux 2 à 6 joueurs, on évite déjà ce dilemme.

Tu es connu pour plusieurs jeux, mais le principal est Saboteur, qui approche du million d’exemplaires vendus. Est-ce que tes autres jeux ont du mal à exister à côté d’un tel succès ou au contraire sont-ils plus visibles parcequ’ils viennent du même auteur ?

Contrairement aux écrivains, les auteurs de jeu sont peu connus et peu mis en avant. Dans une bibliothèque, les livres sont classés par auteur et jamais par éditeur. Dans le monde du jeu, c’est l’inverse. L’éditeur propose une gamme très visible et reconnaissable. Le nom de l’auteur sur la boîte est d’ailleurs un phénomène plutôt récent. Je pense donc que l’effet Saboteur est minimal pour le joueur moyen.

Ca fait depuis 1998, déjà 16 ans que tu es auteur de jeux professionnel. Qu’est-ce qui a le plus changé dans le secteur du jeu de société depuis tes débuts ?

La quantité de nouveaux éditeurs n’a cessé de croître, au même rythme que la quantité de nouveaux jeux d’ailleurs. J’ai assisté à un vrai boom dans le marché du jeu. Sachant que les joueurs ne représentent que 2 à 3% de la population, le point de saturation pourrait être encore assez loin. D’un autre côté, la durée de vie d’un jeu moyen diminue à la même vitesse et c’est une tendance à combattre. Trop d’éditeurs lancent des nouveaux jeux pour les abandonner dès la sortie. Je me réjouis que que Flatlined Games fonctionne avec un horizon à plus long terme en assurant que ses jeux restent disponibles sur la durée.

Si tu devais commencer aujourd’hui, serait-ce encore possible ? Plus facile ou plus difficile qu’en 1998 ?

Il ne faut pas oublier qu’en 1998, j’écrivais une lettre pour contacter les éditeurs. Je n’ai d’ailleurs jamais reçu la moindre réponse. Avec l’internet et tous les moyens de communication actuels, il est en principe plus facile d’entrer en contact avec des éditeurs. La concurrence a néanmoins augmenté à la même allure, ce qui fait qu’à mon avis c’est toujours aussi difficile qu’en 1998.

Quels sont les changements que tu as trouvé les plus intéressants ou prometteurs ces dernières années?

Je dirais que le monde est devenu plus petit. Il y a 16 ans, chaque éditeur vendait ses jeux dans son propre marché: les Allemands en Allemagne et les Français en France. Tout cela a énormément changé. Les éditeurs qui ont actuellement le plus de succès ont une approche plus mondiale du marché.

Et quels changements ont été pour toi une déception ou un retour en arrière ?

Je n’en connais pas.

Il y a quelques années le nom des auteurs ne figurait même pas sur les boîtes de jeu. Actuellement, ils sont de plus en plus mis en avant, et participent activement à la promotion des jeux, un peu comme dans le secteur du livre : biographie, séances de signatures, vidéos de démo, interviews, … Que penses-tu de cette évolution ?

C’est une évolution positive, normale et à long terme indispensable. Cela signifie que le secteur de jeu devient plus mature et professionnel. Vu l’énorme quantité de nouveaux jeux qui sortent chaque année, l’éditeur doit essayer de se démarquer par rapport aux autres. L’auteur est alors mis en avant comme une vedette et peut faciliter la promotion du jeu.

Tu es un des rares auteurs qui n’ont pas d’autre activité que la création de jeux de société. Combien de tes jeux ont été édités à ce jour, et combien de jeux non-édités as-tu dans tes cartons ?

Actuellement, une vingtaine de jeux ont été publié. Une dizaine est en préparation chez des éditeurs et une centaine de concepts n’ont toujours pas encore trouvé un éditeur. Comme je réalise facilement 8 nouveaux jeux par an, mes cartons se remplissent plus vite que je ne parviens à vendre les concepts.

Tu crées des jeux pour un public très large, allant du jeu pour enfants au wargame historique. Est-ce du à une démarche professionnelle visant à couvrir différents marchés, ou est-ce que ça s’est construit au fil du temps, selon tes humeurs?

J’ai un intérêt particulier pour le wargame historique, mais je me rend compte que c’est devenu invendable et que c’est encore moins rentable. En plus avec l’âge, on devient paresseux et la lecture de 60 pages de règles avant de pouvoir entamer la mise en place du jeu (minimum pendant une heure) ne me fascine plus. La tendance du marché va clairement vers les jeux plus simples et légers. Si on aborde cela comme un professionnel, on n’a pas le choix, il faut suivre la tendance générale.

Le processus de création est très différent d’un auteur à l’autre. Qu’est-ce qui te fait dire à un moment qu’une idée vaut le coup d’en faire un prototype et de commencer à la développer ?

Il faut que le thème que j’ai choisi m’inspire suffisamment pour m’engager à fond dans le processus de création. Il n’est pas rare que je lise d’abord un livre sur le sujet pour me donner des idées et me mettre dans le “bain”.

On voit des auteurs se lancer dans l’édition, notamment en passant par Kickstarter. Cela remet-il à tes yeux en question le rôle des éditeurs et des distributeurs, ou penses-tu que c’est un nouveau marché qui se crée, complémentaire à celui que nous connaissons ?

Il est clair que les éditeurs et distributeurs doivent tenir compte de ce nouveau phénomène qui menace leur méthode de travail traditionnelle. Certains éditeurs utilisent également Kickstarter comme tremplin promotionnel, mais où est-ce que cela nous mènera à long terme? Est-ce qu’il faudra toujours commander son jeu préféré avant qu’il ne soit produit? Je reste convaincu que la plupart des joueurs veulent d’abord tenir la boîte de jeu en main avant d’ouvrir leur bourse et d’envisager un achat.

Chaque année il sort des centaines de nouveau jeux et il devient de plus en plus difficile pour un jeu de se faire remarquer. Comment gères-tu cette évolution ?

Je me fais pas trop de soucis, car cela risquerait de me bloquer créativement. D’un autre côté, je vérifie toujours si l’un ou l’autre sujet n’a pas déjà été développé dans le passé récent. Cela ne sert à rien de créer un jeu qui existe déjà. Comme créateur de jeu, j’essaie de me démarquer en cherchant une nouvelle approche afin de créer un concept original. Un éditeur m’a une fois dit: « On cherche une idée de jeu où l’on se dit “Wow” ». C’est évidemment plus facile à dire qu’à imaginer.

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