L'Auberge Sanglante - Journal d'un honnête aubergiste [2/3]

[La Gloire de Rome][L’auberge sanglante]

(Ceci est la suite de mon journal d’auteur ; cliquez ici pour accéder à la première partie !)

Épisode précédent : Bref, les idées se bousculent, mais de façon surprenante tout s’imbrique très bien ! Ou tout du moins, dans ma tête. Car je n’ai encore rien testé…

Papier & ciseaux, l’épreuve du feu

Après avoir couché sur papier toutes mes idées, j’entreprends de faire un premier prototype. Je bricole un tableau sous OpenOffice pour créer toutes mes cartes (réutilisant une ébauche déjà faite pour ma rethématisation avec le vilain patron et ses employés), imprime tout ça, et me lance enfin dans ma toute première partie solo.

Et là, deux évidences : c’est trop compliqué, et ça manque de tension. Mince !

La raison de cette trop grande complexité était relativement évidente : la notion de rang que j’avais à l’époque n’est pas celle que j’ai aujourd’hui ; le rang d’une carte n’était pas utilisé en tant que tel, mais définissait un ensemble de paramètres. Force d’action du client, point de réaction, taille de sa dépendance, etc. - l’idée était de pouvoir finement équilibrer les caractéristiques de ces cartes, mais à l’usage ce système était juste imbitable. Il m’a bien fallu un mois pour accepter de tout simplifier pour ne finalement garder que la valeur du rang comme définition unique de toutes les caractéristiques des clients. Comme quoi il est parfois difficile de faire simple !

Ces premiers tests et tentatives de simplifications m’ont également conduit à revoir les actions possibles, et mieux les intégrer au thème : on pourrait donc corrompre, construire, tuer, et enterrer… et il y aurait 4 familles de clients qui chacune aurait une aptitude pour l’une de ces actions : commerçants, artisans, forces de l’ordre et religieux.

Rangs et familles clarifiés, le jeu devenait élégamment simple, mais il me semblait toujours manquer de tension. J’avais pourtant déjà mis en place un mécanisme d’élimination directe en cas d’arrestation ou de banqueroute, ce qui paraissait être une pression plus que suffisante, non !?

En prenant un peu de recul, j’ai compris que le souci n’était pas la mécanique à proprement parler, mais ce que j’attendais du jeu : j’avais pris goût aux jeux de société, et je ne voulais simplement pas d’un jeu solo. Ce mode solo fonctionnait plutôt bien, à dire vrai, mais ce n’était pas -ou ce n’était plus- ce que je cherchais : il fallait que ce soit un jeu à plusieurs !

Plus on est de fous, plus on tue !

L’adaptation du concept pour deux joueurs a été très simple : j’ai simplement prévu de faire jouer chacun des adversaires à tour de rôle (“adversaires”, oui, car il ne m’est même pas venu à l’esprit que ça puisse être un jeu coopératif !). Toutefois, afin d’éviter des temps d’attente trop longs et une perte de contrôle sur ce qui se passe dans l’auberge, j’introduis une notion d’“action” différente de celle de “tour de jeu” : chaque nuit les joueurs feront chacun 2 actions, mais une à la fois et à tour de rôle (ce qui est très différent que de jouer ses 2 actions à la suite avant de passer la main à l’adversaire). Le reste de la mécanique restait inchangé, mais j’entrevoyais déjà tout un tas de subtilités à cette configuration multi-joueurs, notamment l’importance de bien placer des nouveaux clients dans les chambres le soir venu, ou encore la possibilité d’enterrer chez l’adversaire pour lui nuire !

Je me suis donc empressé d’essayer, seul, en simulant les 2 joueurs ; cet affrontement entre humains m’a tout de suite paru bien plus intéressant que de jouer en solo ! Je gardais néanmoins le mode solo comme variante, ne serait-ce que dans l’hypothèse où j’entreprendrais finalement de faire une version numérique sans IA, mais aussi car ce mode propose un challenge intéressant à ceux qui apprécient les expériences solitaires. Cette variante existe encore aujourd’hui, et est proposée à la fin de la règle du jeu !

