DU JOUER ET DU JOUIR

DU JOUER ET DU JOUIR

Ce texte a été publié dans le dernier numéro de Jeux sur un plateau, soit il y a près de 6 ans de cela. En revenant de la journée de lancement Game in Lab organisée par Asmodee Research, j’ai eu envie de le relire… et aujourd’hui j’ai envie de le partager en espérant qu’il pourra intéresser. Je crois que le fait que Tric Trac ouvre ses pages à des contributions plus personnelles est une bonne chose, voire une véritable offrande au pluralisme. J’ai envie de défendre cette ouverture et si possible d’y contribuer.

DU JOUER ET DU JOUIR

J'avoue, je me suis amusée à tricher. Il y a peu de jouets dans cette considération. Un livre a mobilisé mon attention, un livre qui traite du roman, de l’art, de la culture, du jouir, et qui sans le nommer, ne parle que du jeu. Je veux examiner le jeu et le jouir et rien n’est plus subjectif qu’un tel sujet. Ceux qui se réfèrent au « plaisir du jeu » l’assument.

J’envisageai d'évoquer ce pouvoir surnaturel qu'offrent les kaléidoscopes. Comme il suffit de l’apposer sur un œil et de fermer le second pour discerner ce qui n'est pas dans ce qui est. Le kaléidoscope propose une œillère pour voir le monde en le décuplant : une déconstruction de la réalité, et telle est la position ludique, mais aussi, la posture artistique. Comme le kaléidoscope, l’art offre la possibilité de regarder mieux, différemment. Et d'admettre que le cœur de chaque chose puisse être empli d'une multitude d’autres, parfois contradictoires ou identiques, qui se superposent, s’imbriquent, se fondent. Le joueur interprète le personnage de ce roman incertain, dont il pilote le destin en fonction des aléas. Il s’arrange, compose, bricole pour gagner… Tout au long de la vie, le jeu constitue une manière simple d’insérer de la magie dans le quotidien. Depuis l’enfance, une latitude nous est offerte de scruter le monde à travers le petit trou de la serrure, de traverser le miroir, en transformant l’irréel en actualité. Car le jeu se conjugue au présent. Chaque partie est un recommencement. Telle est la puissance du prisme ludique : un pouvoir accessible à tous permettant de laisser de côté la réalité, un instant. De s’éclipser. Jeu est un autre aurait pu écrire Romain Gary…

La profondeur de l'homme

Aviateur, Compagnon de la Libération, diplomate, Consul général de France, réalisateur, mari, père, amant, voyageur… cet aventurier laisse une œuvre littéraire considérable[1] et protéiforme. Roman Kacew, Romain Gary, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi, Emile Ajar : cinq noms, cinq styles, mais une seule plume. Il a écrit dans deux langues dont aucune n’est sa langue maternelle. Unique romancier ayant reçu deux fois le Goncourt. Voici sa dernière phrase publiée, son point final posthume : « Je me suis bien amusé, au revoir et merci »[2]. Gary refuse de voir dans le roman autre chose qu’un amusement gratuit, un plaisir esthétique. Il se revendique comme un enchanteur : un créateur d’illusion, étymologiquement : celui qui fait entrer en jeu. Il y a des jeux de qualité et d’autres médiocres, et voilà bien pour lui, le seul critère pour juger les œuvres de fiction.

C’est en lisant Pour Sganarelle qui décrit les hommes ainsi : « la seule chose, de toute façon, qui les tente depuis qu'ils sont, c'est ce qu'ils ne sont pas, c'est ce qui n'est pas, qu'ils n'atteindront pas et qu'ils ne cesseront jamais de poursuivre, se créant eux-mêmes chemin faisant »[3] que j’ai su que finalement je ne traiterai pas des kaléidoscopes. Ou pas de la même façon… Qu’est-ce que jouer sinon être celui que l’on est pas ? Sinon adhérer à ce qui n’est pas ? À ce qui ne sera jamais ?

Gary ne parle pas du jeu, il évoque le livre et pourtant… Pour Sganarelle défend le roman picaresque, un roman qui suscite le rire… Il y décrypte les raisons qui ont poussé le roman à s’enfermer dans le nihilisme : « le “jouir” est proclamé péché (…). Le respect de la plaie en vient à exiger la plaie, le partage de la plaie, il fait de la plaie et des épines le symbole de la “condition humaine”. La culture exige de nous la fin du culte de la douleur dans l'art, dans la littérature et dans le roman »[4]. Si la souffrance existe (et elle existe) pourquoi s’entêter à ne glorifier qu’elle, et non pas l’expérience la plus universellement partagée : la joie de vivre ? Et la joie de vivre s’exprime naturellement par le jeu.

