D'un expresso à Cardline

Il était une fois…

Tout a commencé, comme bien souvent avec moi, par un expresso (en réalité trois) dans un café près de chez moi. Nous étions en 2004 et Charly, Guillaume et moi-même venions d’achever la mise en ligne du proto de Rush n’Crush. Je venais d’inventer un petit principe de combat de dés qui me semblait bien sympa : à chaque tour les joueurs avaient la possibilité combattre un adversaire représenté par un dé d’un nombre de face donné (d’autant plus grand que l’adversaire était puissant). Pour ce faire ils avaient à leur disposition cinq dés (du D4 au D20).

DefaultLes dès magiques…

Chaque joueur, en commençant par le premier, devait en choisir un puis passer les autres au suivant. Seulement, les combats contre cet adversaire se feraient joueur par joueur, dans l’ordre du plus petit dé au plus grand. Ainsi tout le jeu consistait à choisir un dé suffisamment gros pour battre l’adversaire, mais malgré tout suffisamment petit pour avoir l’occasion de jouer avant que l’adversaire se soit fait terrasser par l’un de nos compagnons. L’enjeu du tour : la carte de l’adversaire. Ce petit système venait d’introduire dans mon cerveau le principe de priorité en raison du degré de prise de risque. Qui sera à la base de l’étape suivante.

Cela faisait déjà longtemps que je m’étais pris de fascination pour les phénomènes probabilistes associés à la prise de risque, aussi je décidais de m’y attaquer dans le domaine ludique par un angle qui, à l’époque du moins, me semblait innovant : l’incertitude sensorielle. D’autant plus que celle-ci pouvait aisément être combinée au principe de priorité/risque. Ce que j’appelle incertitude sensorielle est le phénomène d’approximation/estimation corollaire à tout ce qui est du domaine de la perception humaine ou animale. Or, qui dit estimation dit « marge d’erreur », c’est-à-dire le « jeu » (au sens mécanique du terme) qu’il peut y avoir entre l’objet tel qu’il est perçu (subjectivement) et l’objet tel qu’il est tout court (objectivement). Si, par exemple, je vous montre pendant une poignée de seconde une carte avec 37 points dessus, et que je vous demande ensuite combien de points étaient présents sur cette carte les réponses vont varier d’un individu à l’autre à priori selon une courbe gaussienne dont le pic devrait être aux alentours de 37. Or c’est de ce jeu (au sens mécanique) que l’on peut faire naitre du jeu (au sens ludique cette fois-ci).

Je tentais donc de décliner au domaine de l’olfactif les deux principes précédant. Cela donna le « jeu des fioles ». Le prototype était composé de 12 fioles identiques (type échantillons de parfums) récupérées chez Séphora. Dans chacune d’entre elle j’avais laissé un certain nombre de mesures de parfums (de 1 à 12) et rempli le reste avec de l’eau, de façon à ce qu’une fiole n’ait qu’une seulemesure de parfum et 11 d’eau et qu’à l’autre bout du spectre une autre n’ait que du parfum. Au passage j’introduisais ici un principe de graduation que j’utiliserai souvent par la suite.Chaque fiole portait évidemment un numéro caché (sous sa base) correspondant à l’intensité de l’essence. Lors de chaque tour, un « maitre de jeu » choisissait au hasard une fiole qu’il faisait respirer à chacun des autres joueurs.

Puis il la mélangeait avec les autres. Le « maître de jeu » demandait ensuite tour à tour à chaque joueur à quelle position il voulait tenter sa chance, sachant que le joueur aurait d’autant plus de chance de reconnaitre la bonne fiole qu’il jouerait plus tardivement, mais sachant aussi que le risque de ne pas avoir l’occasion de tenter l’épreuve croissait pareillement. Pour moi ce système marquait une avancée notable par rapport au système des dés dans la mesure où l’aléa s’en trouvait doublement pondéré. Une première pondération par la position dans la tentative de passage de l’épreuve, et une seconde par l’acuité olfactive du passeur de l’épreuve.

Après le nez, les oreilles…

J’ai ensuite rapidement décliné sur le papier cette même mécanique à l’audition en remplaçant les fioles par une série de clochettes, ainsi qu’à la sensation de poids (grâce à une série de petites boites identiques plus ou moins lourdement lestées et dont le poids réel était affiché sous la base. On notera au passage, qu’à l’instar de la numérotation des fioles, on a déjà présent le « dos des cartes », la face « date » qu’on retrouvera dans Timeline).

