[JeuxNco.org] La super-interview de Dominique Ehrhard et Hervé Marly

Propos recueillis par Gontran Ponchel et David Scarpa

[JeuxNco.org] La super-interview de Dominique Ehrhard et Hervé Marly

Dominique Ehrhard et Hervé Marly étaient présents au festival LudiNord, qui s’est déroulé près de Lille en mars dernier. David et Gontran ont réalisé à cette occasion une interview croisée des deux auteurs de jeux, qui ont très gentiment accepté de répondre à nos questions pendant un peu plus d’une heure.

Dominique Ehrhard est l’un des auteurs de jeux français les plus prolifiques, avec plus d’une soixantaine de jeux très divers à son actif. On lui doit entre autres Méditerranée, Condottiere, Marrakech, Sylla, Water Lily, et Boomerang. Il est également un peintre reconnu qui expose dans de nombreuses galeries, en France et à l’étranger.

Hervé Marly est le co-auteur des Loups-Garous de Thiercelieux, qui est devenu un des principaux repères du jeu de société moderne, et l’auteur de Skull & Roses, qui vient de remporter l’As d’or 2011. Ses autres jeux publiés sont Petits Meurtres & Faits Divers, et Les Jeux du Fictionnaire.

Jeux’n’CO : Nous sommes heureux de vous interviewer tous les deux ensemble à l’occasion de cette troisième édition du Festival LudiNord. L’idée d’une interview croisée nous a semblé sympathique et intéressante, d’autant qu’à première vue, vos œuvres se distinguent dans des catégories très différentes… Dominique est réputé pour ses jeux de société familiaux d’une part, mais aussi pour des jeux très stratégiques d’autre part, et les créations d’Hervé s’adressent plutôt à un public à l’aise avec les jeux d’ambiance où l’on doit s’exprimer. Quels sont les liens qui existent entre vous ?

Hervé Marly : On se connaît, pas intimement bien entendu (rires), mais on se rencontre régulièrement, et j’apprécie énormément Dominique de par son univers et sa personnalité. J’ai énormément de respect parce que c’est quelqu’un qui m’a précédé dans le monde des jeux de société. Effectivement j’ai fait des jeux qui sont plutôt destinés à des adultes à la base, mais le jeu est un objet vivant dont on ne contrôle pas du tout la destinée, et en l’occurrence Les Loups-Garous de Thiercelieux est devenu un jeu pratiqué davantage par les enfants et les adolescents. Une bonne part d’adultes y joue encore, mais la tranche d’âge a baissé. Mes autres jeux se destinent plus franchement aux adultes, car il faut avoir un sens de la rhétorique plus ou moins établi pour pouvoir prendre du plaisir à jouer à ce que je propose.

Dominique Ehrhard : J’apprécie Hervé, non pas pour ses jeux ni pour son intellect, mais comme tout le monde, pour son physique (rires). C’est l’une des joies de ce petit milieu du jeu de société : on rencontre des gens. Alors on accroche ou on accroche moins, et il se trouve que j’apprécie énormément la personnalité d’Hervé. Et je ne pense pas qu’on soit très éloignés en ce qui concerne la perception de ce qu’est le jeu ou du moins l’activité ludique. On est tous les deux dans des choses qui racontent des histoires, qui invitent les gens à passer un moment ensemble sans qu’ils « travaillent », c’est-à-dire sans qu’ils soient en train d’échanger un pion bleu contre deux jaunes pour en faire un troisième meilleur, même si c’est une branche ludique qui peut être très intéressante également. Nous partageons ce côté de l’activité directement « plaisir » du jeu, et un petit côté théâtral.

Pour ce qui est de la distinction entre jeux pour joueurs et jeux familiaux, je ne réfléchis pas au départ à la destination des idées qui arrivent, elles se matérialisent sous une forme ou une autre. Ensuite certains jeux seront d’accès plus facile parce que la règle est plus simple, plus compréhensible. Je n’ai pas l’idée de faire des jeux pour enfants au départ, ce sont certaines idées qui sont tellement simples ou évidentes qu’elles présentent un côté enfantin. Et si je suis admiratif du dernier jeu d’Hervé, Skull & Roses, c’est aussi à cause du travail éditorial de Philippe des Pallières, des éditions Lui-même. Il est arrivé avec une idée d’apparence simple, une règle simple et courte, à faire un jeu qui n’est pas enfantin. Et si j’ai un regret, c’est que certains de mes jeux ont été classés comme enfantins alors qu’ils ne le sont pas tant que ça. Je n’ai pas fait beaucoup de jeux réellement enfantins, c’est parfois un défaut d’habillage qui donne cette perception. Je pense à Water Lily ou Crazy Circus, qui ont été trop rapidement catalogués comme jeux simples. Cela vient peut-être d’une maladresse ou d’une difficulté éditoriale à placer ces jeux, qui sont sans doute assez difficiles à situer.

