Cela fait maintenant une dizaine d’années que je vais à Essen chaque annéePréambule
et j’ai abordé cette édition avec appréhensions.
Non pas à reculons mais plutôt en questionnement sur l’utilité de la chose.
En amont seulement un ou deux rendez-vous pris de pur “business”,
quelques séances de dédicaces et surtout l’espoir d’inattendu et d’imprévu.
Une année-test.
En 2018, en plus de rendez-vous de suivi des projets en cours, j’avais blindé mes journées de rendez-vous “pro” qui pour la plupart n’auront pas donné grand-chose au final, avec une année de recul. Et souvent cela aurait pu se faire à distance. C’est finalement ce qui n’était pas prévu au programme qui fut porteur et de bon augure. Une discussion démarrée sur un stand, un verre pris à l’Atlantic (sans alcool), une personne présentée qui prend contact ensuite, un proto joué au Bredeney la nuit, etc.
Donc pour 2019, à pas de velours, uniquement des rendez-vous de suivi, quelques dédicaces, des rencontres et surtout du temps pour mieux cerner la chose. J’ai beaucoup discuté, croisé bon nombre d’acteurs du monde ludique, faisant souvent écho à mes questionnements et voilà ce que j’en retiendrai (et les 10 heures de vol Munich-Séoul m’auront bien aidé à mettre mes idées en ordre ^^).
♦ Le Salon
Trop de monde, et pas que des marcheurs, non, aussi sur les stands, plus de tables, encore plus de démonstrateurs, du mouvement incessant, non-stop. C’est la frénésie voire l’hystérie, des jeux, encore des jeux et du matériel débordant des tables de tous les côtés. Sans compter le volume sonore et le brouhaha entêtant. On a parlé de 80 décibels, seuil de risque de pertes auditives, l’équivalent d’une tondeuse à gazon ou d’une tronçonneuse électrique, en permanence.
Bref, un sentiment mitigé et un ressenti d’étrange bouillie.
♦ Les Jeux
♦ La Production
Une production que j’ai jugée dans l’ensemble très sombre. J’entends par là des jeux aux couleurs ternes, aux tons sombres bouchés, aux lumières enterrées... Comme un voile gris déposé sur les visuels (cf. la nouvelle “La Couleur tombée du ciel” de Lovecraft). Ce qu’on peut constater aisément en se référant aux visuels mis en ligne - certes rétroéclairés sur écran mais aux teintes et contrastes plutôt éloignés du rendu final (par exemple le dos de boîte de Flotilla avec des éléments et personnages illisibles, noyés dans des tonalités très, trop, dark ou sur d’autres jeux, des motifs à peine perceptibles en arrière-plan).
A mon avis, cela tient à plusieurs choses :
- l’utilisation excessive voire abusive du papier mat. Ça peut être classieux, certainement “à la mode”, bien pratique pour faire ressortir un titre avec par-dessus un filtre Spot-UV (vernis sélectif). Mais mal exploité, c’est vite le massacre des couleurs !
Pour info, le papier mat reflète moins la lumière que du papier standard ou brillant, ou linen, et à, de plus, tendance à “boire” les couleurs et donc à faire s’étendre/baver certaines teintes. Ce n’est pas (que) moi qui le dit, certains fabricants précisant clairement dans leurs guidelines que l’emploi du papier mat va compresser la gamme de couleurs pour un rendu terne voire délavé, des tons sombres plus sourds et il est fortement recommandé de l’anticiper en augmentant la saturation et les contrastes d’au moins 10~15% pour tenter d’essayer de compenser (1). Et encore ce n’est pas gagné d’avance car...