Avant de tester pour la première fois en famille, un éclair de lucidité : pourquoi se limiter à 2 joueurs, alors que nous sommes 3 à jouer à la maison ? (Mon fils était encore trop petit ; nous jouions d’ordinaire avec ma femme et ma fille.) Bon, trois joueurs, ce n’est pas si différent de deux… je modifie donc un peu l’auberge (passant à 6 chambres), imprime la toute dernière version des cartes, et invite donc ma petite famille à essayer. Voyons donc voir ce que ça donne !

Rien ne vaut un bon test

L’auteur débutant que je suis découvre que la partie ne se déroule pas vraiment comment je l’imaginais : il y a des points flous, des situations de blocage, des lenteurs, des frustrations malvenues… Une saine frustration est un moteur du game design, oui, mais il faut veiller à ne pas dégoûter les joueurs ! Bref, je suis forcé de faire moult ajustements pendant cette première partie de test, et je liste tout un tas de choses à revoir.

Mais la bonne nouvelle est que le jeu n’est pas désagréable… il est même plutôt prometteur, en fait ! :slight_smile:

Dans les semaines qui suivent, j’opère plusieurs changements pour rendre nos parties plus fluides et intéressantes. Pas de grosse révolution à vrai dire, le cœur de la mécanique reste le même, mais de petites simplifications et quelques nouveautés permettent de modifier assez substantiellement la dynamique du jeu. Entre autres choses, les effets des diverses cartes sont quelque peu équilibrés (certains rangs 2 se voient échangés avec des rangs 1, par exemple), une nouvelle famille de clients fait son apparition, les “nobles” (ils n’auraient aucune aptitude particulière, mais permettraient d’avoir suffisamment de cartes dans le deck pour que la partie de soit pas trop courte), mais aussi et surtout le deck se voit complété par des cartes “paysan”, qui permettraient de plus facilement démarrer la partie (tout comme les nobles, les paysans n’auraient aucune aptitude, mais les joueurs en auraient en main dès le départ, et leur rang 0 les rendrait simple à corrompre/tuer/enterrer).

En mai 2012, mon prototype me semblait donc mûr pour être dévoilé sur Tric Trac. Mais il me fallait d’abord finaliser le matériel, et surtout rédiger la règle !

La règle, tout un art

J’avais déjà lu quantité de règles de jeux, et pensais donc savoir comment m’y prendre. Aussi, j’avais comme base de travail un grand nombre de notes : la mécanique complète était déjà mise noir sur blanc, le vocabulaire parfaitement établi… il ne restait qu’a ordonner tout cela et le mettre en page.

Erreur : je découvre qu’il est en réalité extrêmement difficile de synthétiser sa pensée et parvenir à expliquer l’ensemble de la mécanique de façon claire, sans aucune ambiguïté, et de manière didactique et amusante. J’ai déjà rédigé de nombreux documents de design et des spécifications techniques dans ma vie professionnelle, mais comprends alors que la rédaction d’une règle de jeu est un exercice différent. C’est un art à part entière, en fait !

Je m’attache à faire de mon mieux, et après plusieurs soirées d’efforts, j’ai enfin une version de la règle qui me semble satisfaisante. Avec le recul, j’y vois tout un tas de défauts, mais “c’est en forgeant qu’on devient forgeron”, et ce n’était finalement pas si mal pour une première fois ?

Un proto tout beau

Avant de rendre public mon projet, je me suis aussi efforcé à améliorer un peu l’aspect visuel du prototype : jusqu’à présent les cartes n’avaient aucune illustration, et si le jeu était jouable tel-quel, j’avais conscience que ce prototype en rebuterait plus d’un. Pour autant, je ne suis pas graphiste, et je ne voulais pas perdre trop de temps à concevoir des cartes, j’ai alors pris le parti d’un design “flat”, similaire à la version “Black Box” de Glory to Rome, que j’avais découverte quelques temps plus tôt sur le forum (nouvelle édition du jeu de Carl Chudyk avec Heiko Gunther aux pinceaux). Je savais que ce design ne plaisait pas à tout le monde, mais moi j’étais fan, et ça me semblait la meilleure option pour l’Auberge de la Mort.