Hervé Marly : Pour aller dans ton sens, à propos de Skull il y a une chose à laquelle je tenais dès le départ, et Philippe était d’accord avec moi, c’était de ne pas en faire un objet dans un univers un peu gnangnan. Il nous a toujours semblé qu’il valait mieux qu’un enfant se dise « je vais jouer à un jeu de grands » plutôt que ce soit des grands qui disent « si, allez-y, vous allez voir que ce jeu n’est pas aussi enfantin que vous le croyez », dans ce sens-là ça marche beaucoup moins bien. Le pari a quand même été osé avec Skull & Roses, mais on me fait sans arrêt la démonstration que les enfants adorent. Et le fameux crâne ne pose un problème qu’à certains parents, parfois.

Jeux’n’CO : Le thème des « bikers », l’univers un peu hard rock entre 70′s et 80’s, c’était ta volonté ?

Hervé Marly : Non, au départ j’étais parti sur un truc encore pire, sur une roulette russe, qui est devenue « roulette moldave » pour le clin d’œil avec le poker où il y a la variante de « l’ascenseur moldave ». Mais il y avait d’autres projets autour de la roulette russe qui devaient sortir chez Asmodée si je me souviens bien, et le thème final est venu suite à des conversations. Philippe y avait réfléchi avec d’autres personnes, et le thème biker est sorti de ces discussions. C’est Philippe qui a eu le flash du nom « Skull & Roses ». Et d’après ce dont je me souviens, il l’a eu sur ma moto, quand je le transportais pour aller rencontrer l’illustratrice. Et là c’était très clair : je savais qu’il serait impossible de trouver mieux. J’ai entendu les musiques célestes avec les trompettes qui sortent des nuages, le halo lumineux, les éclairs, etc. Il y avait le clin d’œil rock’n’roll à Guns’n’Roses, et à The Grateful Dead qui a fait un album éponyme qu’on surnomme « Skull and Roses ». Tout est devenu super cohérent, et quand on a un background cohérent avec une mécanique de jeu, il faut surtout arrêter de réfléchir.

Jeux’n’CO : Avec ce crâne, on remarque que tu nous as habitué aux thèmes un peu sombres, avec les Petits Meurtres, avec les Loups-Garous féroces, les villageois qu’on lynche… Est-ce que c’est quelque chose qui t’attire particulièrement, est-ce que tu trouves intéressant d’amener une légère noirceur dans les jeux, ou est-ce que ça s’est fait sans que tu t’en rendes compte ?

Hervé Marly : C’est plutôt inconscient. Mais comme le disait Dominique tout à l’heure, il y a vraiment plusieurs familles de jeux. Tous les jeux ont besoin de l’implication des joueurs pour fonctionner, qu’ils soient très intellectuels ou plus simplement d’ambiance ou même d’adresse. Et sans doute plus particulièrement les miens, car ce sont des jeux qui ont besoin d’un supplément d’âme. Je propose la mécanique mais ce sont les joueurs qui donnent l’âme du jeu. Il ne s’agit pas d’être capable de monter des rouages les uns avec les autres pour voir si ça fonctionne mieux chez moi que chez toi. Par contre, c’est la manière dont on va se servir du jeu qui est importante. Il y a bien sûr une infinité de nuances entre ce que je viens de dire et l’offre de jeux existante, mais on voit ce que je veux dire. Du coup ça m’entraîne à avoir besoin de développer un univers où les gens s’investissent émotionnellement. Et l’investissement émotionnel doit avoir un moteur : l’angoisse, la frustration, le plaisir, etc. mais d’une façon ou d’une autre, il s’agit toujours d’une transposition du réel. Une transposition simplifiée, « désinhibitrice » et « désangoissante » du réel. Dans le réel il y a beaucoup de choses désagréables, donc dans mes jeux il y a beaucoup de choses qui pourraient sembler désagréables, mais c’est une catharsis plus qu’autre chose.

Jeux’n’CO : Dominique, peux-tu nous présenter l’un de tes derniers jeux, Boomerang, qui vient de gagner le prix du public de Saint Herblain, et qui est édité chez Lui-Même également ?

Dominique Ehrhard : Philippe des Pallières est encore là oui, et on a le même format de boîte que Skull & Roses, qui avait été mis au point pour Boomerang. On a longtemps cherché le thème qui conviendrait. Il y avait toujours cet écueil : quel univers va permettre au joueur de s’impliquer, ne va pas le faire basculer dans le côté enfantin ou au contraire un côté trop ésotérique. Il y a eut un essai avec des vampires où on misait des dents… Peut-être que le côté sombre vient plus de Philippe ?

