Journal d'un créateur : Lewis & Clark

[Lewis & Clark]


Cet article est rédigé par l’auteur du “Lewis & Clark”.


Passionné de jeux depuis l’enfance, je crée des jeux de société activement depuis 3 ans. Je suis avant tout sensible aux mécaniques, et j’essaie de créer des mécaniques originales basées sur ma culture ludique. « Le Village 1900 » - qui va sortir sous le nom de Lewis & Clark - était mon quatrième prototype abouti.

L’idée de départ (Noël 2011)

J’adore les jeux d’Uwe Rosenberg et en particulier Le Havre, dans lequel on place ses jetons « ouvrier » sur des cartes qui apparaissent au fil de la partie, ce qui donne un dynamisme et une profondeur exceptionnelle. La carte donne l’effet de l’action et le jeton « ouvrier » en est le déclencheur. J’ai analysé les différentes associations possibles action / déclencheur, et comme j’aime aussi beaucoup les jeux de cartes, « carte déclenche carte » est apparu comme la piste la plus originale et prometteuse.

Très vite j’ai imaginé que les cartes pouvaient donc avoir deux usages : action ou déclencheur, le joueur aura le dilemme de choisir entre ces deux fonctions. J’ai ensuite crayonné une ergonomie adaptée à ce double usage des cartes dans la foulée. Les actions devaient avoir une puissance variable, et être associées à plus ou moins d’ « ouvriers » (de 1 à 3) selon leur puissance.

J’ai ensuite eu l’idée d’introduire une mécanique fluide de récupération des cartes une fois posées : une action facultative pénalisée par divers paramètres dont les cartes restant en main. Cela a introduit une échéance de jeu gestion classique, mais sans comptage de tours, pour plus d’élégance. Naturellement, les joueurs pourront ajouter de nouvelles cartes pour améliorer leur main.

La mécanique de « Handbuilding » avec utilisation double des cartes, première originalité du jeu était née.

Le thème du prototype : « Le Village 1900 »

J’ai toujours eu beaucoup de mal à trouver des thèmes pour mes prototypes, et pour celui-ci, j’ai été inspiré par la lecture de « Hier, nos Villages » (A. de Tocqueville, Ed. Aubanel), consacré en partie au développement économique des villages ruraux en France au début du XXème siècle.

Comme je voulais faire un jeu de gestion de ressources, genre que j’affectionne particulièrement, quatre types de ressource sont apparus, différenciées par leur usage et leur rareté. Afin de générer de l’interaction, j’ai introduit un passage obligé par le plateau pour un type de ressource (le blé dans le four qui deviendra plus tard le bois transformé en pirogues dans Lewis & Clark). Cela a conduit à l’ajout de pions « ouvrier », permettant aussi d’améliorer les effets des cartes jouées.

N’aimant pas beaucoup les décomptes de fin de partie dans les jeux, j’ai préféré opter pour une quelque chose de plus lisible et élégant : une course aux Points de Victoire (PV). Dès qu’un joueur arrive à 50 Francs, le jeu se termine à la fin du tour et le joueur avec le plus de Francs gagne la partie.

Premiers tests

En mars 2012, j’ai effectué des essais sur des bouts de papier avec double information (Effet/Ouvriers). Le principe semblait très bien fonctionner ! J’ai ensuite très vite créé un prototype avec de multiples effets, après équilibrage sur tableur.

Nous avons joué beaucoup de parties avec Karine, mon épouse et testeuse en chef (!), suivies d’une première partie à l’association locale qui a soulevé l’enthousiasme général, mis à part le thème ! (le forum de l’association VIRTUEL permet de suivre l’historique du projet).

Pour savoir si ce prototype avait un vrai potentiel, il me fallait ensuite le tester en dehors du cercle proche…

Festival de Toulouse : la rencontre avec Ludonaute

J’ai décidé de me rendre pour la première fois à un festival autre que celui de Parthenay que je fréquente habituellement : celui de l’Alchimie du jeu à Toulouse (12.000 visiteurs).

Benoit Christen (Rédacteur en chef du magazine Plato à l’époque), qui habite non loin de chez moi, m’avait demandé de récupérer pour lui le prototype de Crimebox auprès de Ludonaute, éditeur que je connaissais pour avoir fait Yggdrasil mais sans y avoir joué…

Dès le vendredi soir, je rencontre Anne-Cécile et Cédric qui me proposent de tester « le Village » : la partie fut très silencieuse et ils restèrent sans voix !

Après avoir ensuite fait jouer leur équipe de testeurs durant le festival, ils emmenèrent mon prototype et nous avons signé le contrat d’édition dans la foulée. J’avais beaucoup de mal à y croire !

J’ai appris plus tard qu’ils avaient joué plus pour me remercier, car le prototype ne leur donnait pas du tout envie…merci Benoît !

Après quatre mois de travail en solo, c’est alors un travail d’équipe de plus d’une année qui a commencé, ponctué de nombreux tests, débriefings via Skype et rencontres sur différents festivals.

