Starfighter, journal de l'auteur - 1

Starfighter, journal de l'auteur - 1

Starfighter, édité chez Ystari Games, sera sur les étals dans les prochains mois. C’est l’aboutissement d’une aventure fabuleuse, commencée en 2005 (dix ans déjà !), que j’ai envie de vous faire partager de l’intérieur.

Cette aventure, semée d’embûches, de joies et de désillusions (de vraies montagnes russes), m’aura beaucoup appris sur l’art de concevoir des jeux de société.

Lorsque des auteurs expérimentés se livrent à cet exercice et le relatent par la suite, ils nous donnent toujours l’impression que la chose est aisée. Nous verrons ensemble que pour un auteur débutant, il n’en est rien et que nous sommes plus proche de l’accouchement dans la douleur.

Pourquoi ce journal ?

Depuis tout petit, j’ai toujours aimé les making-ofs de films. Passer dans les coulisses pour voir comment un projet s’est développé de A à Z, des premières idées à la présentation du film dans les salles en passant par l’élaboration du scénario, le casting des acteurs, le tournage, la post-production, le montage du film et sa promotion.

Cela me donne à chaque fois l’impression de participer à l’émergence de quelque chose de fascinant en suivant pas à pas les personnes qui vont mener à bien ce projet avec leurs doutes et leurs espoirs, leurs joies et leurs déceptions.

DefaultJ’ai eu un sentiment identique en suivant l’évolution du jeu de cartes à collectionner Magic the Gathering dans les années 90, quasiment au début de son introduction en France. Quelques années après l’émergence du jeu, je me rappelle être tombé sur la lecture d’un petit guide du joueur intitulé “Le Manuel du Parfait Joueur” retraçant notamment les premiers jours de Magic vu par son auteur, Richard Garfield.

Ce dernier a repris ce qu’il avait écrit à l’époque afin de dresser un bilan sur les 20 ans d’existence du jeu en 2013. Vous pouvez lire sa prose (en anglais évidemment) sur le site de Wizard of the Coast ici.

En 2009, j’ai suivi avec un grand intérêt le journal de Ignacy Trzewiczek, l’auteur du jeu Stronghold, qui a retranscrit sur Internet tout son parcours, traduction en français ici.

Lecture une nouvelle fois fascinante.

Depuis, de nombreux auteurs français et étrangers se sont prêtés au jeu.

Pendant de nombreuses années, comme un certain nombre d’auteurs en herbe, j’ai noirci des pages et des pages de cahiers de notes sur tout un tas de projets, passant beaucoup de temps sur la rédaction des règles comme point de départ en violation caractérisée (je ne le comprendrai que plus tard) de tout le processus créatif.

Résultat, sur tous mes projets passés : de “superbes” règles pour des jeux horriblement mauvais.

Comment ce qui allait devenir Starfighter a bien pu échapper à ce sinistre sort ? C’est ce que nous allons découvrir.

Le point de départ : Mekamorph

En mars 2005, j’ai eu l’envie de faire un jeu sur un thème peu utilisé dans le jeu de société à cette époque : les combats de robots géants. Disons le tout de suite, il existait quand même, à la frontière, toute la série de jeux Battletech. Mais mon objectif alors était de concevoir un “vrai” jeu de société, donc bien évidemment beaucoup moins simulationniste que pouvait l’être Battletech à cette époque.

Du thème aux mécanismes et au matériel

Je suis parti de cette idée de thème pour mettre en place les mécanismes et le matériel de jeu. Il s’agissait d’un jeu mêlant cartes équipement, figurines de robots et plateaux de jeu (individuel pour chaque robot sur lequel était posé les cartes équipement et commun pour l’environnement de jeu sur lequel les figurines de robots évoluaient).

DefaultLes cartes équipement représentaient principalement des armes et autres gadgets utiles en combat.

Chaque joueur contrôlait un commando de robots polymorphes appelés mekamorphs ayant la faculté de modifier leur équipement en cours de partie. Le but de chaque joueur était de détruire les robots de son adversaire.

Je souhaitais obtenir un jeu nerveux, offrant la part belle aux combinaisons (combos) dévastatrices avec des retournements de situations. Je voulais également qu’il soit possible de déclencher des effets en cascade et des réactions en chaîne en cours de partie.

Je voulais enfin en faire un jeu de deckbuilding (du deckbuilding - notion jeux de cartes à collectionner, donc pré-Dominion hein !).