Le résultat est satisfaisant visuellement, beaucoup de gens l’ont trouvé beau et il fonctionne bien, mais il n’a pas cette évidence finale qu’a Skull & Roses. Ce qui me satisfait, c’est que c’est un objet global, c’est-à-dire rêvé non seulement dans sa règle mais aussi dans son graphisme. J’ai fait les peintures et les graphismes donc ça correspond à ce que j’avais en tête. Il y a aussi la manière dont les choses s’organisent autour de la table : je suis très content qu’on ait retenu la ficelle, qui crée une espèce d’enclos symbolique dans lequel la chose va se passer. J’aime bien quand les choses sont comme ça, très légères, et amènent ensuite une implication symbolique, une cristallisation de ce qui se passe.

Pour reparler des jeux d’Hervé, s’ils n’ont pas le support symbolique idéal ils peuvent ne pas fonctionner. Ils demandent que les joueurs s’impliquent, on ne peut pas simplement se laisser entraîner par le jeu de façon mécanique avec un début, un milieu et une fin. C’est pour ça que Skull & Roses est une parfaite réussite, on se dit que ça ne pouvait pas être autre chose. Et il y avait des tas de thèmes évidents, comme les pirates par exemple, mais qui auraient été très mauvais. Le coup de génie c’est d’avoir un thème qui a posteriori semble évident mais qui ne l’était pas du tout il y a un an, quand Hervé a fait tester la version finale de la Roulette Moldave. On en discutait pas mal et aucun thème qui sortait ne semblait le bon. Et soudain tu as un truc qui est complètement inattendu, auquel personne n’avait jamais pensé, mais qui s’impose comme une évidence pour des tas de raisons.

Boomerang est un jeu plus mécanique : on peut y jouer sans y impliquer son âme, en impliquant seulement son intellect. Il y a une cohérence graphique et une mise en scène, mais le thème est plus secondaire.

Hervé Marly : Il y a une interrogation récurrente à propos des jeux de société : le jeu peut-il être un objet artistique ? Et je dirais globalement non, sauf dans certains cas. Et Dominique Ehrhard fait partie des auteurs qui pourraient nous laisser réfléchir sur la nature artistique du jeu. En résumant, une œuvre d’art c’est un objet qui transporte un concept qui est suffisant par lui-même. On est spectateur d’une œuvre d’art, et cette œuvre existe. Un jeu en général, on ne peut pas considérer qu’il est vivant s’il n’est pas utilisé. Malgré tout, ce que fait Dominique peut dans certains cas se suffire à lui-même dans l’observation. Par moments je me contente d’observer les couvertures des jeux de Dominique, comme par exemple Medici qui est un reflet évident des toiles qu’il peint. Et il y a une sorte de contentement dans l’observation passive de cette boîte, et je peux vous garantir qu’il y a assez peu de jeux qui me procurent cette satisfaction.

Boomerang est aussi un objet très cohérent, il y a eu un gros effort d’édition grâce à Philippe qui est toujours partant pour ce genre de pari. Même dans les cartons avant qu’ils soient « dépunchés » : c’est un des rares jeux où on n’a pas envie de le faire.

Parallèlement, quand vous regardez les toiles de Dominique, c’est une sorte de mélange entre du surréalisme, de l’imaginaire, peut-être un peu de romantisme aussi, et par moments ça fait penser aux fresques de Pompéi. On voit dans ces toiles qu’il y a quelque chose qui l’amène à avoir un regard ludique. Mais je ne sais pas si c’est un compliment pour un peintre…

Jeux’n’CO : Dominique, il nous a semblé qu’il y avait un point commun entre tes jeux et tes peintures… La mise en scène avec plusieurs éléments qui se répondent, et finalement une sorte de scénographie qui se met en place. Est-ce que c’est quelque chose que tu cherches à obtenir ? Comment est-ce que tu articules ta création picturale avec ta création ludique ? Et avec l’illustration de jeux ?

