Sultaniya ou la malédiction de Ja’far, raconté par Charles Chevallier.
Festival International des Jeux de Cannes 2014 : arrivée de Charles de l’aéroport venu exprès pour lancer Sultaniya dans le grand bain ludique.
- Erwan, je suis devant l’entrée des artistes, tu n’as pas laissé mon badge à l’entrée ?
- Euh non… Je viens te l’amener moi-même, j’ai quelque chose à te dire.
- ??!?
Certains prototypes prennent plus la lumière que d’autres…
Tout avait pourtant bien commencé, nous sommes en avril 2011, c’est Le secret de Montecristo et Jurassik tour (jeux créés par Charles Chevallier, pour lesquels une tournée a été organisé dans toute la France). L’étape du jour, c’est l’association Partajeux, à Sucy-en-Brie, qui me reçoit très gentiment en me proposant de faire jouer mes trois jeux déjà sortis et d’apporter des nouveaux protos.
Au retour de ma pause, quatre tables tournaient toutes seules en boucle. Sur les tables pleines, il y avait des gobelets à café qui allaient devenir Cappuccino (chez Matagot), Bandiagara qui allait devenir Gentlemen Cambrioleurs (chez Bombyx), L’heure Bleue qui deviendra plus tard Guilds of Cadwallon (chez Dust Games) et Nemo alias Nautilus (chez Libellud).
Erwan Hascoët, le patron d’Hazgaard et depuis de Bombyx, était venu en voisin un dimanche, par sympathie pour un auteur déjà signé chez lui. Il constate avec plaisir que Bandiagara plaît beaucoup, il avait réservé le jeu. Il fait le tour, puis se retourne avec son ton de reproche habituel en me demandant : Et celui là, je ne le connais pas… Je me retourne vers la dernière table sur laquelle j’avais posé des dominos fabriqués la veille, un proto sans règles, ou l’on construisait une ville chinoise : Xanadu.
Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il y avait là quatre joueurs qui construisaient chacun dans leur coin une cité, en s’expliquant les uns les autres des règles que je n’avais pas encore écrites. Tu vois là, on doit construire mais il faut que les dominos soient continus, C’est un jeu de construction avec des comptages spécifiques, etc.
Je suis tellement abasourdi que je ne vois même pas Erwan partir, il m’enverra un texto un quart d’heure plus tard en me disant : Je prends le jeu. et moi, abasourdi je lui réponds : Lequel ?.
J’essaye depuis mes débuts dans le monde ludique d’inclure dans mes jeux une évidence, qui tient à la fois de la mécanique, de la gestuelle et du matériel. Là, je l’avais, dès le départ, brute de décoffrage !!
“In Xanadu did Kubla Khan a stately pleasure-dome decree”
Marco Polo découvre les mystères de l’extrême-Orient
Connue de nom par le poème de Coleridge et le film d’Orson Welles, Xanadu, la capitale d’été du grand Kahn ne l’est réellement que par le récit d’un grand navigateur de Croatie, alors partie intégrante de la Sérénissime. Voici ce qu’en rapporte Marco Polo, dans son Livre des Merveilles :
Xanadu fut bâtie par le grand Khan Kubilaï, lequel y fit construire un superbe palais de marbre enrichi d’or. Près de ce palais il y a un parc royal fermé de murailles de toute part, et qui a quinze milles de tour. Dans ce parc, il y a des fontaines et des rivières, des prairies et diverses sortes de bêtes, comme cerfs, daims, chevreaux, et des faucons, que l’on entretient pour le plaisir et pour la table du roi, lorsqu’il vient dans la ville. (…) Le Grand Khan demeure là ordinairement pendant trois mois de l’année.
En lisant ce texte, me prend l’envie irrépressible de dessiner ce que pouvait donner une ville dans les montagnes, très idéalisée, de Mongolie intérieure. J’imagine immédiatement les différents niveaux de la ville décrite par le grand voyageur. Le croquis qui suit permet de voir l’engouement : j’avais imaginé jusqu’à douze étages ! Finalement, le jeu gardera les quatre centraux.
Retour sur terre, il reste un jeu à faire, alors qu’un éditeur est déjà dessus. Le principe de domino est validé, il est évident à expliquer et permet un jeu de construction.
Les joueurs occasionnels pensent que c’est un jeu de construction, mais en fait Sultaniya est un jeu de développement. En effet, pour construire telle tuile de deuxième niveau, il faut un morceau de porte et un mur plein. Au dessus, c’est la présence d’une base de minaret ou non qui détermine la constructibilité, etc. Les tuiles doivent pouvoir s’unir de tous les côtés, donc au lieu des traditionnelles ressources : eau, bois, feu, pierre, ce sont les éléments du vocabulaire architectural qui permettent de développer son palais.