Cette pelure de la réalité

Dans cette société de l’angoisse, le jeu est l’antidote de la peur. On peut tout oser dans le jeu, même la défaite. La peur est une imagination qui se focalise, non sur le plaisir, mais sur la douleur. Miser sur la joie paraît plus avantageux : on n'a rien à y perdre. Jouer permet de s’oublier, là où la peur n’est que repli sur soi. Il y a quelque chose de l’ordre de la foi à croire en l’esprit ludique, quelque chose qui transcende l’être. On entre en jeu sans preuve tangible, par décision. « Reconnaître le jeu c’est, qu’on le veuille ou non, reconnaître l’esprit. Car quelle que soit son essence, le jeu n’est pas matière. …). Nous jouons, et nous sommes conscients de jouer : nous sommes donc plus que des êtres raisonnables, car le jeu est irrationnel. »[5]

« Le réel n’est pas vrai » ne cesse de répéter Gary, il n’est qu’une « pelure de la réalité ». Les jeunes enfants croient tout autant dans la réalité que dans l’imaginaire, les deux se fondent, parfois se mélangent. Et puis, inévitablement, un jour, l’enfant n’en est plus un. On sait, on distingue. On fait la part des choses. On tranche. Est-ce suffisant pour rejeter la fiction ? Le roman, le jeu, l’art : tout cela existe. Le savoir ne devrait jamais être un renoncement. « L’acceptation de la réalité est une tâche sans fin »[6], d’où la nécessité d’investir l’espace potentiel comme le nomme Winnicott, lieu de la créativité et de l'expérience culturelle. Le sésame qui permet d’accéder à un tel espace est le « jeu ». Tout artiste est un créateur de jeu qui parfois s’ignore.

L'art de la fiction

« La fiction est un “n'est pas” » affirme Gary. Le jeu, c’est-à-dire la toute première fiction, apparaît aux balbutiements de l’humanité comme de l’individu. Dès le début, et depuis l’aube des temps, l’être se sait inaccompli. Alors il a des jouets, des hochets, des doudous… Dans ces premiers jeux, les premiers plaisirs gratuits se fondent, les premiers accès au jouir. Il y aura toujours besoin d’imagination solitaire, silencieuse, intime. C’est ainsi que l’on prend confiance en soi. Et puis, on se rapproche, on observe les autres jouer, on envisage d’inviter le voisin à son jeu ou de s’immiscer dans le sien... On est tenté par cette altérité ludique. Sur le mode de la négociation, la rencontre des joueurs se construit. Jusqu’à l’instauration de rôles, de règles… Le jeu permet de créer un imaginaire commun. Quelle autre occasion d’inventer ensemble ?

Il est aisé de considérer que ce n’est que cela. Par le jeu, l’enfant se découvre et l’adulte s’oublie : les deux s’écartent d’eux-mêmes. Le plaisir fait office de moteur suscitant la rencontre, l’exploration, l’épanouissement. Plus on est heureux, et plus on a envie d’être en vie. La bonne tonalité, le la du jeu en quelque sorte est le si. Rien n’est plus simple, la durée d’une partie, que de laisser ses soucis de côté pour se transformer en fée ou en ogre barbare. Quelques minutes à la marge, puis on range le matériel, on ferme la boîte – et le quotidien reprend son cours. Rien n’a vraiment changé. Le jeu, c’est le « pouce » de la vraie vie, l’école buissonnière des conséquences. Il permet non de passer le temps, mais de l’investir et « rien de ce qui fait sourire de plaisir et met de la clarté dans les yeux ne saurait être récusé. »[7]

Serait-ce cette toute petite lettre d’écart qui porte tant de préjudices au jeu ? Gary revendique l’emploi du terme « jouir » pour ce qu’il évoque du « péché ». Tel est le jeu : banni pendant des siècles par l’église, la morale, les bien-pensants, relayé à l’inutile, au peu profond, au pas sérieux. Jouer, c’est vouloir jouir. Et rien n’est plus profond que ce qui rapproche. Ce qui, à l’autre, nous lie, ce qui nous ravit. « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois, toute la morale »[8], et toute la difficulté. Le jeu est ce territoire béni pour l’hédoniste convaincu, où l’on prend du plaisir, où l’on en donne, sans risque de blessure, aucune.

