Il n’est jamais question de jeu de société dans le livre de Simon Reynolds, Retromania. La musique reste son objet principal, son centre de gravité. Pourtant, ce n’est pas le moindre des qualités de cet ouvrage que de nous tendre, à nous autres passionnés de jeux, un miroir aussi acéré que vaguement inquiétant. Il nous donne également à penser certaines des tendances actuelles, en particulier celle qui voit depuis quelque temps l’émergence d’un engouement éditorial et public autour de la réédition de classiques du genre. Le jeu est une industrie culturelle comme une autre, où la “retromania” sévit tout autant qu’ailleurs. Ironie de l’histoire, ceci est la réédition d’un vieil article de 2012 publié sur Ludigaume. Ce n’est pas que nostalgie de ma part, mais plutôt l’envie de lui donner une seconde vie – tout est si vite oublié dès qu’on publie sur le net… – histoire de continuer la discussion. Je l’ai laissé dans son jus, erreurs d’appréciations, mauvaise foi et radicalité incluses.
On y vient, On y vient…
Déchires tout et recommences
Simon Reynolds est un critique musical anglais d’une cinquantaine d’années. Son fait d’arme précédent était d’avoir publié dans la merveilleuse collection de l’éditeur Allia, sous couverture bleu, le passionnant “Rip it up and start again - post punk 1978-1984”. Après “Waiting for the Sun” (Barney Hoskyns), “Sweet Soul Music” (Peter Guralnick), “Country” (Nick Tosches), l’halluciné “Hellfire” (Nick Tosches encore) et tant d’autres, il s’agissait à nouveau d’une somme consacrée à un genre musical circonscrit (ou un musicien dans le cas de Hellfire) mené par un spécialiste. L’intérêt de cette collection, outre un travail éditorial de grande classe, provient du fait que, contrairement à bon nombre de livres sur la musique, l’approche est le fruit d’un véritable point de vue. “Sweet soul music”, par exemple, délaisse Motown pour ne s’intéresser qu’à des labels du sud des Etats Unis (Stax en particulier) sur une période donnée.
Dans Rip it up, l’auteur prenait à rebours une théorie selon laquelle le punk aurait été une sorte de champ du cygne musical, les derniers feux, la fin de l’histoire avant le désert des années 80 et la renaissance des années 90 (grunge et techno). En prenant comme titre une - excellente - chanson d’Orange Juice, il montrait à quel point les années 80 furent riches et créatives, en tout cas dans le champ hétéroclite qu’il désigne comme “post punk” (Joy Division, Magazine, Orange Juice, etc.) Comment faire de la musique après les Sex Pistols ? “Déchires tout et recommences” est un début de réponse. Extrêmement documenté, érudit, passionné, le livre était en outre constamment irrigué par le fait qu’il s’agissait d’une musique avec laquelle l’auteur avait grandit. Indispensable, au même titre que bon nombre d’autres livres de la série ou que la collection dans laquelle est publiée Retromania (Attitudes, chez Le mot et le reste).
Débandade
Quelques années plus tard, il nous revient avec un autre projet, plus généraliste et très ambitieux, quoique vaguement déprimé: Retromania. “Pop culture’s addiction to its own past” souligne le sous-titre original, qui s’avère bien plus explicite que celui retenu en français. Il s’agit du regard et de la tentative d’analyse du critique sur les mouvements qui traversent actuellement la pop culture, auquel aucun domaine ne semble échapper, et certainement pas la musique. Il a désormais plus de quarante ans. Il est las.
Extrait:
“Nous vivons dans une époque où la culture populaire est devenue obsédée par le rétro et avide de commémorations. Reformations de groupes, tournées de retrouvailles, albums hommages et coffrets, festivals anniversaires et interprétations en concert d’albums de légende: la musique d’hier se porte de mieux en mieux d’année en année. Se pourrait-il que le plus grand danger qui menace l’avenir de notre culture musicale provienne… de son passé? Cela peut paraître exagérément alarmiste. Mais le scénario que j’imagine est moins proche d’un cataclysme que d’un assèchement progressif. Voilà comment finit la pop, non pas dans une explosion, mais avec un coffret dont vous n’écoutez jamais le quatrième disque et un ticket hors de prix pour aller voir les Pixies ou Pavement jouer dans son intégralité l’album que vous écoutiez en boucle en première année d’université.”
Il ajoute:
“Il fut un temps où le métabolisme de la pop débordait de vitalité et produisait des périodes résolument tournées vers l’avenir, comme les années soixante psychédéliques, les années soixante-dix et le post-punk, les années quatre-vingt et le hip-hop et les années quatre-vingt-dix et les raves. Les années deux mille ont une saveur différente. Tim Finney, critique de Pitchfork, remarque «l’étrange lenteur avec laquelle évolue cette décennie». Bien qu’elle fasse état de la dance music, à l’avant-garde de la culture pop tout au long des années quatre-vingt-dix et proposant une nouvelle sensation à chaque saison, l’observation de Finney s’applique tout autant à la musique populaire dans son ensemble. La sensation d’avancer s’estompait à mesure que s’écoulait la décennie. C’était comme si le temps lui-même se mettait à traîner des pieds, à la manière d’un fleuve formant des bras morts au fil de ses méandres.”
