Un auteur vit un jeu qui lui sembla de belle taille… Carnet d’auteur : 1, 2, Krôa !

Un auteur vit un jeu qui lui sembla de belle taille… Carnet d’auteur : 1, 2, Krôa !

Il y a autant de styles d’auteurs de jeu que de styles de grenouille. Il y a les bondissants, les attentifs, il y a les hésitants, les instinctifs, ceux qui attrapent les mouches, ceux qui aiment les regarder passer, ceux qui adorent l’eau, raffolent des libelludes … Et puis surtout, comme chez les grenouilles, il y a en quelque sorte deux écoles : les mécaniques, et les thématiques… Je m’explique : quant certains auteurs aiment travailler leur jeu à partir d’une mécanique de départ et réfléchissent au thème à partir de celle ci, d’autres construisent leur jeu à partir d’un thème et développent la mécanique autour de ce dernier. En ce qui me concerne, le plus souvent, je pars plutôt d’un thème qui - même s’ il changera sans doute pendant la création- va me guider peu à peu vers des mécanismes ludiques. Et c’est ce qui est arrivé pour « 1, 2, Krôa ! », petit jeu d’ambiance qui vient tout juste de sortir chez Ilopeli.

Ce jours là je rentrais de la fac, j’avais terminé un cours de théorie du théâtre et j’avais besoin de me vider la tête. Je réfléchissais à différentes thématiques de jeu sur mon cahier de cours. Or, je venais de jouer il y a peu à l’excellent « Le lièvre et la tortue » de Gary Kim chez Purple Brain. Cette expérience de jeu m’avait ouvert les yeux sur le fait que les fables de La Fontaine sont un très bon point de départ pour créer un jeu. En effet, elles contiennent toutes un scénario très simple qui peut facilement se transformer en thème de jeu ainsi qu’une morale qui définit en quelque sorte la base d’un mécanisme ludique. Et en plus, elles ont un autre avantage : beaucoup de gens les connaissent ! Je commence alors à lister différentes fables dans ma tête et à un moment vient celle de « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf ».

Une Grenouille vit un Bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : "Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point.". La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Jean de La Fontaine

Et là je me dis bon sang mais c’est bien sûr ! Voilà une excellente fable pour faire un jeu.
Le thème est là : nous sommes des grenouilles qui voulons être aussi grosses qu’un bœuf.
La base mécanique liée à la chute finale est top : il ne faut pas vouloir trop enfler sinon on éclate. Le mécanisme du Black Jack en quelque sorte, il ne faut pas dépasser un certain score.

Après la fable, le jeu

Au travail maintenant ! Voici l’idée qui germe alors peu à peu dans ma tête… Je pense à un jeu de superposition de cartes : imaginons que chaque joueur incarne une grenouille qui va tenter d’atteindre une valeur « X», la valeur du bœuf. La taille de la grenouille de chaque joueur sera matérialisée par les cartes que chaque joueur aura devant lui à la fin de la partie. Or, pendant la partie, chaque joueur pourra ajouter des cartes soit devant lui soit devant les autres joueurs. Et chaque carte ajoutée sera posée de manière à recouvrir la précédente, pour que seule la dernière carte de chaque tas soit visible ! Tout cela donc pour tenter de se rapprocher le plus possible de la taille du bœuf mais bien sûr sans la dépasser, sinon on explose! Ainsi, mémoire et « stop ou encore » constitue la base de cette première réflexion. Ni une, ni deux, je me fais des mini-tests sur le papier et assez vite j’en arrive à cette conclusion.

Il existe déjà deux jeux utilisant ce type de mécanisme :

Mamma Mia ! D’Uwe Rosenberg

Shadows over Camelot, le jeu de cartes de Serge Laget et Bruno Cathala

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Or premièrement, cela va de soi : je ne veux pas copier un de ces deux jeux déjà existants. Et deuxièmement, pour l’instant, mon jeu est axé principalement sur la mémoire et comme je ne suis moi même vraiment pas très bon dans ce genre de jeu, je préférerais créer un jeu où j'ai une petite chance de gagner (la Tric Trac Tv prouvera le contraire…).

Le simultané

Et c’est là que me vient une idée ! Et si on faisait tout ça, mais en simultané ? C’est à dire que tout les joueurs jouent en même temps et se servent sur différentes pioches (autant que le nombre de joueur) afin de poser les cartes soit chez eux soit chez les autres joueurs et quand il le désire chaque joueur décide de s’arrêter quand il le veut en posant la main sur son tas.

Deux choses me plaisent bien dans cette idée :

-le fait qu’on ne peut pas se souvenir de tout si on joue tous en même temps, ainsi on ne peut pas gagner que grâce à sa mémoire, il faut aussi être réactif et observateur.

-le fait de pouvoir jouer sans temps mort, j’aime toujours beaucoup les jeux où on attend pas forcément son tour pour jouer.

Enfin, au niveau du décompte, je pars sur cette base :

Tout les joueurs ayant dépassé la valeur du Bœuf (10), perdent un point.

Le joueur le plus proche, sans avoir dépassé le bœuf, marque 2 point.

Le deuxième joueur le plus proche marque 1 point.