La principale différence entre une bibliothèque et une ludothèque se situe au niveau sonore. La jouissance ludique, contrairement aux autres pratiques culturelles, n’est jamais étouffée. Il y a une externalisation du plaisir. Dans le jeu, on fait corps avec l’imaginaire. On ne tourne pas les pages de la même façon, voilà tout. Et le corps exprime sa joie dans l’action, dans le bruit. Non seulement on ne joue que pour se faire plaisir, mais en plus, on en rit, parfois bruyamment. Gary souhaite réhabiliter le rire dans le roman et dans les salons. Car plus la réalité est laide et plus l’homme pour respirer n’a de cesse, de volonté, de génie pour la rendre meilleure. On joue davantage en période de crise, on lit plus, on invente plus. L’appétit de l’homme est joyeux. Il jouit à combler ses besoins et l’imagination, comme la soif, ou la faim est vitale. Il y a des pulsions ludiques, sur le même modèle que les pulsions sexuelles. L’instinct pousse l’enfant à jouer, l’instinct : « La plus grande importance du jeu est le plaisir immédiat que l’enfant en tire et qui se prolonge en joie de vivre »[9]. Cesser de jouer, c’est laisser mourir peu à peu son imaginaire collectif. Ne plus laisser l’imagination de l’autre se mêler à la sienne. C’est cessé de faire en soi de la place à l’étranger.

Le magma culturel

Et si on essayait de démocratiser l’accès au jeu au même titre que l’accès au livre… Il faut entrer en jeu comme dans un roman, en s’écartant. C’est parce qu’il n’engage pas, c’est parce qu’il est gratuit, appétit, plaisir… que la magie opère. Celui qui ressent une blessure narcissique dans la défaite est un tricheur. Il joue à jouer à un jeu. C’est comme chercher une vérité sur soi ou sur le monde dans un roman. Il n’y a pas de finalité autre au jeu que le jeu lui-même. Le joueur s’engage exclusivement dans le jeu, il ne vit que dans celui-ci et tout ce qui se passe au-delà n’appartient pas au jeu : mais à la culture. Et la culture ne gardera que le meilleur, que le plus beau. Frère Océan comme le nomme Gary… Et l’océan remplit les vides : un Dickens, un Gary en moins, et l’océan comble le vide, aucun élément individuel n’importe, ce qui emporte, ce qui soulève, ce qui remue, c’est le tout formé par des siècles et des siècles de création esthétique. Cet océan est romanesque, pictural, musical : il est ludique. Il est tout ce que les hommes, les uns après les autres, ont inventé pour rendre la réalité plus belle, plus douce, plus légère : habitable. Des sabliers, des Cerfs-volants, des Tournesols, des Dixits… et l’envie de mieux s’immisce. Doucement, le plaisir de vivre ensemble se propage.

« Mais, enfin, on ne change pas le monde en donnant à jouer ?! » Au contraire, il n’y a pas de plus douce manière. Dans un village d’Afrique noire, les hommes se battaient à mort pour accéder à la seule source d’eau potable. Les femmes n’en pouvant plus de pleurer leurs hommes ont décidé d’intervenir. Pourquoi ne pas jouer l’accès à l’eau ? L’issue mortelle étant de toute manière inévitable, ce qu’a changé le jeu, c’est le rapport des hommes entre eux. Le jeu constitue une alternative et chaque jour, il améliore des destinées.

Parce que la vie est faite de conflits internes et interpersonnels, il faut bien trouver un lieu sécurisé pour les résoudre. C’est pourquoi, toujours, partout, les enfants jouent la guerre. L’imagination déployée dans le jeu est cette couverture moelleuse, ce matelas sécurisant qui permet de nous confronter à la réalité — la plus complexe — sans échecs possibles. Car la réalité n’est et ne sera jamais qu’un ingrédient incorporé dans un tout plus vaste, plus riche, différent : le jeu. Oui, les enfants imitent, ils reproduisent : pour autant jamais dans leur jeu ils ne disent rien de la réalité, ce qu’ils en font est autre chose et n’a vocation qu’à servir le jeu lui-même. Aucune récupération n’est possible. Pas plus dans le jeu que dans l’art. C’est précisément les propos de Gary : peu importe la dose de réalité, il s’agit d’en faire autre chose, et la seule règle, le seul préalable pour le créateur est de susciter l’adhésion. Le reste n’est que cuisine interne, procédés créatifs.

