Freak Shop : archéologie horrifique

Freak Shop : archéologie horrifique

Bienvenue dans le cours d’archéologie horrifique, 1ère année ! Bien que l’en-tête de cet article indique que nous allons parler de Freak Shop, le chatoyant jeu de cartes édité par Catch Up Games en cette fin d’année 2016, je vous propose de remonter plus loin dans le temps. Nous allons ensemble creuser profondément sous la surface de cette jolie boite bleue, afin de dévoiler les fondations obscures et bancales de ce petit jeu de cartes. Bancales, certes, car il sera ici surtout question d’échecs (pas le jeu), de désespoir, d’abandon et d’ignorance, mais aussi (sinon le film il est pas drôle) de chameaux, d’impression à la demande et d’un mystérieux rendez vous dans un hangar…

Au commencement, il y eut le jeton

Tout commence en 2013. En réalité, je n’en suis pas vraiment sûr, mais en fouillant dans mes cartons de vieux protos abandonnés c’est à peu près jusqu’à cette couche géologique qu’il m’a fallu creuser. Ce qui allait devenir Freak Shop trois ans plus tard ressemblait alors à pas grand chose : des jetons de couleurs, avec des valeurs, et quand même des illustrations pour faire bonne figure. Le coeur de mécanique, ou à défaut l’intention, était déjà là : il s’agissait d’un jeu d’échanges. Les valeurs des jetons n’étaient pas encore réparties sur un schéma pyramidal, mais un mélange de valeurs hétéroclites mathématiquement très moches. Le but était alors de réussir au fur et à mesure des échanges à rassembler tous les jetons d’une même valeur afin de scorer cette valeur en points. Le système d’échanges n’était pas du tout le même, il y avait des pièces d’or en complément, et surtout, on pouvait échanger directement avec les autres joueurs, sans que ceux ci puissent refuser ; il ne s’agissait toujours pas d’un jeu de négociation. Le thème était d’une originalité à couper le souffle : un marché oriental. J’ai donc ramené un soir le prototype au GRAL (le Gang Rennais d’Auteurs Ludiques, cercle de testeurs sans pitié aucune), tout fier de moi parce que sur le papier ça sentait bon.

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Bien sûr, comme souvent, ce fut un échec total. Le jeu produisait des boucles sans fin, et même en tentant des modifications à la volée sur les règles, nous n’avons pas réussi à en faire quelque chose de potable. La seule solution qui me venait à l’esprit en identifiant les problèmes, c’était simplement qu’il fallait tout refaire. J’ai donc remisé le proto au fond d’une boite, en me disant que j’y reviendrais le jour où je n’aurais rien de mieux à faire.

2014 : Découverte de la carte à jouer

C’est sans aucune raison particulière que j’ai ressorti l’idée du placard, environ un an plus tard. J’ai laissé le proto maudit qui tournait en boucles dans son carton, et je suis seulement reparti de l’idée de départ. Comme j’avais eu suffisamment de temps pour l’oublier, il a été beaucoup plus facile de revenir sur le jeu en ne gardant que l’essentiel, et en l’orientant dans une autre direction. Déjà, il ne fallait aucun matériel supplémentaire, donc pas de pièces d’or, que des cartes. Ensuite, j’ai griffonné tout un tas de mécas intéressantes qui collaient bien avec mon idée centrale : un jeu d’échange de cartes comportant seulement des chiffres et des couleurs, avec des enjeux de combinaison. Au final, j’avais tellement de matière que je suis parti sur la piste d’un jeu modulable à la fois dans les moyens d’action et dans les objectifs, à la manière de Kingdom Builder. Encore une fois, sur le papier, ça avait l’air super.

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Et pour une fois, c’était « pas mal ». Suffisamment encourageant en tout cas pour continuer à développer le concept. Le premier constat a été le suivant : équilibrer le pool de cartes d’actions n’allait pas être une mince affaire. A la base, dans « Marchand de Tapis », il y avait trois types d’échanges possibles à son tour, et ceux ci étaient tirés aléatoirement en début de partie parmi trois pioches de 4 cartes. Ca offrait une solide rejouabilité dans le principe, mais dans les faits les actions n’étaient pas toutes intéressantes à jouer, certaines étaient systématiquement laissées de côté, d’autres étaient redondantes, ou pas assez intuitives… bref, ça ne servait à rien de vouloir produire 12 actions possibles si toutes n’étaient pas individuellement valables - sans compter les synergies plus ou moins bonnes sur certaines combinaisons. J’ai donc laissé de côté le principe des actions modulables, et j’ai taillé tout ce qui dépassait pour ne garder que trois actions qui me paraissaient permettre une dynamique intéressante. Il a fallu tourner un peu autour afin de les lisser, les rendre simples et intuitives, pour au final n’en garder que deux : celles présentes dans Freak Shop.

Du piège de la double variable

J’adore la double variable ; j’entends par là : le fait qu’un carte comporte deux variables croisées (comme… un jeu de carte classique, en fait, dont les cartes comportent à la fois des chiffres et des couleurs). Couplée à des enjeux de combinaison, ça donne lieu à des choix réellement intéressants, sans ajouter aucune règle complexe : c’est une propriété émergente. C’est pas pour rien si des dérivés du Rami trônent parmi les jeux traditionnels de toutes les cultures où on tape de la carte à jouer - ça produit des sensations ludiques intéressantes, tout en restant accessible.