1er vrai test

Voilà le premier vrai test en route avec mon frère, je coupe des cartes en rond car c’est plus facile à attraper et en plus ça fait nénuphar ! Il y a ainsi des cartes qui font grossir de +1,+2,+3, d’autres qui font maigrir de -1 et quelques unes à effet spécial (copier la dernière carte, annuler la dernière, voler la dernière carte du joueur de son choix ...) J’installe donc deux pioches de cartes, dans lesquels on a le droit de se servir tous les deux et la carte de bœuf de valeur 10, au centre de la table. On démarre une partie, puis une autre, puis autre… le résultat est là, il y a bien les éléments que je recherchais : de la frénésie, un peu de mémoire, de l’observation et même de la fourberie. Mon frère sourit, cela fonctionne pas mal du tout pour un début.

Je fais ensuite quelques tests avec plus de joueurs (et donc plus de pioches de cartes) afin de voir comment cela prend. Et veinard que je suis, le jeu se révèle bien drôle avec en plus une courbe de progression intéressante pour les joueurs au fur et à mesure des parties (chaque partie durant une quinzaine de minutes). De plus, une nouvelle règle très importante voit le jour :

Dès qu’un joueur pense que sa grenouille est d’une taille identique à celle du bœuf (ou assez proche pour lui conférer la victoire), il pose la main sur sa pile de cartes . A partir de ce moment, il ne joue plus et personne ne peut plus lui mettre de cartes sur sa pile. Ensuite, il compte lentement jusqu’à 5 et crie « Kroa !!! ». Une fois qu’il a crié « Kroa !!! », tous les joueurs doivent s’arrêter de jouer.

Ainsi, cela rend le jeu plus nerveux encore et celui qui termine en premier à un petit avantage mais laisse encore du temps aux autres.

S’ensuit, pendant plusieurs mois, une bonne cinquantaine de parties avec famille, amis et autres qui me permettent d’ajuster des petits détails pour le jeu (par exemple, « si la valeur du bœuf pouvait changer aussi ?» me soumet mon frère...), et fin février, j’embarque le jeu avec moi pour le festival de Cannes…

Cannes

A Cannes, je montre le jeu à différents éditeurs et je suis ravi de leur enthousiasme, si bien que je donne tout les protos que j’avais pris avec moi et je repars le sourire aux lèvres.

Après cela, deux semaines passent quand tout à coup : tadam ! Je reçois un email de Arnaud de Ilopeli qui m’annonce qu’il désire éditer mon jeu ! Yes !!! J’avertis les autres éditeurs, en leur expliquant que le jeu vient de trouver preneur. Et la seconde vie du jeu peut commencer….

Du proto d’auteur au proto d’éditeur

La première chose qu’Arnaud fait, c’est de se constituer un proto un peu plus lisible que le mien (ceux qui me connaissent savent que la réalisation esthétique des protos n’est pas ma spécialité...). Il demande alors à Tony Rochon de travailler une première base d’illustrations qu’il m’envoie immédiatement, et je dois dire qu’on est tout les deux très contents du résultat. Arnaud m’annonce donc que l’illustrateur sera sans aucun doute Monsieur Rochon, c’est parfait !

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Ajustement mécanique et idée bondissante !

Arnaud se met alors a travailler l’équilibre du jeu, il enlève une carte un peu trop complexe (voler une carte au joueur de son choix), ajuste des petits points de règles et surtout, lui et sa compagne ont une idée :

Quant un joueur pense que sa grenouille a suffisamment enflé, au lieu de mettre la main sur son tas et de compter jusqu’à 5, il crie : Stop ! (à partir de ce moment, il ne joue plus et personne ne peut plus lui mettre de cartes sur sa pile) et il retourne la grenouille sauteuse. Dès que cette dernière saute, les autres joueurs doivent immédiatement s‘arrêter de jouer.

La grenouille sauteuse ? Mais qu’est-ce donc ? Et bien c’est une puce ! Oui, une puce en caoutchouc ; de celle qu’on retourne, qu’on pause, et puis, qui saute en l’air. Qui n’a pas déjà joué avec un puce comme ça !? Ainsi non seulement c’est thématiquement beaucoup plus chouette (compter jusqu’à 5 ça ne fait pas très grenouille) mais en plus cela confère au jeu un charme nouveau ! Un jouet dans le jeu, si c’est pas beau ça !!!

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Sortie

Je vous fais grâce des tout derniers peaufinages, mais en résumé, une fois le jeu terminé, il ne restait plus qu’à le faire jouer au quatre coins de la France, ce qu’Arnaud, sa famille et ses animateurs ont fait avec brio. Jusqu’à cette petite Tric Trac TV de septembre et enfin la sortie du jeu il y a quelques semaines !

Alors est ce que ce jeu fera mouche chez les batraciens ? L’avenir nous le dira...

En tout cas, j’espère surtout qu’il vous fera marrer en bonne grenouille que vous êtes !

3 « J'aime »

Je ne suis vraiment pas fan des jeux de rapidité, mais j’avoue que j’ai beaucoup aimé jouer à ce jeu. Et j’ai hâte d’y rejouer. Je trouv qu’il est bien designé et bien édité. Félicitations.