Dominique Ehrhard : C’est une question qui est légitime, qu’on peut se poser mais que j’évite de me poser trop souvent sinon je ne m’en sors plus… Il y a eu en décembre 2004 au Musée de la Carte à Jouer d’Issy-les-Moulineaux une exposition organisée par Gwénaël Beuchet, qui s’était posé cette question. Il avait fait un gros travail pendant un an et il était difficilement arrivé à trouver une réponse entièrement satisfaisante. Pour simplifier, s’il y avait un univers référentiel ce serait non pas celui de la Renaissance mais celui de la Pré-Renaissance, c’est-à-dire celui du XIVème siècle italien. C’est-à-dire le moment juste avant qu’on définisse la peinture comme étant une image, une fenêtre ouverte sur le monde. C’est-à-dire ce moment où on construit une peinture comme on construit un univers. S’il y a une équivalence entre mes jeux et mes peintures, c’est ce côté « construction d’un ensemble ». Effectivement cela intègre le fait que des éléments hétérogènes sont mis ensemble, en conservant leur hétérogénéité, et sont conçus pour qu’ils fonctionnent ensemble. Et il y a cette idée qu’Hervé évoquait et qui me touche, c’est qu’on pourrait observer ces jeux de l’extérieur, les apprécier sans forcément y jouer. C’est effectivement assez paradoxal pour un jeu, mais c’est vrai qu’il y a un peu de ça. Je ne parle pas seulement de l’élément graphique, ce n’est pas juste l’observation de la couverture. C’est se dire que cette construction-là est fine, subtile, qu’elle est plaisante pour l’esprit juste par le simple fait qu’elle existe. Après évidemment, si on se place sur le plan ludique, il faut en plus que le jeu amène du plaisir. Mais si j’avais une petite particularité, c’est cette idée de jeux qui pourraient exister juste par leurs règles, leurs concepts, et qu’on pourrait observer en se disant « tiens, ça, c’est beau ».

Jeux’n’CO : Dans le monde ludique on t’interroge souvent sur ton activité de peintre… Est-ce qu’on t’interroge sur tes créations ludiques dans le monde de l’Art ? Est-ce que les gens rencontrés dans le monde de la peinture sont curieux de découvrir tes jeux ?

Dominique Ehrhard : Alors la réponse est vraiment limpide, et elle rejoint ma perception de la situation du jeu en France en 2011 par le milieu intellectuel. On est vraiment dans un cercle élitiste ayant un profond mépris pour le jeu, notamment les milieux littéraires malheureusement. Le milieu artistique a exactement la même attitude, et ça ne date pas d’aujourd’hui. Quand j’étais étudiant, mes camarades des Beaux-Arts me considéraient comme un doux taré, limite simplet, parce que je passais mes soirées à jouer. Les quelques expériences que j’ai faites – je pense à une galerie en Bretagne notamment, où on se disait qu’on allait pouvoir montrer mes deux facettes – ont à chaque fois desservi le sérieux avec lequel les gens percevaient ma peinture. Ils considéraient que quelqu’un qui s’amuse à faire des jeux ne peut pas être un vrai peintre : c’est un dilettante, un peintre amateur, un petit rigolo.

Donc maintenant j’en suis arrivé à une position assez schizophrène et dans le monde artistique j’avance assez peu mon activité de créateur de jeux. En tout cas les gens qui me connaissent bien ne se posent jamais cette question, parce qu’ils voient l’individu et perçoivent très bien les connexions, comment ça fonctionne entre les deux types de création. Et si on regarde les grands créateurs dont on a des éléments biographiques, on se rend compte qu’ils ont souvent des passe-temps ou des hobbies ludiques importants. Le plus connu c’est Duchamp, qui va arrêter la peinture pour se consacrer uniquement aux échecs. Mais en France on est vraiment dans un système de catégories et de tiroirs, et si tu fais deux ou trois choses en même temps c’est que tu ne les fais pas bien. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, c’est un trait un peu plus européen. C’est décevant mais c’est comme ça, ce mélange hétérogène entre le monde du jeu et le monde de l’art ne passe pas du tout dans le milieu artistique.

Hervé Marly : Je suis entièrement d’accord. On a un gros complexe culturel en France.

Dominique Ehrhard : C’est pareil pour les écrivains. Je pense à Michel Lalet qui a écrit un roman, quand on dit « c’est le type qui a fait Abalone », eh bien…

Hervé Marly : J’en parlais avec Bernard Werber et il a exactement le même ressenti pour les écrivains de science-fiction, qui sont totalement méprisés par les écrivains de littérature classique, romanesque, etc. Cela vient de ces gens qui se déclarent eux-mêmes une sorte d’élite intellectuelle, des gens qui ont une sorte de respect erroné de la culture et qui estiment que tu ne peux pas t’amuser. Le principe ludique de contentement et de plaisir est impossible à conjuguer avec leur définition de l’art. L’art réel doit être difficile, il faut faire tout un chemin d’apprentissage pour être capable d’apprécier une œuvre. Plus le chemin est long, plus on estime que cet art est sublime… et désincarné. Le problème du jeu c’est qu’il est super incarné dans un objet. « Oh, l’objet, beurk ! ». Duchamp s’en est bien pris dans la gueule parce qu’il avait choisi les objets. L’objet-jeu fait en sorte que tous ces gens qui estiment être dans la vraie culture considèrent qu’on ne peut pas être vraiment des « auteurs » ou des « artistes » parce qu’on est obligé de prendre du plaisir pour jouer. Et prendre du plaisir c’est dichotomique avec la grande littérature, la peinture, la musique, et compagnie. Donc c’est un mélange qui ne prendra jamais en France. On a ce gros complexe. Dans d’autres pays qui ont un passé culturel moins prestigieux, c’est un peu plus facile.