Default

Bilan : on ne peut pas tous être Chris Boelinger et réussir à savamment mélanger les genres pour créer un Dungeon Twister.

Le jeu était fade, lourd, plat et inintéressant. L’écueil principal était son manque de dynamisme. Il devait simuler des combats rapides entre robots avec la possibilité à tout moment pour un robot de se débarrasser de son équipement pour en créer un autre afin de s’adapter sans cesse à l’évolution de la situation. C’était raté.

Le problème venait surtout du fait que plus un joueur contrôlait de robots, plus il dispatchait les cartes de son deck, ce qui amenuisait singulièrement les possibilités de combinaisons.

Le jeu est ainsi, pendant plus d’un an, passé par plusieurs étapes, sans que vraiment je ne sois satisfait du résultat. Je vous passe les détails mais autant vous dire que j’ai bien fait souffrir mes testeurs de l’époque.

Simplification bienvenue

Ayant tendance souvent à complexifier à outrance, je devais impérativement simplifier le tout. Exit plateaux et figurines pour me concentrer sur l’élément principal du jeu : les cartes.

J’ai donc tout repris à zéro (désolé pour ceux qui aiment bien les surprises … mais je tease : il y aura plusieurs reboots violents mais salvateurs au cours de cette histoire) et suis reparti de l’essentiel : quel était le public cible visé par le jeu et quelles expériences de jeu je voulais lui faire ressentir ?

J’ai posé ainsi les bases de mon projet en m’imposant, tout au long du processus de la création du jeu, de ne pas m’en éloigner.
Ancien joueur de Magic the Gathering au milieu des années 90 et pratiquant d’un grand nombre de jeux de cartes à collectionner par la suite, j’avais rapidement arrêté, comme de nombreux autres joueurs, lassé du renouvellement incessant des cartes induisant inexorablement un effet “pompe à fric” désagréable.

Voilà le type de joueurs cibles que je visais, sans négliger pour autant les joueurs de jeux de société “plus classiques” qui pourraient se laisser tenter par une nouvelle expérience.

Il me fallait donc créer un jeu qui puisse se jouer avec autant de plaisir de deux façons différentes :

  • en mode découverte, immédiatement à l’ouverture de la boîte
  • en mode deckbuilding, pour les joueurs aguerris à ce type de jeu

Le challenge était compliqué. Le jeu devait à la fois être simple dans l’appréhension de ses mécanismes mais assez profond pour offrir une bonne rejouabilité à une frange de joueurs (anciens ou actuels de jeux de cartes à collectionner), généralement très exigeants vis à vis de ce type de jeu.

Mon cahier des charges début 2006 était donc le suivant :

  • Jeu de cartes pour deux joueurs à combinaisons d’effets
  • Public cible prioritaire : joueurs anciens ou actuels passionnés de jeux de cartes à collectionner
  • Durée d’une partie : environ 30 minutes
  • Thème : affrontement de robots polymorphes (donc thème science fiction, pas du tout à la mode en 2006)
  • Possibilité de deckbuilding en mode avancé

Il existait à cette époque quelques jeux sur ce secteur : Blue Moon, Scarab Lords et Minotaur Lords de Reiner Knizia et en France, Planet Petri.

Aucun de ces jeux ne m’avait vraiment convaincu, la faute principalement pour moi à des mécanismes très (trop) basiques et au fait que tous ces jeux pour deux joueurs se présentaient sous la forme de paquets préconstruits, ce que je voulais, si possible, éviter.

La difficulté principale des jeux aux decks préconstruits est que chaque deck a sa propre “philosophie” de jeu, ce qui nécessite bien souvent de découvrir le jeu à l’avance et empêche le comportement “aussitôt ouvert, aussitôt joué”.

Une fois ces bases posées, il me fallait impérativement développer un jeu original qui pourrait soutenir la comparaison avec un jeu de cartes à collectionner et intéresser mon public cible.

Or, très peu de jeux de cartes à collectionner après Magic avaient réussi à créer de nouveaux standards de mécanismes aussi bien sur le paiement du coût des cartes que sur le déclenchement des effets. C’est sur ces deux points qu’il me fallait travailler pour réussir à être original.

De plus, je voulais un jeu rapide, nerveux, dans lequel chaque joueur doit réagir très vite à chaque nouvelle situation de jeu avec des rebondissements et beaucoup de tensions en gardant si possible à l’esprit mon idée d’avoir des effets qui se déclenchent en cascade. Ma tâche était rude.