- l’absence quasi-généralisée de photogravure. A une époque pas si lointaine, il y avait un poste de travail disons entre l’éditeur et l’imprimeur, le photograveur. Pour faire simple, il s’agissait de caler les fichiers pour l’impression. Mais attention, ce n’est pas seulement appuyer sur des boutons dans Photoshop ou Indesign et apposer un profil couleur comme presque n’importe qui peut le faire, c’est avoir une vision complète de toute la chaîne graphique et d’impression pour avoir les connaissances techniques nécessaires pour assurer une impression juste et précise, sur tous les supports. Avec, de plus - et c’est capital, des compétences en image, graphisme et illustration, pour une vision artistique et stylistique du rendu final !
C’est tout un pan de la chaîne qu’on peut faire sauter et bien rares sont les imprimeurs avec en leur sein de vrais photograveurs et les éditeurs à pouvoir être efficients là-dessus.
- trop se fier aux bons à tirer avant l’impression. Un bon à tirer, BAT, c’est un document imprimé ou numérique qui fait “preuve” de tirage final, à faire valider et approuver par l’éditeur. Dans le cadre de l’édition de livre, c’est peut-être plus fiable et moins délicat que pour le jeu car il y a moins de facteurs impactant comme des formats différents, des matériaux différents. Alors que dans le jeu on va imprimer sur du papier seul, du papier qui sera encollé sur du carton, et/ou plié, découpé, etc.
Pour ma part, je trouve ahurissant qu’on puisse lancer une production sur un BAT numérique, c’est-à-dire d’après à une image rétroéclairée sur écran (et donc plus lumineuse “qu’en vrai”), écran qui n’est pas forcément calibré et certainement pas réglé comme ceux de l’imprimeur... Et pour un BAT imprimé, comment s’y fier pleinement quand on sait que ce sont le plus souvent des tirages faits sur des machines consacrées, hors chaîne d’impression ? Et qu’en plus, plus tard, lors de la production de masse, les calages vont certainement bouger un peu au fil du tirage. Et que pendant le tirage, s’il n’y a pas de contrôle humain fréquent et efficace, ça ne tiendra pas tout seul tout du long par magie (2).
♦ Les Séances de Dédicaces
J’ai arrêté parce que je suis inquiet de voir les auteurs ne se montrer quasiment que sous le seul jour de la dédicace. Malgré toute la bonne volonté des quelques festivals qui ont un vrai programme culturel. Quand on entre dans une manifestation BD, on ne voit que des files de gens, cachant les auteurs qui, si on arrive enfin à les approcher, s’avèrent avoir la tête baissée sur leur dessin. Passionnant, des zombies devant des fantômes…
La plupart des manifestations ne sont pas des festivals de BD, mais des festivals de dessin original rapide sur page de garde. Une illusion de rencontre, alors que ce ne sont que des usines à faire ces petits originaux.
Heureusement, dans le monde du jeu, nous sommes encore bien loin de ces extrêmes.
Mais, ça m’a fait réfléchir. Je ne renie pas les séances de dédicaces, c’est encore un moment convivial et fort sympathique où l’on peut discuter et échanger avec le public, les auteurs et illustrateurs présents, les éditeurs. Mais je pense que ça reste aussi étroit et qu’on peut trouver de meilleures formules.
Sur le fond, je trouverais cool qu’une petite rencontre puisse être organisée avant les dédicaces, avec les joueurs présents, qu’ils soient 5 ou 50, qui sait, même à l’arrache sur le stand concerné, même 15 minutes ce serait instructif, des questions-réponses sur le jeu présenté, un petit moment de partage. Et les dédicaces ensuite. Les joueurs pourraient ensuite repartir avec leur boîte dédicacée mais aussi avec une histoire à raconter !
Une anecdote, une pensée, un bout de genèse ou de making-of en tête à partager avec les autres à qui ils feront découvrir le jeu ! De la comm et de la “contamination” facile.
Sur la forme, je suis un peu fatigué de dessiner au fond d’une boîte, du bout d’un feutre, le poignet cassé. Qui plus est sur un triste fond gris, ça manque de sens. J’en ai discuté autour de moi et quelques idées ont germé. Mais, héhé, assumant mon orgueil, je vais les garder pour moi pour l’instant et les mettrai en pratique à la première occasion. En espérant que ça fasse mouche et que je sois bien le premier à le faire, à suivre... ;)
♦ Les Rencontres
Que ce soit avec les fidèles et habitués, les nouveaux et découvreurs, le public. Au détour d’une allée, dans le hall d’un hôtel ou lors d’un repas partagé. Surtout quand on vient de loin.