J’ai donc passé quelques soirées supplémentaires à chercher des images sur le web, pour ensuite les modifier sous Gimp et parvenir à avoir des silhouettes d’objets représentatifs des divers bâtiments du jeu (impossible de trouver des images d’individus pouvant représenter chacun des différents clients, il était donc plus simple d’évoquer leur métier ou la dépendance qu’ils permettent de construire). Une fois toutes ces images prêtes, je les ai importées dans mon tableau OpenOffice, attribuant à chaque carte la silhouette qui lui correspondait, et le tour était joué. J’étais assez fier du résultat, je dois dire. Suffisamment pour le montrer, en tout cas !

Discussions sur la création

Par un beau jour de juin 2012 (le 6, pour être précis !), je me suis donc décidé à créer un nouveau sujet dans le forum “Discussions sur la création” de Tric Trac : “[L’Auberge de la Mort] Une vraie tuerie ! ^^

Les discussions qui s’ensuivirent ont été très intéressantes, me permettant de prendre conscience d’un certain nombre de problèmes, notamment en ce qui concerne la rédaction de la règle du jeu, ou encore le mécanisme d’élimination directe des joueurs qui font banqueroute ou se font surprendre par les forces de l’ordre ; il y eut également quelques questions et échanges sur le thème du jeu (en particulier mon parti-pris de ne pas ancrer le jeu dans la véritable histoire de l’Auberge de Peyrebeille, mais de transposer l’action en 1950, en Haute-Loire, avec des pèlerins en guise de voyageurs)… Bref, partager le projet avec d’autres joueurs m’a permis de prendre un peu du recul, et s’il m’a parfois été difficile de me remettre en question, c’était réellement une chance. Merci donc à la communauté !

Un concours qui change tout

Le jeu aurait pu en rester là, mais le hasard du calendrier à voulu qu’en cet été 2012 on a parlé sur TT de l’appel à candidature pour le concours de création NTPSLM 2013 (“Ne Tirez Pas Sur Le Messager”, un site ludique québécois). Un concours qui a la particularité de ne pas exiger des candidats qu’ils se déplacent où que ce soit : peu importe où on habite, tout le monde peut participer ! Moi qui réside au Vietnam, c’était là une occasion unique de montrer L’Auberge de la Mort à des professionnels, et savoir ce qu’ils en pensent !

Je profite donc des retours faits par la communauté Tric Trac pour améliorer la règle, tant sur le fond que sur la forme, et le 15 juillet 2012, j’envoie mon dossier de candidature à l’organisateur du concours. Dans les mois suivants, le jury allait devoir lire plus d’une centaine de règles de jeux pour pouvoir faire une pré-sélection (un boulot monstre, j’imagine !). Mon Auberge de la Mort a passé les différentes étapes avec succès, retenue après lecture de sa règle parmi 124… 60… 30… 20… puis 12 jeux. Le départage des finalistes s’est fait sur les prototypes ; l’aventure NTPSLM 2013 s’est alors arrêtée là pour moi : L’Auberge de la Mort n’a pas atteint le podium.

Toutefois, il se trouve que parmi les membres de ce jury il y avait un certain Sébastien Dujardin. Oui, “sebduj” pour la communauté, le fondateur de la maison d’édition Pearl Games. Le 14 novembre 2012, bien avant l’étape finale du concours, je reçois un petit message privé sur Tric Trac (mon tout premier message privé, d’ailleurs) : Sébastien me dit être intéressé par le jeu, et qu’il souhaite essayer le prototype ! (La règle de mon Auberge de la Mort était perfectible, mais un bon éditeur parvient à percevoir le potentiel d’un jeu au-delà de sa règle !) Après quelques échanges de mails, il me propose de travailler ensemble sur le projet. Nous sommes en février 2013, les choses prennent une toute nouvelle tournure !

A suivre…!

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L’auberge Sanglante
Un jeu de Nicolas Robert
Illustré par Weberson Santiago
Publié par Pearl Games
1 à 4 joueurs
A partir de 14 ans
Langue de la règle: Française
Durée: 60 minutes
Prix: Non renseigné


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Merci pour ce journal ! C'est super intéressant et très agréable à lire !

Vivement la suite !!

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Félicitation encore pour ce beau succès! :wink:

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