(Le supposé) âge d’or
Difficile de ne pas y voir une analogie avec ce qui se passe actuellement dans le petit monde des jeux de société. Une bonne part des nouveautés excitantes sont en fait des vieilleries. L’engouement des passionnés, au fil des forums, semble porter moins sur des projets novateurs que sur d’autres qui font retour. On ne compte plus les rééditions explicites ou “rethématisées” de classiques, ni les projets en cours, ni les discussions à ce sujet. Plus encore, les nouveautés elles-même semblent empreintes de nostalgie que ce soit dans leur esthétique (Eclipse, Libertalia The Island.), dans leur thématique (Olympos, Tikal 2, Archipelago…), ou simplement leur gameplay (Les demeures de l’épouvante…).
Certes, le phénomène n’est pas nouveau; mais, avec la dématérialisation, dont nous parlions auparavant, et l’émergence de kickstarter, il semble faire partie des éléments qui ont marqué profondément les dernières années. Alors qu’à un moment on a pu le penser moderne il semble bien que le secteur invente moins en ce moment qu’il ne recycle. Comme partout ailleurs. En filigrane, au fil de la lecture, on peut ainsi réaliser à quel point les jeux sont désormais inscrits dans les mêmes dynamiques que ce que l’auteur désigne comme “pop culture”. Y compris ses pires travers, comme le “revival” et la tentation nostalgique.
Le principe n’est somme toute pas nouveau, et, pendant toute la dernière décennie, de nombreuses traductions-rééditions furent proposées. Par exemple, parallèlement à leurs propositions novatrices, les gammes Ystari + et Filosofia VIP ont depuis longtemps exploité ce créneau. Cependant, il semble clairement s’accentuer ces derniers temps. Il est d’ailleurs assez étonnant de constater que le mouvement revival qui porte, en musique sur des années antérieures, inaccessibles (les 50’s, les 60’s voire dernièrement les 80’s), porte dans le cas du jeu sur des produits qui datent majoritairement du début des années 2000. Des choses extrêmement récentes.
Serenessima 2
Qu’on en juge: Goa (2002), Puerto Rico (2001), Serenessima (1997), El grande (1995), Catane le jeu de cartes (1999, puis 2006), Chinatown (1999) ou Tadsh Mahal (2000), Princes de Florence (2000) Descent (2005), Titan (2008), Evo (2001), Space Hulk (1999, Dream Factory (2000), Genoa (2001), Marchand du Moyen-Âge (1999) ont tous fait l’objet de rééditions ou de projets récents. Fief (1993), Blackbeard (1994), The Island (Survive: Escape from Atlantis, 1982), Risk Legacy (origine vers 1957), ainsi que le grand succès Sherlock Holmes Détective conseil (1985) feraient alors figure de grands ancêtres, de même que Dune (1979?) dont ont entend parler régulièrement. Autrement dit, nous sommes en présence de cycles très courts, de dix ans environ, pendant lesquels les jeux ont eu le temps à la fois de faire leur carrière, de se démoder, puis de gagner suffisamment d’aura pour revenir.
Commémorer. Pour qui ? Pourquoi ?
Cela appelle une série de questions et de remarques. Alors qu’à une époque (par exemple la décennie 1995-2005) le jeu de société a pu se targuer de modernité, donner l’impression de se démarquer clairement de son passé, faire des propositions novatrices, ne pas être dans la commémoration, il est difficile de voir autre chose dans le cycle actuel qu’un mouvement de repli, de déclin ou, disons, de saturation. A moins que ce ne soit un signe de maturité du marché et d’une culture plus grande. Simon Reynolds, lui, parlerait de perte de créativité, d’assèchement. Ce n’est pas exactement vrai dans le domaine du jeu de société, puisque des propositions novatrices continuent d’émerger. Cependant on peut craindre que les succès répétés de ces entreprises nostalgiques, ce mouvement “entropiste”, fassent de l’ombre à des personnes qui n’ont pas renoncé à être modernes, comme par exemple Carl Chudyk avec Innovation. Un sujet récent soulignait d’ailleurs à quel point ce jeu avait étrangement peu d’échos, provoquait bien moins de remous que par exemple, la nouvelle version de Puerto Rico. Un excellent jeu, certes, mais dont les contours sont connus.
Notons cependant qu’à l’inverse du mouvement “retrogaming” qui traverse les jeux vidéos, les limitations techniques du passé (matériel, règles, longueur) semblent bien moins supportables et désirables. Ce qui est recherché et proposé est un passé “retravaillé”, reformaté au goût du jour… aseptisé parfois. Il est d’ailleurs possible que, dans un certain nombre de cas on y perde ce qui faisait la saveur des parties alors.