Dominique Ehrhard : Il y a ce passé culturellement prestigieux, et je crois qu’on est aussi dans une tradition française qui est issue du Grand Siècle, du XVIIème-XVIIIème, une pensée un peu janséniste selon laquelle l’amusement est un pêché de toutes façons, une perte de temps. Pascal l’avait écrit très joliment. Un des reproches que me font certains amis assez proches, et qui traduit bien cela, c’est : « Comment est-ce que tu peux perdre ton temps à faire des jeux alors que tu pourrais consacrer ce temps si précieux à faire cette peinture que nous aimons tant ? ». C’est-à-dire qu’ils établissent vraiment des catégories de valeurs. Et même si je leur dis que non, que pour moi l’un est aussi important que l’autre, que la quantité de création et d’imagination est la même, que je ne fais pas de hiérarchie, qu’il y a des choses qui vont passer par le jeu, d’autres par la peinture, et puis d’autres encore par des livres… J’aggrave mon cas parce que je fais aussi des livres d’images bâtards, on ne sait pas trop si c’est pour des enfants ou des adultes…

Hervé Marly : Moi j’ai de la chance, on ne me le dit jamais. On me dit « t’as bien fait de faire des jeux, parce que vu les merdes que tu fais à côté ! » (rires). Plus sérieusement, quand j’expliquais que j’étais un fan de jeux de société, la plupart de mes collègues me disaient « t’as rien de mieux à faire ? - Hé non, je suis très content de jouer avec mes amis et de passer un bon moment ».

Dominique Ehrhard : A la Fac, c’était in-com-pré-hen-sible : « Comment ce type peut-il prendre plaisir à cette activité déplorable ? »

Hervé Marly : « Comment ce génie peut-il faire perdre à la civilisation le moindre soupçon de son talent alors qu’il pourrait nous inonder de bonheur ? Hé non ! Il fait des jeux ! »

Dominique Ehrhard : Non à l’époque je ne faisais pas de jeux, je jouais seulement. C’était « comment peut-il perdre son temps à jouer ? », maintenant c’est « vu la peinture que tu fais, comment peux-tu perdre ton temps etc. ».

Jeux’n’CO : Pour revenir à la création proprement ludique, nous voulions profiter de cette interview pour revenir sur Sylla, qui est un jeu très apprécié par chez nous. Quand on regarde la construction, le « squelette » de Sylla, on voit un jeu où il y a de multiples phases d’enchères et de sélection qui se succèdent. Mais quand on joue, qu’on est dans le mouvement de la partie, les « muscles » du jeu sont des prises de positions subtiles, des influences légères, par touches, et on a quelque chose de beaucoup plus matois. Alors qu’à la base on a l’enchère qui est un système un peu violent où l’on déclare la valeur de quelque chose et la volonté d’acquérir cette chose, on finit par avoir un jeu de fin politicien. Comment es-tu parvenu à obtenir cet effet ? Es-tu parti des enchères, du thème, de la politique romaine ?

Dominique Ehrhard : Sylla est un très bon jeu, mais il a été sous-estimé pour différentes raisons que je comprends très bien. Je n’ai eu aucune volonté de faire des enchères au départ. C’est un des seuls jeux où j’ai eu un projet en tête, et pas un concept ou une vision de mécanisme. Je me suis dit « je vais faire ce jeu-là », et ce jeu était clairement Respublica Romana dans un format court, plus compréhensible : lutte d’influence entre différentes factions, etc. Après il y a eu l’idée d’embaucher des personnages pour accroître la puissance de sa famille et assurer son prestige, associée à l’idée de base de Respublica Romana qui était de participer à la prospérité de la cité commune tout en essayant de tirer un peu plus son épingle du jeu que les autres. Il se trouve qu’on avait différents mécanismes qui se résolvaient de différentes façons, et pour des raisons d’homogénéité je les ai fait se ressembler un petit peu plus, et les gens n’y ont vu que des enchères. Une des raisons pour lesquelles le jeu a été mal reçu au départ ou a pu en décevoir certains, c’est que les premières critiques sorties ont parlé d’un « empilement d’enchères ». Je n’avais pas du tout vu ça comme ça, et je pense que Cyril (NDLR : Cyril Demaegd, fondateur d’Ystari, éditeur de Sylla) et les testeurs non plus, parce qu’on était vraiment pris dans l’histoire. Dans Sylla on joue une famille qui recrute des personnages pour leurs capacités, paye pour certaines actions, et il y a un mécanisme qui fait qu’on est celui qui va pouvoir réaliser telle action contre tel événement en fin de tour. J’avais l’impression en lisant les critiques qu’on comparait avec l’empilement d’enchères de Modern Art, où là effectivement tu achètes continuellement. Au niveau éditorial il aurait peut-être fallu trouver quelque chose qui fasse que les gens aient moins cette impression, mais il y a surtout eu le fait que Sylla est sorti entre Dominion et Agricola…