Le partage de la culture

Le jeu est une rencontre et tout ce qui le favorise doit être encouragé. Peu importe qui percera la voie : auteurs, éditeurs, ludothécaires, chercheurs, joueurs… ou tous réunis. Ce qui compte c’est que le 21e siècle soit enfin celui de la culture ludique. Parce qu’il y a là, la communauté joyeuse, l’envie fondatrice, fondamentale, primordiale de vivre ensemble. « Que dans l'absence de partage du privilège culturel l'œuvre d'art soit, dans une très grande majorité des cas, un luxe aujourd'hui, ne change absolument rien au fait que cette même œuvre est le pain quotidien de demain. C'est l'histoire de toutes les valeurs authentiques. C'est une valeur en suspens, qui attend sa libération. »[10]

Joueurs, unissez-vous. Contaminez autour de vous, tout, tous. Du chat à l’arrière-grand-mère, du nouveau-né à la maman. Revendiquez votre passion, défendez sa propagation, son expansion, son partage qui n’est que justice sociale. Le jeu est culturel et aucune culture digne de ce nom ne devrait en douter. Parce que nos traditions valent mieux que leur profondeur. Les racines humaines n’existent pas, nul n’est un arbre, et vivre c’est justement ne jamais se figer. Par contre, il y a les bagages que l’on collecte, que l’on embarque, que l’on dépose. Il y a les objets qui nous suivent et nous poursuivent. Il y a l’artisanat et l’art. Il y a l’esthétisme de la vie : jouir. Vivre, respirer, bouger, rêver, changer, aimer, jouer. Et cela, depuis des siècles et des siècles : quelques dés, un sablier, un tablier, de jolies cartes et les rencontres se font et se défont et l’on ne passe pas le temps, non, on l’habite. On vit. Sans douleur, sans lourdeur, parfois allant jusqu’à rire en public, sans vergogne et même sans ivresse. Le partage de la culture est « plus important que la contribution même d'un Tolstoï à la culture, et ce partage exige en premier lieu des conditions de bien-être matériel et d'éducation qui ouvrent des perspectives culturelles infiniment plus grandes et plus fécondes que l'apport d'un Tolstoï, d'un Stendhal, d'un Dostoïevski, ou de tous les trois. »[11]

Alors à nous de jouer. À nous de jouir.

Natacha DeshayesTric Trac

Article paru dans Jeux sur un Plateau, n°77 - Janvier 2012


[1] Parmi 36 livres, un seul essai : « Pour Sganarelle, Recherche d'un personnage et d'un roman ».

[2] R. GARY, Vie et mort d’Emile Ajar

[3] R. GARY, Pour Sganarelle

[4] Id.

[5] J. Huizinga, Homo ludens

[6] D.W. Winnicott, Jeu et Réalité

[7] R. GARY, Pour Sganarelle

[8] N. de Chamfort, Maximes et Pensées, Caractères et Anecdotes

[9] B. BETTELHEIM, Pour être des parents acceptables

[10] R. GARY, Pour Sganarelle

[11] Id.

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Ca fait du bien de relire ca. Merci Natacha.

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“Alors à nous de jouer. À nous de jouir.”
Tout est dit
Merci !

1 « J'aime »

A quand la réédition de l’ensembles des chroniques dans JSP de Natacha?

2 « J'aime »

merci à MISS TIC pour avoir illustré cet article à l’insu de son plein gré…
ça me souffle toujours que les écrivailllons d’articles piquent des illus sans l’accord des auteurs…à moins que (sait on jamais…) vous ayez eu l’accord de MISS TIC ???
sinon, tout pareil, moi je vais piquer des bouts de texte pour mon blog, hein !

Cher Monsieur,

Je n’y connais pas grand chose en droit, mais il me semble que la photo en illustration est celle d’un graffiti fait sur un mur, dans la rue… Vous pensez que Miss Tic a demandé l’autorisation au propriétaire du mur ? :o)

2 « J'aime »

Et sur le blog de galadriel, pas mal d’images d’œuvres d’artistes dont nulle part il n’est précisé qu’elles sont diffusées avec leur accord. La paille, la poutre, etc.

Même si ce n’est pas dit très gentiment, j’avoue que vous avez raison galadriel ! J’ai contacté Miss Tic et demandé son autorisation en m’excusant platement, et elle me l’a donné ce matin par mail.

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Une réponse classe, un mea culpa, une réparation du tort supposé, le crédit d’auteur : NatD gagne la Réponse d’Or sur Internet

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c’est madame.
oui, peut être, mais il s’agit d’une photo, donc d’une reproduction, donc voilà, c’est du journalisme, y’a des textes de lois, hein…la prochaine fois ça sera un truc pas piqué dans la rue, mais piqué tout court, donc oui ça me gène…
de plus beaucoup de street artistes exposent en galerie aujourd’hui (chez nous on a une galerie space junk), et même si effectivement beaucoup s’en tapent des lois, etc, et que j’aime énormément misstic depuis 30 ans et que c’est une des rares gonzesses et la première et la plus connue, ben ça me dérange qu’on mette son travail à n’importe quelle sauce, après faut voir ce qu’elle en dirait…