Dans le même moment, pourtant, des signes contradictoires apparaissent dans le marché de la nostalgie: le Studio Descartes n’est pas allé au delà de la ressortie de Evo. La réédition d’un classique aussi marquant(et donc potentiellement désirable) que Mare Nostrum semble tombée à l’eau. Et l’ordre des sorties est assez étonnant installant de drôles de hiérarchies commémoratives. Pourquoi lui plutôt que tel autre ? Il est parfois difficile de comprendre la logique qui soutient tout cela. On peut se demander d’ailleurs à qui sont destinés ces rééditions ? A des gens qui ont connu cette époque ? Ou a des gens qui n’en ont qu’entendu parler, arrivés (ou revenus) ultérieurement dans le loisir ? Est-ce, comme dans le cas des autres arts, ils donnent l’impression nous remettre en contact avec un âge d’or révolu ? Ou est-ce que, dans un contexte de surproduction ils possèdent une qualité rare: éprouvés, seraient-ils… rassurants ? C’est en tout cas une hypothèse assez plausible.
De la nostalgie à la collection, de la collection à l’ennui…
Simon Reynolds progresse sans plan apparent, prend des chemins de traverse, multiplie les notes de bas de page, les digressions. Cela nous vaut parfois des changements de perspective complets. Car, à coté des considérations assez générales sur le marché, il s’intéresse également à une face plus intime. Il rappelle, pour commencer, que le rétro, le besoin de nostalgie n’est certainement pas une nouveauté. Il revient sur le très intéressant cas du Pin Ups de Bowie (1973), sur American Graffiti de George Lucas (1973), sur l’éternel revival “fifties” (présent même chez des défricheurs aussi talentueux que les Beatles de la fin es années 60). Mais il constate aussi que le phénomène n’a fait que s’accentuer au fil du temps, gagnant peu à peu le centre. En particulier parce que internet a rendu possible un véritable marché de la nostalgie. Parmi les nombreuses pistes explorées Reynolds, comme d’autres auteurs avant lui, Nicholas Carr par exemple, tente de penser les modifications profondes introduites par ce nouveau média. C’est là qu’on en vient à un axe très intéressant qu’il développe dans le premier quart de son livre:
“Quand j’ouvre un magazine comme Record Collection ou Goldmine, je suis pris de nausées devant cette passion mal digérée , une monomanie qui n’était au départ qu’une pure dévotion envers la musique mais qui s’est détachée de son objet originel pour dégénérer en une poursuite futile d’un désir inaccessible. Bienvenue dans l’antre des complétistes.”
Glaçant. Non seulement on produit sans cesse du nouveau avec du vieux, mais l’avidité, la “manie” du consommateur ne cesse de croître. Et de passer de longues pages à réfléchir à la figure du collectionneur dont les LP encore sous cello, puis les disques durs externes bourrés à craquer, dessinent un écho à ces collections de jeux pléthoriques dont des pans entiers sont revendus à peine joués dans le seul but d’en acheter d’autres. Un processus sans fin, mortifère, dont une visite dans le forum occasion de Tric Trac donnera une idée de l’ampleur. Car, comme le pointe l’auteur, alors que le désir de collection n’était le fait que de quelques uns, les barrières franchies par la technologie nous a tous mués en collectionneurs avides. Les possibilités de collectionner, d’amasser, d’échanger ont explosé avec, d’une part, la dématérialisation de la musique et d’autres part l’internet. Dans le même temps, les distances abolies rendent possibles de nouveaux marchés de niche. Il en est différemment pour les jeux de société, puisque la caractère “physique” de l’objet impose certaines limitations. Cependant, il est indéniable que les rythmes, le nombre de publications ont augmenté. Qui plus est, le volume d’information à consommer est sans commune mesure avec ce qu’elle était au début de la décennie passée. Tout cela n’est certainement pas sans effet. Dans un passage saisissant, l’auteur s’attarde par exemple sur le fait que l’ennui a, selon lui, changé de nature. Dans son adolescence, nous dit il en substance, l’ennui était le fruit d’un manque, comme une “faim”; désormais l’ennui c’est comme une indigestion, le fait d’être en présence de plus de contenus qui ne font plus sens, qui ne produisent plus de désir.
Post scriptum:
Jamais avare de contradictions, je vous livre la playlist qui a accompagné l’écriture de cet article. Elle est assez éloquente: Rolling Stones, Fort Worth 78; Rolling Stones, Brussels affair; Rolling Stones, “No expectation” et “Happy” sur Ladies and Gentlemen; Rolling Stones, Some Girls, bonus disc 2; Bob Dylan Tell Tale Signs, rare and unrealeased 1989-2006. Gun Club, Miami deluxe edition. Et bien sûr, Rip it up par Orange Juice. Autrement dit: autant de belles entreprises nostalgiques. Manière de dire qu’il ne faut pas prendre ce qui précède avec trop de sérieux.