S’il y a quelque chose dont je suis content dans Sylla, c’est qu’autant d’éléments hétérogènes à gérer donnent un jeu fluide. Ce dont je suis moins content, c’est d’avoir perdu la vision de ce à quoi pouvait faire penser ce jeu à un nouveau joueur qui ouvrirait la boîte et découvrirait la règle. Mais c’est le risque des gros jeux, il y a beaucoup de tests, on a toute une histoire avec le jeu et celui-ci se transforme petit à petit.

Jeux’n’CO : Une nouvelle question sur le processus de création, mais pour Hervé cette fois-ci. Quand on considère Petits Meurtres et Faits Divers, Le Fictionnaire, et les Loups-Garous, on a l’impression que ce sont des jeux où tu es parti d’une idée centrale et puis tu as ajouté. Des cartes aux Loups-Garous, des cartes et des thèmes différents pour le Fictionnaire, des enquêtes pour Petits Meurtres. Pour Skull & Roses on a l’impression que tu as fait l’inverse, que tu as retiré et que tu es arrivé à quelque chose d’on ne peut plus épuré. Peut-on dire que tes précédents jeux ont été créés par accumulation, mais que Skull & Roses a été créé par affinement ?

Hervé Marly : Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas vrai non plus. Pour la mécanique c’est faux, car je cherche de toutes façons à aller au plus simple, où on ne peut plus rien enlever sans dénaturer le jeu. Mais la différence avec Skull & Roses, c’est que dans les autres jeux il y a un contenu « littéraire » en plus. Dans le Fictionnaire, et particulièrement dans Petits Meurtres où j’ai pris un grand pied à écrire ces débuts d’histoires policières. Donc ce que tu dis est également vrai.

Le Fictionnaire est une adaptation du jeu du dictionnaire, qui existe depuis bien longtemps, et ce n’est pas caché. Mais il ne faut pas rester trop là-dessus : il y a l’imaginaire des joueurs qui intervient énormément. Et il ne s’agit pas de récompenser la personne qui a la culture générale la plus importante. Il s’agit de récompenser la personne qui a l’imaginaire le plus intéressant, et surtout le plus crédible par rapport aux questions, sur lesquelles j’ai passé énormément de temps à me documenter et dont la réponse est à peu près incroyable à chaque fois. Le fond du jeu est là, le mécanisme est une adaptation du jeu du dictionnaire mais aussi de Petits Meurtres. Et je connais beaucoup d’autres jeux, très connus, qui fonctionnent sur une mécanique du jeu du dictionnaire, mais ça ne se voit pas tout de suite, ils n’ont pas la même apparence. Donc on ne leur fait pas ce reproche d’être encore une variante du jeu du dictionnaire. Je suis un bon camarade donc je ne vais pas les citer, mais il suffit de réfléchir un petit peu.

Dominique Ehrhard : Sur la question de la création, s’il y a un point commun entre nous, j’ai l’impression qu’il est du côté de l’objet, du jeu oulipien. C’est-à-dire l’idée qu’on ne fait pas un jeu en plus, mais qu’il y a un concept précédant l’idée de la règle et du mécanisme du jeu. Par exemple, on va faire un jeu pour 15, 20, 25 personnes : c’est impossible, donc c’est un challenge. On va faire un jeu d’une grande complexité de construction comme Petits Meurtres et Faits Divers, parce que c’est un truc de cinglés de faire ça. On va faire un jeu où à la fin il reste quatre sous-bocks dont un avec une petite croix derrière. Et de mon côté, peut-être des idées plus formelles mais où les idées sont également préalables à la création elle-même, comme pour Marrakech par exemple : un jeu avec un seul pion. Voilà, ça c’est rigolo. Ce n’est pas une idée qui tombe comme ça ou la volonté de faire un mécanisme correct. S’il y a un point commun entre Hervé et moi, et si on s’entend bien, c’est aussi à cause de cette idée oulipienne de faire d’abord un truc un peu extraordinaire avant, et l’idée du jeu vient après.

