Colt Express - Le journal d'un éditeur - Part.1/2

Vous avez lu, pour certains d’entre vous, de nombreux journaux d’auteur, expliquant la genèse d’un jeu du point de vue de la création. J’aimerais vous présenter aujourd’hui l’autre facette de la naissance d’un jeu, vous emmener de l’autre côté, celui de l’éditeur et partager avec vous ce qu’est notre métier, notre passion.

En tant qu’éditeur, nous sommes en permanence à la recherche de nouveaux jeux, de nouvelles idées. Nous recevons beaucoup d’emails d’auteurs avec des propositions de jeux, des règles de prototypes ; nous les rencontrons sur les salons et les conventions, sur les espaces « protos » tout au long de l’année.

Au fil des ans, nous avons lié connaissance avec de nombreuses créateurs. Avec certains d’entre eux, on peut même parler d’amitié. C’est le cas de Christophe Raimbault : notre première rencontre remonte à 2009, sur le FLIP, via l’association Creoludo. Depuis, nous nous sommes rencontrés souvent et échangeons par Skype sur des idées de jeu régulièrement. Cédric (Lefebvre ; membre de Ludonaute) et Christophe ont souvent tenté de créer des jeux ensemble : notamment un jeu sur le voyage dans le temps qui n’a jamais abouti.

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La découverte

Fin août 2013, Christophe termine l’écriture de son mémoire sur « Le jeu en temps réel » qu’il doit rendre pour sa formation de ludothécaire. Il nous demande de le relire.

J’ai toujours cherché créer des jeux où l’immersion des joueurs est la plus complète dans l’expérience ludique. Dans les jeux actuels, la plupart du temps, la présence d’un tour de jeu crée inévitablement des moments d’attente avant de pouvoir de nouveau interagir avec le jeu. Ces moments d’attente ont une fâcheuse tendance à sortir le joueur dans un état de “pause”, qu’on pourrait presque définir de “hors jeu”.

Christophe Raimbault

Les mécaniques de jeu en temps réel

S’en suit une discussion sur skype, durant laquelle il nous parle de « Pirates de l’Ouest », un jeu qu’il a imaginé avec son frère il y a plusieurs années. Intrigués, nous lui demandons de nous envoyer son prototype.

À la première partie, nous sommes emballés : l’ambiance du far west est là ! En jouant, nous voyons les scènes de western se dérouler sous nos yeux, les images jaillissent, l’imaginaire fonctionne en plein.

Nous faisons jouer « Les pirates de l’Ouest » à différents public : joueurs aguerris, joueurs occasionnels, nos enfants et notre famille : tous sont conquis.

les icônes du premier prototype

Le fond

Bien sûr, le jeu n’est pas terminé : il reste beaucoup de travail à faire. Pour être honnête, si nous ne connaissions pas Christophe depuis longtemps, nous lui aurions renvoyé le prototype en lui disant que c’était très prometteur mais que, pour nous, il restait des choses à régler.

Mais nous savons que nous pouvons faire confiance à Christophe et l’idée d’enfin travailler ensemble sur un projet concret nous plait.

Lors des premiers tests, le jeu fonctionne totalement différemment d’aujourd’hui :

  • Les joueurs jouent leurs cartes action à la volée, dans un joyeux bazar, sur une pile centrale.
  • Les wagons du train sont « activables » et détachables.

C’est très fun mais très peu contrôlable.

Malgré l’idée première de jeu en temps réel, nous proposons de changer la règle et de jouer en tours de jeu. Christophe accepte et les tests sont concluants : le jeu gagne en contrôle et, de manière surprenante, en fluidité.

À ce moment-là, le train est représenté par des cartes, posées en ligne sur la table. Les bandits se placent sur une carte wagon quand ils sont à l’intérieur ou à côté d’une carte wagon lorsqu’ils sont sur le toit. Les actions des bandits sont plus nombreuses qu’aujourd’hui : ils peuvent décrocher les wagons, sauter, faire une action spéciale qui dépend de leur caractère…

En novembre 2013, Christophe se déplace sur un festival près de Montpellier où se rend aussi Cédric. Après ce week-end ludique pendant lequel ils font jouer le public ensemble et écoutent leurs retours, Christophe vient passer deux jours à la maison (eh oui, chez Ludonaute, on travaille dans la salle à manger ). C’est le grand pas en avant. Nous signons le contrat d’édition Les parties se succèdent, les idées s’enchainent. Nous devenons pour de bon les éditeurs du jeu.

Se pose de manière récurrente la question du contrôle sur le jeu : comment piocher les cartes action pour espérer jouer de manière tactique ? faut-il plutôt les choisir en début de manche ? combien de cartes faut-il avoir en main ? combien de tours de table faire pour garder l’intérêt des joueurs, quelles interactions introduire ? Comment gérer les blessures ?

Entre novembre 2013 et février 2014, toutes ces problématiques se règlent au fur et à mesure des tests, au cours de séances skype hebdomadaires avec Christophe.

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Quelle forme ?

Nous commençons à discuter de la forme que doit prendre le jeu. La cible visée est un public plutôt casual, familial, mais pas enfant. Il faut donc un jeu à un prix accessible et un design très ouvert.

Christophe est un grand fan des jeu de cartes. Nous envisageons alors de publier le jeu dans un petit format type Petit Prince avec uniquement des cartes et quelques pions. Nous visons un prix public de 20€.