Nous étions alors déjà à la fin du premier trimestre 2006. La lecture d’un article de feu le magazine Mana Rouge m’apporta la première idée phare du jeu, son idée force.

La révélation Hecatomb

En avril 2006, c’est la première année de la Gen-con française à l’espace Charenton à Paris. Je me suis préinscris comme beaucoup et j’ai eu le plaisir de découvrir dans mon panier garni le numéro 1 d’une nouvelle revue sur les jeux de cartes à collectionner : Mana Rouge (dont le rédacteur en chef à l’époque était le célébrissime Léonidas Vesperini, qui vient tout juste d’officier en qualité de Directeur de la communication sur la campagne Kickstarter de Conan). En page 10, un nouveau jeu de “cartes” à collectionner de Wizards of the Coast : Hecatomb.

Il s’agissait d’un jeu de cartes pentagonales en plastique pour deux joueurs. Chaque joueur incarnait une entité (cosmique, démoniaque ?) dont le but consistait à provoquer la fin du monde en collectant des âmes, au besoin en volant celles de son adversaire.

L’élément intéressant du jeu était que les “créatures”, appelés Minions, pouvaient être posées les unes sur les autres en décalage horaire pour former des Abominations. Cerise sur le gâteau, le fait de poser un Minion d’un Doom (l’équivalent d’une couleur à Magic the Gathering) sur un Minion d’un Doom particulier déclenchait parfois un effet.

DefaultAinsi, par exemple, le Minion de l’image ci-contre fait partie du Doom de couleur bleu “Deceit” (Tromperie) et lorsqu’il est posé sur un Minion de couleur rouge “Destruction” (Destruction), son effet “Infligez 4 dommages à chaque abomination” se déclenche.

Bon, vous voyez un peu le genre.

J’avais là une idée intéressante à exploiter pour mon propre jeu puisque l’Abomination se rapprochait beaucoup dans sa conception du Mekamorph.

Je me suis donc un peu plus renseigné sur le jeu en jetant un œil sur le site des Magiciens de la Côte.

Quelle déception de voir que le jeu, à peine sorti, était déjà enterré puisque le 24 mai 2006 paraissait sur le site l’annonce de son arrêt. Vous ne trouverez aujourd’hui plus aucune référence à ce jeu sur le site en question. C’est bien dommage.

Il semble que le jeu ait été victime de deux grosses difficultés : d’une part, un thème très peu grand public, à la limite du glauque, accompagné par des illustrations assez laides (bien en adéquation avec le thème) et d’autre part, des problèmes de manipulation et de rangement dus aux cartes en plastique pentagonales.

Le jeu avait vécu en tout un peu plus d’une année mais l’idée maîtresse de départ du jeu semblait excellente.

DefaultAfin de simplifier Mekamorph, j’avais décidé d’abandonner son statut de jeu hybride pour en faire un unique jeu de cartes.

J’ai donc réfléchi sur le moyen de retrouver le concept d’assemblage des Minions en Abomination d’Hecatomb pour mon propre jeu en conservant des cartes de format standard cartonnées au lieu de cartes pentagonales en plastique.

Très rapidement, m’est venue la première idée force du jeu : chaque carte de meka était divisée en deux parties égales comportant des informations diverses. Lorsqu’un nouveau meka était mis en jeu, il pouvait l’être seul ou posé sur un assemblage de meka, sa partie inférieure recouvrant la partie supérieure du dernier meka de l’assemblage, l’ensemble formant alors un mekamorph.

Bien que le jeu ait très fortement évolué sur l’essentiel de ses mécanismes et de son visuel depuis cette époque jusqu’à son édition, cette idée force est restée intacte.

C’est à partir de cette idée, qui, à ma connaissance, n’avait jamais été utilisée dans un jeu, que se sont développés tout naturellement tous les autres mécanismes originaux du jeu et notamment la deuxième idée force du jeu qui gouverne tout le principe de déclenchement des effets. Mais ne brûlons pas les étapes dès maintenant.

NB : j’ai mis en gras des notions de game design qui me paraissent essentielles.

La suite … mardi 3 mars

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Vivement la suite !

Vraiment très intéressant cet article sur le processus créatif (et sur ce vieil adage : rien ne se crée, tout se transforme ! ^^ )

Passionnant, je vais de se pas lire la suite, merci ;)