Hervé Marly : Je suis complètement fan du mouvement oulipien, avec la contrainte comme source de création. Le principe moteur de Petits Meurtres, c’est la contrainte, comme dans le théâtre d’improvisation. La contrainte n’étant pas un obstacle mais la base, les marches et les briques qui permettent de construire quelque chose. Je n’ai pas l’envie de faire un jeu de plus qui ressemble aux autres. C’est extrêmement orgueilleux ce que je dis là, mais il faut dire qu’il sort énormément de jeux tous les ans, et qu’il y en a énormément qui sont très bons. Et je n’ai pas envie de faire un concours du meilleur jeu où on construit des choses en utilisant d’autres choses pour arriver à une troisième chose. Je ne suis d’ailleurs pas sûr d’en avoir la capacité, en tout cas je n’en ai pas la volonté. Donc on en arrive à faire quelque chose d’un peu différent. C’est une prise de risque, cette volonté fait qu’on se met un peu à part. Je ne sais même pas si on fait des jeux en fin de compte… (rires)

Dominique Ehrhard : Je suis entièrement d’accord avec toi. Cette idée de faire un jeu qui serait meilleur que les autres ne m’intéresse plus. C’est plus une excitation par rapport à l’envie que j’ai de faire un jeu. Je suis assez inculte en jeux, je suis mauvais joueur, et je ne connais pas beaucoup les jeux qui sortent, parce que je suis plutôt dans un rapport à des concepts. Le départ c’est « Est-ce qu’on pourrait imaginer quelque chose qui serait comme ça ? » Et cette chose serait un jeu.

Jeux’n’CO : Marrakech descend intégralement de l’idée du pion unique ?

Dominique Ehrhard : Oui. Il y avait déjà eu des précurseurs : Odysseus et Ulysses (NDLR : « Odysseus » ou « La Fureur des Dieux » de Dominique Ehrhard, et « Ulysses » d’Andrea Angiolino et Pier Giorgio Paglia, parus en 2001). J’ai eu envie d’aller encore plus loin dans ce concept avec Marrakech. C’est très amusant et c’est absurde de dire à quelqu’un « j’ai inventé un jeu avec un seul pion… et le plateau c’est des cases vides ! ».

Hervé Marly : Tu aurais très bien pu ne pas faire de cases, le plateau n’est pas fondamental.

Dominique Ehrhard : Pour mon prochain jeu, dès qu’Hervé aura fait un Skull & Roses sans les sous-bocks, je ferai un Marrakech sans plateau. (rires)

Jeux’n’CO : Lors de nos animations, on fait souvent découvrir Marrakech, et les joueurs disent régulièrement qu’il y a le même truc amusant qu’au Monopoly, le « tu tombes chez moi, tu payes », mais sans tous les aspects pénibles et longs autour.

Dominique Ehrhard : Oui, et c’est évident, mais je n’y ai pas pensé un seul instant pendant la création du jeu. Dès qu’on a testé le jeu, on s’en est rendu compte, on a vu la chose. Mais Hervé a raison, on aurait presque pu enlever le damier, c’était encore une petite béquille. J’avais écrit pour « Jeux sur un Plateau » une série d’articles sur les concepts de jeux et il y en avait un sur les jeux sans plateau et c’est une idée qui m’avait beaucoup intéressé.

Jeux’n’CO : Il y a beaucoup de collaborations dans le monde ludique… Est-ce qu’on peut imaginer un jeu co-signé par Dominique Ehrhard et Hervé Marly ?

Dominique Ehrhard : Je crois qu’il faut des complémentarités plutôt que des similitudes, a priori. Je travaille peu avec d’autres auteurs, et travailler avec son double ce n’est pas… On double plutôt les conneries (rires).

Hervé Marly : Je ne suis pas très doué pour la collaboration non plus, même si je ne l’exclus pas définitivement. J’ai du mal à me dire que deux univers peuvent collaborer. Il y en a un qui bouffe l’autre, obligatoirement. La seule personne avec qui j’y suis arrivé c’est Philippe des Pallières sur les Loups-Garous. On fait tous les deux des efforts pour respecter les idées de l’autre et ça fonctionne bien. J’ai fait des tentatives avec d’autres auteurs et en fait, j’ai du mal à me battre. Quand j’amène quelque chose j’ai toujours tendance à penser que si l’autre me dit « c’est nul » il a raison. Avec moi-même j’arrive mieux à me mettre d’accord. A plusieurs j’ai l’impression d’être au boulot, comme avant quand j’étais dans une boîte de pub, où on faisait des brainstormings… et je n’aime pas me dire que je suis au travail quand je fais des jeux.