Le travail d’édition se poursuit avec les demandes de devis. Nous discutons avec Whatz games, notre partenaire habituel en Chine. Le format simple avec cartes et pions est tout à fait faisable dans le prix visé. Mais nous souhaitons en faire plus, ajouter du matériel original qui augmentera l’immersion dans le jeu.

S’amorcent alors des discussions sur de possibles figurines plastiques : colorées, pré-peintes… Il s’agit de matériel sur lequel nous n’avons jamais travaillé : il faut tout apprendre : type de plastique, moule…

Au final, se pose la question du nombre de copies du premier tirage qui reste cruciale pour ce type de matériel. Qui dit figurines, dit investissement dans un moule, qui ne se rentabilise qu’après plusieurs milliers d’utilisation. Il faut donc démarcher les partenaires de distribution, leur envoyer des prototypes, obtenir leur accord de principe sur la localisation et sur des quantités.

Un nouvel acteur entre en jeu

L’autre point fondamental de l’édition est le choix de l’illustrateur. Là encore, Christophe intervient. Au fil de ses recherches sur internet, il a déniché le site web d’un story boarder travaillant dans l’animation ; son nom : Jordi Valbuena. Ses dessins et sketchs respirent le mouvement et le dynamisme. Son style « cartoon », coloré sans être enfantin nous plait immédiatement.

Le site de Jordi

C’est ce que nous cherchons pour le jeu : retranscrire le mouvement d’une scène de film à travers des dessins « punchy » et donner envie à un public le plus large possible.

Premier croquis de l’action “Grimper”

Nous contactons Jordi en décembre. Nous avons la chance de constater qu’il habite Marseille (à 30 minutes de chez nous). Après une première discussion, nous l’invitons à nous rencontrer et à venir jouer à la maison.

Nous découvrons une personne enthousiaste, curieuse et très professionnelle. Pour lui, il s’agit d’une première fois dans « le monde du jeu ». Il joue et découvre les contraintes techniques et ergonomiques du support matériel. Le travail d’illustration commence immédiatement par la définition des personnages. Il faut six individus bien différents, chacun reflétant un des aspects du far west : nous aurons donc le bandit solitaire inspiré de Lee van Cleef, la jolie fille séductrice et rebelle (à la Jodie Foster dans Maverick), le dandy à l’image de Christopher Waltz dans Django Unchained, l’indienne, la brute…

La nécessaire épure

15 janvier 2014- Nous passons deux jours avec Christophe à Paris. Nous constatons que le jeu est presque « trop » complet : nous avons jusque là voulu introduire dans le jeu toutes les idées qui nous venaient. Au final beaucoup de règles, d’interactions qui compliquent l’approche première du jeu.

Nous décidons alors d’épurer les choses, quitte à garder toutes ces bonnes idées superflues pour une possible suite. Exit les scénario, les otages et les objets ; on revient à l’essence du jeu, c’est à dire le mouvement. Ce passage par l’épure est systématique dans nos développements de jeu. Il permet de se recentrer sur ce qui fait le coeur du jeu et son originalité. Nous écrivons alors un premier jet des règles : c’est un test décisif pour juger de l’accessibilité du jeu.

Ce qui se comprend bien, s’énonce bien.

L’éternel problème du nom

27 janvier 2014- Cela fait maintenant 4 mois que nous jouons aux Pirates de l’Ouest presque quotidiennement, mais nous n’avons toujours pas de nom commercial pour le jeu. Pour chaque titre, c’est la même difficulté : trouver un titre international, facile à retenir et qui transcrive bien ce qu’est le jeu ; un vrai défi, croyez-moi !

Nous avons toute une liste de titres plus foireux les uns que les autres et nous n’arrivons pas à nous décider. Comme nous sommes modernes , nous faisons appel à la communauté Facebook. Hop ! un petit sondage :

Le jeu a enfin un nom. Veuillez, mesdames et messieurs, accueillir Colt Express !

Mais ceci n’est pas la fin de l’histoire. Le travail d’édition va connaitre un rebondissement qui nous va impliquer pour nous de longs mois de travail.

La suite (et fin) au prochain épisode.

20 « J'aime »

Merci pour cette plongé immersive dans la création. En tout cas j'ai hâte d'y jouer ^^

Bravo pour cette première partie. C'est bien accrocheur, et alors quel talent pour nous mettre l'eau à la bouche et nous faire attendre avec impatience la suite !!!!!

Toujours intéressants ces sujets "pré-jeu".

Vous avez bien fait de changer de nom. Des pirates dans un désert... ça ne le faisait pas

;o)

Merci, c'est un jeu qui est dans ma wishlist (comme je suis moderne... ), c'est donc pour moi un vrai plaisir de lire ces quelques lignes !

Le journal d'un éditeur est une mise en lumière très intéressante de toutes ces zones d'ombres inconnues du public et des futurs joueurs : une belle valorisation pour un futur jeu. Merci.

Vous arrive-t-il quand même de recevoir parfois des prototypes de jeux "clés en mains", c'est-à-dire dont la mécanique est déjà presque totalement finalisée et satisfaisante ?

@Kerquist Oui il y a des jeux que nous avons édité quasiment "tels quels", je veux dire sans développement mécanique supplémentaire, par exemple Le Petit Prince ou SOS Titanic. Mais de façon générale, nous aimons bien "mettre nos mains dans le cambouis" :-)