Pour « Marchand de Tapis », j’avais poussé le vice un peu trop loin. Le deck était pyramidal (un « 10 », deux « 9 », trois « 8 », etc…), mais j’y avais mis des couleurs en variable croisée, évidemment pyramidales elles aussi : ça donnait une suite de 1 à 10 en bleu, une suite de 1à 9 en rouge, une suite de 1 à 8 en vert, etc. Pour les objectifs de combinaison modulables, c’était du bonheur : 20 variables différentes en tout, ça offrait pas mal de possibilités. Sauf que, à part pour moi qui avais bien la structure en tête, je me suis vite aperçu que c’était pas vraiment, voire pas du tout intuitif pour le reste du monde. Hum.

Déçu mais résolu, j’ai taillé dans le gras, et je suis passé à une seule variable sur les cartes. Le fait que le deck soit pyramidal suffisait à faire réfléchir. En revanche, pour produire des objectifs de combinaisons variés, c’était devenu beaucoup plus dur. C’est là que sont nées les familles (cartes de valeur 1 à 3 / de 4 à 7/ de 8 à 10) et les cartes « à étoile », afin de me permettre de créer plus d’objectifs différents.

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2015 : la Renaissance

A cette époque j’étudiais sérieusement la possibilité de publier des petits jeux en Print on Demand sur des sites comme DriveThruCards ou The Game Crafter. Au passage, j’ai donc bossé un certain temps sur l’aspect graphique du jeu : je ne pouvais pas laisser les jolies illustrations de Matthieu Leyssenne que j’avais utilisées pour le proto. J’ai donc refait toutes les illustrations du jeu, que j’ai renommé pour l’occasion « Kalim Bazar ».

Malgré tout, la publication en PoD était une solution par défaut. Je suis allé à Essen en 2015 avec le jeu fini, illustré, afin de la présenter aux éditeurs que j’allais voir sur place, me disant que s’il ne trouvait personne pour vouloir l’éditer, je le ferai moi même. J’avais au passage encore taillé dans le gras : exit les objectifs modulables. Je n’avais gardé que deux objectifs que je trouvais suffisamment accessibles et bien complémentaires - ceux que l’on retrouve actuellement dans Freak Shop comme étant ceux conseillés pour la première partie : les enjeux de majorité et de valeurs différentes. Certes, le jeu n’avait plus rien de modulable, mais il offrait une dynamique intéressante pour un petit jeu de cartes de ce format, je le présentais donc tel quel sans regret.

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Autre détail qui a bien changé : le fait de jouer à main ouverte. Jusqu’ici, chaque joueur gardait ses cartes en main. Ca fonctionnait, mais non seulement ça demandait un effort de mémoire laborieux pour qui voulait compter les cartes, mais en plus ça gardait bien chaque joueur derrière sa main de cartes pendant toute la partie. Le jeu était agréable à jouer pour la mécanique qu’il proposait, mais en termes d’interactions sociales, c’était pas vraiment ça. Certes, Freak Shop n’est pas un party game où on se tape sur les cuisses, ce n’est pas le but, mais je voulais proposer une expérience de jeu tout de même un peu moins froide. Jouer à mains ouvertes en proposant des enjeux de majorité permettait ça : pouvoir observer sur quelles valeurs se positionnent les autres joueurs, jouer la diplo si un joueur est devant, chambrer l’adversaire si on voit qu’il ne veut pas lâcher son 7, ce genre de choses…

C’est sur le stand d’un éditeur Taiwanais, à Essen, que j’ai rencontré Seb et Clément de Catch’Up Games. J’avais entendu parlé de Sapiens, mais je n’y avais jamais joué. Ils m’ont demandé comme ça si j’avais des protos à présenter sur le salon, et c’est ainsi qu’on s’est retrouvé assis par terre au fond du Hall 6 pour que je leur montre mon proto de Kalim Bazar. Le jeu a semblé leur plaire, mais les deux messieurs étant un peu gamers, il leur fallait un peu plus qu’un simple petit jeu de cartes astucieux. Je leur ai parlé des objectifs modulables et d’une ou deux autres pistes que j’avais exploré mais pas retenu, et du coup ils m’ont demandé de quoi se faire un proto chez eux pour essayer tout ça.

Quelques semaines plus tard, je signais le jeu chez Catch Up Games. A ce moment précis, en ce qui me concernait, vu toutes les transformations et le raffinage qu’il avait subi, le jeu était fini. Evidemment je me trompais… il restait encore à faire. Mais comme je crois savoir que le courageux Sébastien a prévu un article fort intéressant sur le processus éditorial de Freak Shop, je vais m’arrêter là, et le laisser raconter la suite - l’abandon des chameaux, la longue route de l’équilibrage des objectifs, et puis le concret du pinceau et de l’enclume…

5 « J'aime »

Merci pour ce déroulé de processus créatif. Curieux maintenant d’avoir la phase de développement de l’éditeur.

Ce jeu sera certainement le premier Cath Up que j’achèterais, grâce, à l’équilibre qui semble se dégager entre simplicité de règles & profondeur tactique, au thème, au prix, et à la qualité de production à laquelle cet éditeur semble particulièrement faire attention.

2 « J'aime »

Sympa de partager le travail de longue haleine que cela a représenté.

Dans sonsystème de valeur et de shop (la rue) c’est une mécanique proche du jeu Famiglia de Friedmann Friese. Et comme on ne peut pas jouer à Famiglia à plus de 2 joueurs Freak shop tombe à point comme jeu de cartes avec main visible !

Je l’ai, reste plus qu’à tester à 4.

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