Par exemple, cette année, plusieurs éditeurs américains ont fait le déplacement, pour la première fois. J’ai enfin pu rencontrer en personne l’équipe de Van Ryder Games avec qui j’ai travaillé sur “Detective: City of Angels”. En deux ans et demi, nous n’avions communiqué que par mails interposés. C’était étonnant et touchant, si loin si proche, et les moments passés ensemble à Essen ont cimenté nos relations. De même que pour le jeu “Atlantis Rising” et les membres d’Elf Creek Games ou encore Keith Matejka de Thunderworks Games avec qui je vais collaborer.
En introduction, j’évoquais l’inattendu qui m’a surpris et ravi plusieurs fois en ces quelques jours. Que ce soit pour des projets dans l’air qui prennent soudainement corps ou prochainement pour d’autres que je n’avais pas vu venir.
Essen, c’est loin, il faut compter une vingtaine d’heures de voyage porte à porte, la double-peine, et un certain budget mine de rien. De l’énergie, du plein-temps, sans compter ce que ça consume avant et après, en devant mettre entre parenthèses les affaires courantes pour une bonne dizaine de jours. On est loin de la promenade enjouée en Europe ou du trip de vieil ado geek excité. Je parlais d’une année-test car sur le salon, à chaud, un peu trop secoué par le maelstrom, je me suis demandé “à quoi bon”, car il est désormais impossible de faire réellement le tour de la chose, profiter de tout. Difficile de tout concilier et un peu usé de devoir faire l’impasse sur des rencontres et découvertes.
MAIS. Car il y a toujours un mais. Avec à peine quelques jours de recul, le peu de ce que j’ai pu faire sereinement est tellement agréable et puissant, nécessaire, constructif et instructif, que ça vaut largement le périple, que ça compense amplement les aléas et la charge en pleine poire. J’envisage déjà une venue 2020 avec une approche différente, s’adapter.
Peut-être venir moins longtemps, ou condenser sur les jeudi-vendredi les activités sur le salon et passer les samedi-dimanche à jouer dans les hôtels, truster les fauteuils carrés derrière le mur végétal de l’Atlantic, prendre le temps, faire des sauts de puce dans l’arène si besoin est. J’ai presque déjà hâte ;)
(1) Pour ma part, quand je crains que ça coince pour les couleurs, avec les nuanciers Pantone, j’indique et pointe très précisément quelques valeurs de teintes à suivre de près sur une couverture de boîte, un plateau, des cartes. Des plus sensibles aux plus “évidentes” à imprimer. Ainsi le fabricant peut contrôler plus fidèlement ce qui est attendu.
Et je recommande vivement la lecture de ces ouvrages-clef, pas super fun mais formateurs :
- La chaîne graphique: Prépresse, impression, finition
https://is.gd/FoEvI8
- La gestion des couleurs pour les photographes, les graphistes et le prépresse
https://is.gd/U7VHCx
(2) Je sais qu’il y a des éditeurs méticuleux et prévenant qui envoient quelqu’un sur place, à plusieurs reprises, chez le fabricant pour suivre de près la fabrication et rectifier le tir “en live” si nécessaire, et/ou qui exigent plus de vérifications sur la chaîne d’impression.
Il est aussi possible de faire fabriquer des exemplaires de préproduction, plusieurs fois. Ce qui se normalise mais il me semble qu’il faut savoir garder son sang-froid et rester en éveil quand on reçoit ces exemplaires-là, où le pathos peut vite prendre le dessus, en ayant le bébé en main, après des mois voire des années de dur labeur. Et bien entendu, tout ceci a un coût important sur lequel il est facile de tirer un trait...