Mais tout cela posait un problème évident en termes d’édition : Un matériel très cher pour une rejouabilité très limité et un intérêt ludique assez discutable. Pour autant je ne comptais pas abandonner cette petite mécanique que je trouvais bien sympathique. Aussi je problématisais la chose sous la forme d’une maxime : petit système = petit jeu = petit coût = petit matériel. Je devrai donc me contenter d’un paquet de carte.

Après le nez, après les oreilles, les yeux !

C’est là qu’est venue l’idée de jouer avec le sens de la vision. En effet, toute représentation picturale est susceptible de générer de l’incertitude sensorielle et trouve dans la carte à jouer un support idéal. C’est à cette époque aussi que m’est venue une réflexion sur le UNO qui donnera à mon système sa forme quasi définitive. Je me souviens en effet parfaitement de ce moment où, avachi sur mon bureau, je me posais la question du pourquoi du succès du jeu d’Hasbro. Ma réponse était simple : le plaisir qu’il y a à voir sa main se réduire carte par carte, rapprochant ainsi le joueur du moment fatidique où la pose jubilatoire de sa dernière carte se sanctionnerait par la victoire. Le principe de priorité en raison du degré de prise de risque laisserait donc la place à un principe de réduction de la main par la pose de cartes. Cette pose ce faisant non pas dans la précipitation d’un jeu de rapidité, mais dans la réflexion liée à un jeu d’estimation. En l’occurrence ici, d’estimation visuelle.

A partir de là tout s’est enchainé très vite et c’est ainsi qu’est né le premier prototype de « Surface » qui deviendrait plus tard Timeline. « Surface » se présentait ainsi : un paquet de cartes avec sur chacune d’entre elles au recto une sorte de tableau abstrait composé de formes plus ou moins difformes (du carré très formel à la simple tache informe) et colorisées. Il y avait 4 couleurs : le rouge, le bleu, le vert et le noir. Sur l’autre face on avait ce même « tableau abstrait » et 4 petits cartouches correspondant à chacune des couleurs et dans chacun desquels figurait un nombre : l’aire en cm2 de chaque couleur présente sur la carte. Le jeu se jouait exactement comme Timeline aujourd’hui, si ce n’est qu’il s’agissait d’estimer la place relative de chaque carte en fonction de la couleur en jeu pour la partie. « Surface » était donc un Cardline avant l’heure, lequel se trouve de fait être une version antérieure de Timeline. Tout l’intérêt reposait pour moi sur la montée continue de la difficulté à correctement poser une carte à mesure que diminuait la porosité de la ligne (l’écart moyen entre les valeurs).

Je faisais tester « Surface » à mes collègues de l’époque (j’étais pion dans un lycée) et, bien que le jeu plût, il ne déclencha pas suffisamment l’enthousiasme pour que je cherche à le faire éditer. Par contre j’étais désormais totalement convaincu par l’intérêt de la mécanique de jeu.

Default« Chronos » (Timeline) est né dans les semaines qui suivirent (nous étions au début de l’année 2005), au cours d’un trajet en voiture qui devait, comme à mon habitude, me mener vers une croissanterie où j’allais rejoindre des amis dans le but de discuter de nos espoirs de jeux (notamment de voir un jour édité Rush n’Crush) tout en sirotant des cafés bien chauds. Je me souviens qu’au volant je laissais mon esprit divaguer sur la possibilité de rendre « Surface » plus intéressant. Sans doute son aridité venait-elle de son absence totale de thème. Mais quoi d’autre que les sens (ici la vision) pouvait donner lieu à ce phénomène d’estimation sur lequel reposait Surface ? La réponse s’imposât vite comme une évidence : le continuum des évènements qui mis bouts à bouts composent le temps. La question n’était pas tant de connaitre ou non la date de tel ou tel évènement que de pouvoir estimer sa position relative dans un continuum. Le temps, au même titre que l’espace (l’aire des zones de couleur dans Surface) pouvait être ramené à des valeurs numériques simples… et donc faire l’objet d’un classement. La notion de temps me fournissait enfin une thématique, déclinable qui plus est en sous-répertoires. Le plus intéressant qui me vint tout de suite à l’esprit était « les inventions ». Le thème de la création des objets avait quelque chose de fascinant qui à lui seul me semblait mériter un jeu. Et sitôt arrivé à mon rendez-vous j’évoquais plein d’entrain à David et Charly (Cazals) les possibles déclinaisons (notamment les films Star Wars et Le seigneur des Anneaux, puisque chaque carte pourrait être la représentation d’une scène directement issue de la bobine des films). Trois jours plus tard le premier prototype était prêt. Le dimanche suivant nous le testions dans un café et le résultat fût parfaitement concluant. Je présentais donc le jeu « Chronos » à deux éditeurs, qui eurent la même réponse lapidaire : « C’est sympa, mais on ne pourra jamais rentabiliser 110 illustrations différentes pour un jeu dont la durée de vie n’excède pas une poignée de parties ». Il faut en effet se souvenir qu’à l’époque la rejouabilité était un critère très important et que l’on ne « consommait » pas les jeux aussi rapidement qu’aujourd’hui.