Domino = construction = développement
Plutôt que de donner un bois et une eau pour monter un moulin, on va avoir deux éléments architecturaux qui vont servir de support à un troisième,ressource de deuxième niveau. C’est ce qui justifie le “plus” après le familial. Chez Bombyx les jeux de la gamme familiale plus sont : Takenoko et Sultaniya). Les joueurs qui vont s’en apercevoir et comprendre les chaînages (empêchant un adversaire de construire telle tuile, se réservant telle autre, etc.) vont forcément mieux jouer par rapport aux autres.
En voyant la modélisation ci-dessous (à l’époque, le thème était passé par les royaumes latins d’orient, puis les pyramides aztèques), on se rend compte de la complexité et des différentes familles de tuiles. C’était impossible d’obtenir quelque chose de fini qui ne soit pas simpliste à fabriquer.
Je décide donc de conserver les quatre niveaux initiaux, avec chacun son chantier (un draft jusqu’à trois tuiles). Le rapport à l’architecture est évident pour tous, il n’y a rien à apprendre, tout le monde connaît une porte ou une tour.
On commence aussi à voir apparaître les supports (en vert) qui obligent à décaler les tuiles, ce qui permet le développement (deux tuiles permettent d’en poser une troisième au lieu de quelque chose de linéaire si elles étaient juste posées les unes sur les autres).
L’apparition de Ja’far
C’est dur quand on a que trois jeux édités, et deux réservés par le même éditeur, d’entendre que celui-ci met la clé sous la porte ! Les jeux ne sortiront donc pas…
C’est la tuile (oui, je sais, elle est facile) : je me retrouve avec Bandiagara et Xanadu sur les bras, alors que dans mon esprit, ils allaient être édités. Ce n’est malheureusement que le premier report.
Trois mois plus tard, un nouveau mail d’Erwan m’annonce qu’il retente l’aventure avec son frère Loïg au graphisme, et que le nouveau bébé s’appellera Bombyx.
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Oui, mais… j’avais beau m’y préparer, quand R1 (oui, c’est son surnom de Droïde quand il est sans cœur) reviens en me disant : Tu sais Charles, les jeux, on a envie de les faire mais les cavaliers mongols qui montent leur capitale d’été dans la steppe, avec leur steak tartare sous la selle et l’herbe qui repousse pas, ben, c’est pas super sexy… Oui, ça me fait mal !
Ce qui me fait mal, n’est pas tant qu’il flingue systématiquement mes thèmes, non %@&#ù%µ£, mais c’est surtout que lorsqu’il m’explique que dans l’imaginaire commun, un palais extraordinaire, c’est plutôt celui des 1001 nuits… je me dis que j’aurais dû y penser avant lui ! Un jour je l’aurai. D’ailleurs avec Abyss ce jour est arrivé !!
Les supports
On l’a vu sur le diagramme ci-dessus, l’envie de centrer sur la table les dominos et la nécessité de donner à chaque joueur un comptage personnalisé ainsi qu’un embryon de stratégie, font apparaître un début de support.
Les comptages de points spécifiques à chaque personnage, permettant d’être en compétition sur différents éléments, ont été formalisés par des plateaux « personnage à incarner ».
Oui, mais comment je gagne ?
A l’origine de la création du jeu, on décidait de la manière de compter les points en fin de partie, ce qui était trop aléatoire. Sultaniya étant un jeu familial, nous décidons que les joueurs doivent savoir au commencement de la partie comment marquer leurs points.
Ensuite, j’ai fait une tentative où tous les joueurs marquaient des points sur chaque élément (voir ci-dessous). Cela provoquait un mal de tête aux joueurs occasionnels : il y en avait beaucoup trop et ils étaient perdus ; d’où l’idée de n’avoir qu’une partie des comptages pour chacun, mais d’être en compétition avec les adversaires sur deux éléments minimum.
Le hic, c’est qu’avec quatre comptages seulement, on peut très facilement savoir qui est en train de gagner, d’où l’apparition des objectifs secrets, qui reprennent des éléments moins intéressants au niveau du score. Mais s’ils sont bien combinés, ces objectifs peuvent donner de bons résultats. L’avantage, c’est évidemment que les tuiles faibles ne le sont qu’en apparence, puisqu’un joueur peut construire une stratégie inattendue.
Le jeu est en passe d’être réglé, les plusieurs dizaines de parties sont jouées par l’auteur ou les éditeurs afin de déceler le réglage incertain, la tuile qui manque à deux joueurs, etc.
On se retrouve la semaine prochaine pour la suite de l’histoire !
Charles Chevallier Mai 2014