Jeux’n’CO : Donc on ne peut pas imaginer un jeu d’Hervé Marly avec des cubes en bois ?

Hervé Marly : S’il y a des cubes en bois dans mon jeu, on se les jette à la gueule ! (rires) Il y a déjà beaucoup de bons jeux de ce type, et j’adore jouer à Le Havre et à Puerto Rico bien sûr. Je n’ai pas de mépris du tout pour les jeux de gestion ou les wargames, mais ce n’est pas la peine que j’en ajoute un qui serait seulement à peu près bien. Honnêtement, j’ai des idées pour faire des jeux de ce genre-là, mais ce sont des idées qui normalement ne devraient pas fonctionner avec ce genre de jeux. Est-ce que j’aurais le courage de continuer dans cette voie là ? Ce n’est pas sûr, et on risque d’avoir un problème de mauvaise lecture du jeu par rapport aux attentes. Il peut y avoir une erreur légitime de casting. Si je fais un « Le Havre » avec un côté oulipien, ça va décevoir des deux côtés…

Jeux’n’CO : Est-ce qu’on peut rêver d’un Petits Meurtres et Faits Divers 2 ?

Hervé Marly : Je travaille sur une suite qui ne serait pas une suite… C’est une sorte de stand-alone, mais c’est mieux d’avoir joué à Petits Meurtres avant. Ce que je vous dis là est encore assez secret… Asmodée m’encourage depuis longtemps à le faire, et de nombreux joueurs aussi, et je le comprends très bien. J’ai la chance d’avoir des joueurs qui sont fans du jeu, et j’aimerais leur apporter quelque chose de nouveau. Mais je n’ai pas envie d’écrire des histoires supplémentaires. On pourrait se contenter d’en ajouter en gardant le même mécanisme, mais en faire 240 à l’origine, je peux vous dire que ça a déjà été extrêmement difficile vers la fin. J’en ai parlé avec Croc (NDLR : un auteur de jeux de société et de jeux de rôle réputés, également directeur de collection chez Asmodée) qui m’a donné certaines pistes qui m’ont beaucoup plu. Je ne suis pas encore pleinement satisfait du plaisir et des émotions que le jeu amène, mais je crois que je suis sur la bonne piste. Le mécanisme restera en tout cas basé sur le théâtre d’improvisation, avec des mots obligatoires dans des histoires à raconter.

Jeux’n’CO : Dominique, est-ce que tu as toi aussi un projet secret à nous dévoiler ?

Dominique Ehrhard : Il y a tellement d’impondérables dans l’édition des jeux de société que par superstition je préfère attendre que les choses soient plus avancées. Mais il devrait y avoir un petit jeu de cartes rigolo et qui plaît beaucoup, et un jeu sur des tahitiens qui se promènent d’îles en îles (NDLR : on a eu la chance de tester le prototype de ce second projet lors du « off » de Ludinord, et c’est très prometteur). Et puis peut-être un jeu sur lequel je travaille depuis longtemps, sur le thème de Robin des Bois, mais qui a été reculé parce que d’autres jeux sont sortis sur ce thème. Peut-être que le thème va changer, je ne sais pas encore.

Jeux’n’CO : On a aussi entendu parler d’une réédition de Méditerranée, chez Ystari, remise au goût du jour. Est-ce confirmé ?

Dominique Ehrhard : Oui. L’idée était de tout changer pour que rien ne change. Les règles sont assez différentes mais le feeling du jeu est le même. J’ai rejoué à l’ancienne version avant de retravailler la règle, et c’était un peu poussif. Je suis très content de la nouvelle version, plus rapide et plus tendue, et j’ai demandé à assurer l’ensemble de l’illustration : boîte, plateau, cartes, etc. C’était déjà le cas pour la première version, donc c’est rigolo de voir ce que peut donner le même jeu repensé entièrement 15 ans après. Cela fait deux jalons du même projet. Je n’ai aucune volonté de revendication du caractère artistique du jeu, mais là on retrouve la même démarche créative que celle qui peut s’inscrire dans l’évolution d’une peinture. Dans le jeu, on a peu souvent l’occasion d’avoir une maîtrise globale sur l’ensemble du projet mécanismes/illustrations/règles comme je l’avais eu pour Méditerranée, et d’avoir la chance d’avoir à nouveau cette maîtrise quinze ans après.

Jeux’n’CO : C’est la fin de cet interview. Nous vous remercions tous les deux Hervé Marly et Dominique Ehrhard pour le temps que vous nous avez consacré pendant le festival Ludinord, et nous vous laissons le mot de la fin.

Dominique Ehrhard : Je veux bien commencer, parce que comme ça je ne l’ai pas.

Hervé Marly : Le mot de la fin justifie les moyens.


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