Carnet d'auteur - Decrypto

Alors que je me trouve devant l’écran de mon ordinateur à essayer de trouver comment commencer ce texte, je me rends compte qu’il est difficile pour moi de dire quand exactement Decrypto est venu au monde. Le carnet d’auteur, ça doit suivre le parcours créatif du jeu, non? Certes, mais où commence-t-il? En général, j’aime bien comparer la création d’un jeu à celle d’un être vivant: d’abord, l’esprit du créateur est inséminé par une idée, un sentiment, un besoin; cette idée couve ensuite dans son esprit, on devine soudainement un thème, une mécanique; éventuellement, pour peu qu’il n’y ait pas eu de problèmes majeurs pendant la grossesse, le créateur accouche de son idée sous forme d’un prototype, pas toujours très beau mais plein de promesses; beaucoup plus tard, s’il survit à l’enfance (dans le monde des jeux le taux de mortalité infantile est extrêmement élevé), il peut enfin être publié et devient adulte; finalement, encore plus tard, mais malheureusement pas tant que ça dans la plupart des cas, il meurt, tué par l’oubli ou le manque d’intérêt, et est enterré dans les bacs de liquidation des magasins.

Je vous épargne les images que j’ai trouvées en cherchant accouchement dans Google...

Pour reprendre l’analogie, le moment où j’ai accouché de Decrypto est facile à déterminer, c’est dans la première semaine du mois de janvier 2016. La structure finale du jeu s’est concrétisé tout d’un coup dans ma tête, alors que je marchais sur la rue Jean-Talon en revenant du travail, et une heure plus tard le premier prototype du jeu était prêt, les règles écrites. Le jeu a d’ailleurs relativement peu changé depuis ce moment. Pour ce qui est du moment de la conception, par contre, c’est plus difficile. Pour moi, la gestation des concepts de jeux se fait souvent sur une longue période, et souvent de façon inconsciente. Un peu comme une roue de moulin qu’on placerait au-dessus d’une rivière invisible. Parfois, je prends contrôle de la roue, je la descends dans l’eau, et son mouvement s’accélère, mais quand je retire la roue du courant et qu’elle quitte ma conscience, elle continue malgré tout à tourner pendant un certains temps. Les idées ont souvent leur propre inertie, qui influence la persistance avec laquelle tourne leur roue dans l’inconscient, et l’idée de Decrypto en avait beaucoup, de cette inertie.

Découpe du cerveau d’un auteur de jeu

J’ai toujours adoré les messages cachés, les codes secrets. Ma grand-mère aime beaucoup le bridge, et j’ai toujours été fasciné par les histoires de ses parties, notamment tout ce qui touchait les codes qui pouvaient être envoyés entre partenaires lors de la phase d’enchère. Il y avait à la base de Decrypto la volonté de recréer cette même expérience, celle d’envoyer un message codé à un allié sans se faire intercepter. Il y eut par moment le désir de faire un jeu plus thématique, avec des messages envoyés pendant une guerre quelconque, un joueur qui attaquerait certaines région et un autre joueur qui tenterait de relayer l’information sur les attaques à un troisième. J’ai imaginé différentes manières de communiquer l’information, des gestes, des images à la Dixit, de l’impro plus ou moins théâtrale, mais aucune ne me satisfaisait complètement (du moins dans mon esprit, car j’avoue ne jamais les avoir testées). J’ai même pensé pendant un court instant que les joueurs pourraient envoyer des codes sous forme de lettres à leur amant ou amante. Et puis l’idée de la structure est venu peu à peu: nous partageons une “clé” avec nos coéquipiers, ce qui nous permet de décoder nos messages, mais plus on envoie de messages, plus on informe l’adversaire sur la nature de cette clé, jusqu’à temps qu’il puisse intercepter nos codes. Ce qui a tout fait débloquer en janvier 2016 est la simple réalisation qu’il fallait que cette clé soit des mots. Tout le reste s’est ensuite placé de lui-même.

Tric Trac

Il faut faire attention de bien interpréter les codes secrets...

Petite parenthèse: un élément de design que j’apprécie énormément dans les jeux, et que j’ai essayé de mettre dans Decrypto, est ce que j’appelle la présence de tensions “naturelles” (à défaut d’avoir un meilleur terme…). Les joueurs ont énormément de libertés dans Decrypto au niveau de la communication. Ils peuvent dire presque n’importe quoi. Par contre, il reste qu’en pratique la communication est assez limitée, non pas par le jeu, mais par les autres joueurs, et par les objectifs contradictoires que crée le système de pointage. On veut que nos coéquipiers nous comprennent, mais on ne veut pas se faire intercepter. Il est évidemment plus plaisant pour un joueur de sentir que les contraintes qu’il subit découlent naturellement de l’univers ludique/thématique qui lui est présenté, plutôt que de sentir qu’elles lui sont artificiellement imposées.