C’est sympa, mais on ne pourra jamais rentabiliser 110 illustrations différentes pour un jeu dont la durée de vie n’excède pas une poignée de parties.

Ils estimaient que le jeu ne pourrait être vendu plus de huit ou dix euros, et qu’à ce prix l’importance des coûts fixes ne justifiait pas une édition. Je présentais encore quelques fois le jeu en salon (celui de Fontenay près de chez moi) et aux Ludessonnes en 2006 lors de la sortie de Mégamix, puis je rangeais le prototype sur une étagère avec les autres jeux et projets « en attentes ». En octobre 2009, Frank Plass des 12 Singes, à qui j’avais déjà présenté le jeu, m’explique qu’il est en mesure, grâce à un boîtage plastique peu coûteux (le premier jeu de la collection sera Hanabi), de proposer des jeux à très bas prix et qu’à ce titre l’édition de Chronos l’intéressait. En décembre Frank et moi tombons en désaccord quant à la qualité des illustrations réalisés, et le contrat, bien que rédigé, ne sera jamais signé. Entre temps Hazgaard qui avait eu l’occasion d’essayer le jeu s’était montrés intéressés par une coédition (je paierai les illustrations et ils paieraient la production). Nous fîmes donc appel à Nicolas Fructus avec qui je m’étais lié d’amitié lors de notre collaboration sur The Adventurers. Le nom Timeline (que j’avais tiré d’un roman de Crichton lu à l’occasion d’un voyage aux Etats-Unis l’année précédente) fût choisit par les internautes sur Facebook parmi cinq propositions… L’aventure éditoriale allait pouvoir commencer.

DefaultEn Juin 2010, David Pretty, le CEO de Dust games, qui m’avait rapproché d’Hazgaard l’année précédente, me commande pour la Gencon d’Indianapolis, un petit jeu sur le thème des drapeaux pour lequel les coûts d’illustration devaient être nuls (au plus un petit travail de graphisme). N’ayant pas trop d’idées sur le moment et étant totalement pris par le temps, je décide d’aller au plus simple : décliner au « jeu des drapeaux » le système de Timeline. C’est ainsi que mi-aout je me retrouve dans une chambre d’hôtel américaine à lui faire la démonstration d’un jeu composé de cartes avec sur chaque face le drapeau d’un pays et son nom, et sur l’autre ces mêmes éléments accompagnés de 4 cartouches : la population du pays, sa superficie, son PIB et son revenu moyen par habitant. J’étais revenu au principe exact de « Surface » auquel je venais d’appliquer le thème de la géographie. Les déboires d’hazgaard éloignant David de l’éditeur, nous n’avons plus jamais reparlé du proto. J’ai réactualisé celui-ci lorsqu’Asmodee a racheté Timeline, profitant du changement d’éditeur pour proposer cette nouvelle « rétro-évolution » du jeu. Le lundi 2 janvier 2012 je débarquais chez Asmodee à la fin d’une réunion planning pour présenter les prototypes de Cardline géographie et animaux…

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Excellent cet article de Fred Henry et ce à deux titres:

D'une part, c'est passionnant de découvrir un aspect du jeu qui nous est inconnu à nous joueurs, à savoir la création d'un jeu.

D'autre part, je suis réellement impressionné par la complexité du cheminement qu'a suivi sa pensée pour aboutir à cette série de jeux tous aussi bons les uns que les autres.

J'espère que d'autres auteur-créateurs nous ferons le plaisir de partager avec nous leur expérience :)

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C'est pour de raisonnements comme celui-ci que j'aime Mr Fred Henry et achète ses jeux!

Par contre j'avais déjà entendu cette histoire dans une émission, TTTV ou autre...

merci beaucoup.

Très intéressant et merci.

Merci pour ce billet instructif bien écrit. Vraiment intéressant de rentrer un peu dans la tête d'un auteur, de voir la naissance, l'émergence, d'un jeu, d'avoir le sentiment de toucher le processus de création.

C’est très intéressant de voir comment germe une idée et surtout le temps qu’elle met pour arriver à se concrétiser , en tout cas chapeau et bonne réussite pour la suite. :)

Je me joins aux louanges, excellent article, qui a le mérite aussi de montrer le travail qu'il y a derrière les idées qui paraissent les plus simples.

Je lis cet article un peu tard mais il n'en reste pas moins très bien rédigé et intéressant!

Bravo Fred!

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