Développement avec Ludonaute

Le thème

La première condition à la signature du contrat était le changement de thème. Après un mois de réflexion, nous sommes tombés d’accord sur l’expédition de Lewis & Clark, évènement historique mal connu en Europe et inexploité dans les jeux de société.

Default

Nous avons pris le risque de retenir un thème historique, beaucoup plus restrictif qu’un thème imaginaire. « Le Village » était en réalité un jeu de course, ce qui se prêtait bien au nouveau thème choisi. S’en est suivi un gros travail de thématisation des mécaniques existantes : chaque personnage qui est apparu dans l’expédition a sa propre carte en lien avec ce que l’Histoire nous a transmis, même le chien Seaman ! Cela constitue la deuxième originalité du jeu : un jeu de gestion avec un thème historique fort.

Ce thème a même modifié la mécanique par la suite ! La montagne présente sur le parcours est devenue un deuxième type de PV, plus difficile encore, ce qui donne encore plus l’impression de participer à une course plutôt qu’à une récolte de PV. Cet objectif de course avec deux types de PV devint la troisième originalité de Lewis & Clark. Il est aujourd’hui bien difficile d’imaginer que le thème de Lewis & Clark ait pu être différent !

Réglages mécaniques et nouveaux effets :

La deuxième condition à la signature du contrat était d’accepter un rééquilibrage du jeu, ce qui était une évidence. Nous l’avons réalisé et créé de nouvelles cartes tout en veillant à respecter le thème.

Nous avons ensuite travaillé sur la nouvelle PAO et sur la rédaction des premières règles en français, puis en anglais pour présentation aux distributeurs au festival de Nuremberg (janvier 2013).

La Dutrait’s touch:

La décision de travailler avec Vincent Dutrait sur Lewis & Clark a été prise fin août 2012. Inutile de dire que j’étais plus que ravi d’imaginer mon premier jeu illustré par un des meilleurs illustrateurs de jeux du moment ! De plus, Vincent avait déjà travaillé sur le sujet ce qui a permis un respect maximum de ce thème historique fort.

J’ai pu rencontrer Vincent à Essen 2012 et tester le prototype avec lui. C’est un homme charmant, qui aime jouer aux jeux qu’il va illustrer pour être force de proposition dans le projet, et développer l’ergonomie. Son souci du détail nous a tout simplement bluffé ! (Sur son blog, il donne un aperçu de son travail de création sur Lewis et Clark).

Il a fourni un travail énorme et exceptionnel de qualité. J’ai été émerveillé au fur et à mesure que je le voyais prendre forme : mon cadeau de noël 2012 aura été, un an exactement après avoir imaginé la mécanique du jeu, le crayonné du plateau !

Présentation au public

Nous avons ensuite commencé à communiquer auprès des média spécialisés : sites web (TricTrac, BGG, Jedisjeux), Plato magazine. Le jeu a aussi été présenté sur différents festivals : Cannes, les Ludopathiques, Toulouse, Bordeaux, Paris, Parthenay…

Les retours furent dès le départ très bons, même si le jeu restait difficile d’accès et souffrait de trop nombreuses manipulations lors de l’apparition des ressources. Suite à la présentation à Cannes, c’est Anne-Cécile qui a été la plus ferme sur le sujet et nous a imposé de trouver une solution. Et bien lui en a pris !

Après une longue réflexion, de nombreux échanges et essais, nous avons opté pour la solution finale, beaucoup plus ergonomique et rapide (passant de 30 à 25 minutes par joueur !). La collecte de ressource et l’apparition des cartes sur le Journal des rencontres sont devenues plus fluides. Le jeu s’est concentré sur son essence de « handbuilding ». Une avancée très importante, merci AnneC !

Dernières difficultés

Après de multiples réflexions sur le titre du jeu, liées essentiellement à la confusion possible avec la série TV d’un super-héro bien connu, nous sommes restés sur le titre que nous avions trouvé en fin d’année 2012 : Lewis & Clark - The Expedition.

Enfin, nous avons peaufiné la rédaction des règles pour faciliter l’accès au jeu, et remis à plat quelques points mécaniques secondaires (la case départ, la valeur des remises) avant de lancer le jeu en production en juillet.

Conclusion

Nous sommes aujourd’hui fiers du travail accompli et convaincus d’avoir réalisé le jeu que nous voulions.

Et j’éprouve toujours un grand plaisir à jouer à Lewis & Clark, ce qui est assez exceptionnel pour quelqu’un qui a toujours soif de nouveauté. Chaque partie génère une tension incroyable lorsque l’on se rapproche de Fort Clatsop.

Cette expérience d’un premier jeu édité tel que Lewis & Clark fut très riche en enseignements, mais aussi humainement. Je ne remercierai jamais assez Anne-Cécile et Cédric de m’avoir permis de prendre part active à chacune des étapes du développement de Lewis & Clark. Ce fut une aventure exceptionnelle.

Bon voyage !