Premier test du jeu en janvier 2016 avec mes parents et ma copine. À l’époque il n’y avait que trois mots-clés mais les chiffres sur les cartes code pouvaient se répéter, donnant 27 combinaisons.

Pour revenir au sujet principal, suite à la création du prototype, je commence rapidement à tester le jeu avec de la famille, des amis, des gens dans les cafés ludiques. Vers la mi-janvier environ (oui, moins de 2 semaines après la création du premier prototype, j’étais peut-être un peu enthousiaste...), j’envoie déjà un message à Christian du Scorpion Masqué pour lui soumettre le jeu. Il refuse assez rapidement, prétextant qu’il ressemble trop à Codenames. Je décide de continuer à tester le jeu et je le présente à d’autres joueurs, mais aussi à d’autres auteurs, d’autres éditeurs. Vers la fin février, La Récréation, un café ludique de Montréal, organise un concours de prototype et Decrypto le remporte haut la main. La même fin de semaine, pendant le festival Montréal Joue, j’ai la chance de présenter mon prototype à un public plus large encore. Vous m’excuserez de tomber un peu dans la sentimentalité (et de ma formulation peut-être un peu bancale), mais je pense que c’est à ce moment que j’ai compris à quoi ressemblent des gens qui sont réellement enthousiasmés par un des mes jeux. J’avais créé trois jeux avant Decrypto, et bien que je pense qu’ils étaient tout de même appréciés par les joueurs qui les avaient essayés, il est évident, avec le recul, qu’ils ne provoquaient pas le même “calibre” de sentiments. Dans les premiers tests de Decrypto, il y avait encore une partie de moi qui attribuait l’engouement des testeurs au fait que c’était des gens que je connaissais, qui peut-être forçaient un peu leur enthousiasme pour me faire plaisir. Mais pendant le festival, en faisant jouer des parfaits inconnus et en observant leurs réactions, j’ai réalisé que les gens étaient vraiment intéressés par le jeu, qu’il n’y avait pas de place au doute. Cette absence complète de doute sur la valeur d’une de mes créations, c’est un sentiment que je crois que je n’avais jamais expérimenté jusqu’alors, et qui eut un grand impact sur moi sur le coup.

Prototype, mars 2016

Finalement, vers le début du mois de mars 2016, je recontacte Christian pour lui demander de donner une seconde chance au jeu. J’argumente que le jeu a eu beaucoup de succès au festival Montréal Joue et au concours de La Récréation (c’était vrai) et que j’ai fait plusieurs modifications aux règles (mea culpa: c’était faux). Il accepte de le reconsidérer et prend une copie du prototype pour le tester de son côté. Au cours du mois qui suit, à travers d’innombrables échanges de courriels, on tente de trouver des manières d’améliorer le jeu. Christian a la bonne idée de passer de trois à quatre mots-clés avec des codes dont les chiffres ne se répètent pas. Ça diminue un peu le temps nécessaire pour trouver des indices (les joueurs n’ont théoriquement qu’à préparer 4 indices potentiels plutôt que 9), ça améliore la distribution d’indices, et ça ajoute un peu de variété. On signe le contrat d’édition vers le début du mois d’avril, et au cours des deux ans qui suivront d’autres petites améliorations seront amenées par l’équipe du Scorpion Masqué, notamment au niveau de l’optimisation de la séquence d’actions, mais aussi du matériel et des règles entourant les indices.

Tric Trac

Version finale du jeu

Voilà tout. Enfin, pas tout, mais l’important, du moins la portion qui se met en mots. Christian serait évidemment capable d’ajouter beaucoup de lignes à ce texte, car il a davantage côtoyé le jeu que moi durant la dernière année, et il aurait évidemment sa propre histoire à raconter. J’espère que vous allez apprécier le travail que nous avons fait!

17 « J'aime »

Bravo et merci pour cet excellent jeu !
C’est amusant de voir que ce n’était pas un jeu de mots dès le début.

Merci j’adore decouvrir la genese d’un jeu, du concept initial a la realisation

Je tombe là dessus des siècles après la bataille mais c’est super chouette!