“Lewis et Clark”
Un jeu de Cédrick Chaboussit
Illustré par Vincent Dutrait
Publié chez le Ludonaute
Distribution : Asmodee
Pour 1 à 5 joueurs dès 12 ans
Public : Connaisseurs
Durée de partie : 120 min
Disponible : Octobre 2013
Prix conseillé : Non communiqué



Cet article est rédigé par l’auteur du “Lewis & Clark”.


15 « J'aime »

Merci pour cet historique, c'est toujours très intéressant ! Je suis content que TT fasse maintenant autant de place et donne autant de visibilité aux créateurs :).

Petite question en passant : lorsqu'on t'a proposé ce thème de l'expédition de Lewis & Clark, connaissais-tu déjà de quoi il s'agissait ? Quels avaient été les autres thèmes envisagés ? (Tu dis "Après un mois de réflexion", j'imagine qu'il y a eu plusieurs propositions ?)

Merci pour cette histoire, passionnante !

Bravo Cédrick, c'est très chouette!

Merci pour cette présentation: c'est vraiment un plus de pouvoir suivre ainsi l'histoire de la conception d"un jeu!

J'attends ce jeu avec impatience

J'ai failli passer à côté de ce jeu: peut-on imaginer un jeu plus imprégné du thème dans une jeu de gestion?

Merci à l'auteur et également à Cédric et Anne-Cécile qui ont su s'imposer comme éditeur de jeux de qualité :)

Ce genre d'article représente aussi ce que j'apprécie dans le nouveau Trictrac.

Merci :D

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Moi qui rouspétait de ne pas avoir réussi à y jouer au gré des Festival et notamment à Paris est Ludique... je crois bien avoir joué au proto "Le village 1900" :)

(Par contre, je ne me souviens ni de quand ni de la mécanique)

2 « J'aime »

Belle histoire... Un jeu édité après "seulement" 4 mois de développement du proto ! Vous devez faire des jaloux chez les créateurs (à vrai dire j'en connais peu, mais j'imaginais plutôt que c'était une question d'années)... En tout cas c'est bon signe pour la qualité des mécanismes :)

Du coup j'ai envie de tester !

Content aussi de ne voir que des commentaires positifs à cet article, j'avais été pour le moins surpris de la teneur des réactions à un autre article rédigé pour le coup par un éditeur...

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je répond pour Cédrick à la question de Nrx.

On ne lui a pas vraiment proposer le thème de Lewis & Clark. Quand on a signé le jeu, on lui a juste dit qu'il faudrait trouver une histoire à raconter avec ce jeu car faire un jeu sur le développement d'une ville, c'était pour nous impossible.

Ensuite on a pris un bon mois pour chercher/discuter ensemble sur ce que racontait la mécanique. Les 2 points clefs étant que dans le jeu, on améliore ses moyens d'action et que le jeu se termine lorsqu'un joueur atteint un objectif.

C'est très drôle ; je me souviens avoir envoyé un mail à Cédrick un soir en lui disant "on a trouvé, on en rediscute demain sur skype". Et le lendemain matin, c'est lui qui a commencé par nous dire "avant toute chose, moi aussi je crois que j'ai trouvé"....
et au final c'était la même idée de thème.

3 « J'aime »

Belle histoire et belle aventure, bravo !

Très intéressant, merci!Les illustrations sont magnifiques, ça donne envie...

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merci pour cet éclairage ! trés intéressant foie de caribou

vivement une partie

il y a un petit détail qui me semble étrange sur le plateau : pourquoi ne voit-on pas le mississippi se jeter dans le golfe du mexique, plutôt que de s'arrêter net à quelques centimètres de la cote ? c'est juste par curiosité bien sûr, j'ai bien conscience que ça n'a aucun impact sur le jeu, qui a l'air vraiment très bon et que j'attends de pied ferme.

La position de St Louis n'est pas forcément très précise non plus.

Nous avons dû faire quelques petites entorses à la géographie sur le plateau essentiellement pour des questions d'ergonomie.

Pour info, nous avons tourné la TTTV hier, et j'ai pu avoir une boîte en main, ça fait beaucoup en une journée mais très plaisir aussi ;-)

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Il y a 2 raisons a cela

d'une part mecaniquement il ne fallais pas faire plus de case en aval de saint louis et d'autre part si on continuais le mississipi jusqu'a la cote avec cette epaisseur de fleuve (qui est bien sur très très exagéré) la carte des usa semblait vraiment coupé en deux et donc était moins reconnaissable

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Un article très intéressant ! Bravo !

Excellente immersion dans les différentes étapes de la création du jeu : vraiment très intéressant!

Merci de nous avoir fait partager ton expérience.

Je cours maintenant ouvrir le lien de l'illustrateur pour aussi connaitre son travail sur le projet, illustrateurs souvent trop mis en second plan par rapport à l'auteur (ce qui n'est pas le cas dans cet article: j'apprécie ! :) ) alors que je trouve leur contribution graphique à un jeu aussi importante que la mécanique!

Je ne manquerai pas de tester le jeu, voir plus s'il me conquit!

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