Matériel limité : plus stratégique ?

Un sujet plutôt à l'intention des auteurs de jeu, en herbe ou non. Dans le forum « points de règle » revient souvent la problématique du matériel limité : plus de cubes/de tuile = action indisponible (ou pas). Dernier exemple en date, à l'Année du Dragon, quand il n'y a plus de tuiles riz ou feu d'artifice, doit-on les remplacer par des bouts de papier, ou est-il alors interdit de reprendre lesdites tuiles ? Je me souviens d'une question similaire à Yspahan : quand il n'y a plus de cubes, peut-on encore se placer dans des souks ou à la caravane ?

Dans les deux cas, une étude précise du livret de règles montre qu'il faut remplacer les éléments manquants par des substituts : les composants sont donc virtuellement illimités. Ce n'est pas toujours le cas (l'exemple le plus évident qui me vient à l'esprit était à Fief 2, où bien souvent, ce n'est qu'après avoir épuisé pressoirs, moulins, voire soldats, que les conflits commençaient).

Pourtant, dans les deux cas, d'aucuns suggèrent qu'une limitation des composants rendrait le jeu « plus stratégique » : la limitation des composants est une contrainte supplémentaire, et cette contrainte est un paramètre supplémentaire à prendre en compte dans ses choix, rendant le jeu plus riche. Personnellement, je suis loin d'être sûr que ce soit le cas : limiter les cubes à Yspahan peut affaiblir encore une stratégie « pur souks » que l'on sait déjà assez difficile à rentabiliser, ou rendre irréalisable la construction du dernier bâtiment au dernier tour alors que tous les choix précédents étaient orientés vers la construction de ce dernier bâtiment.

Un autre exemple me vient en tête : une variante proposée au jeu Modern Art (fiche de l'édition Matagot), où on ne jouerait plus dans l'ordre du tour, mais où seul un joueur venant d'acheter un tableau pourrait reprendre la main. Selon l'auteur de la variante, le jeu s'en trouverait enrichi (genre d'affirmations dont je me méfie quand elle concerne un classique de Knizia).

Comme les contraintes, c'est ma spécialité, je sais que rajouter des contraintes à un problème ne le rend pas nécessairement plus difficile à résoudre. Au contraire, s'il existe presque toujours un « seuil » particulièrement difficile, rajouter ou enlever des contraintes à ce niveau va rentre le problème très facile. Trivialement, un problème à 100 000 equations et 10 000 variables comportant la contrainte x<1 peut être très difficile, mais si je rajoute la contrainte x>1, je peux immédiatement dire qu'il n'y a pas de solution. Plus subtilement, un système complexe d'équations peut être considérablement simplifié si je connais la valeur d'une seule variable (une contrainte de type x=0, par exemple). Je fais du coup l'hypothèse que dans les jeux, c'est pareil : rajouter des contraintes peut en réalité limiter tellement les choix qu'on y perd en profondeur de jeu. Sauf que dans le cas des jeux, la notion d'interaction vient mettre pas mal de bazar dans ces belles théories.

Donc question aux auteurs (ou aux joueurs ayant expérimenté diverses variantes) : comment faites vous le choix de rendre un matériel limité ou non, ou, plus généralement, d'ajouter des contraintes à vos jeux ?

La question est complexe et intéressante. Je raisonne moins en termes de contraintes qu'en termes de possibilité de calculs.
Il ne faut pas que le joueur puisse, ou même simplement ait l'impression de pouvoir "tout calculer", tout prévoir pour trouver la meilleure stratégie. Cela tuerait l'angoisse qu'il y a à ne pas savoir exactement comment la partie va évoluer.
Il ne faut pas non plus qu'il se sente noyé sous des éléments si nombreux qu'il ne parvient plus à leur donner sens et à "sentir" quels choix sont probablement meilleurs. Cela tuerait l'intérêt qu'il y a à réfléchir à ses coups.

Que ce soit en termes de contraintes ou de mécanismes, cela signifie en effet qu'il y a des moments où il faut en ajouter, et des moments où il faut en enlever.

Tiens, puisque j'en suis là, je vais en profiter pour remettre la problématique du hasard sur le tapis (pour faire scientifique, on peut dire « stochastique » ;)).

Rajouter une composante stochastique dans un jeu, c'est un peu comme rajouter un joueur qui aurait un certain nombre de choix à sa disposition. La différence, c'est qu'un joueur humain a presque toujours un « meilleur choix » à sa disposition. Si moi, en tant qu'adversaire, je suis capable de me mettre à sa place et de deviner ce « meilleur choix », alors je peux immédiatement commencer à réfléchir à la suite de la partie. Ce genre de réflexion est particulièrement commun dans les jeux de stratégie abstraits à deux joueurs, comme les échecs, et a même un nom : c'est le fameux algorithme du « minimax » (je ne fais pas seulement le meilleur coup possible pour moi, mais avant tout le coup qui me donne le plus d'avance sur mon adversaire — je maximise ma fonction d'objectif tout en minimisant la fonction d'objectif de mon adversaire, et cela en réflechissant le plus en avant possible). Si la réponse de mon adversaire est très contrainte (je viens de mettre son roi en échec, par exemple), il sera d'autant plus facile de deviner son prochain coup.

Dans un jeu avec une part d'aléatoire, il ne suffit plus de trouver le meilleur coup adverse, mais de prendre en compte toutes les possibilités en leur adjoignant une probabilité. Le nombre de possibilités explose extrêmement rapidement et il devient très difficile de calculer plusieurs coups à l'avance.

Quel est le lien avec la notion de contrainte ? Eh bien, on peut considérer que si la contrainte d'un adversaire est de trouver le meilleur coup possible, la seule contrainte d'un évènement aléatoire est de se conformer à une loi de probabilité. Cette contrainte est généralement beaucoup plus lâche que la précédente (une seule possibilité contre un large éventail), pouvant rendre les calculs très complexes, ou alors, comme le souligne Bruno, offrant un tel éventail au joueur qu'il en perd en prise sur le jeu.

Pour me retourner vers les auteurs, prenez-vous ces concepts en considération en concevant un jeu ?

J'interviens au titre de créateur en herbe, et parce que le sujet m'intéresse. Pour ma part, quand j'ai à me poser cette question, je distingue 3 pistes de réflexion, selon l'effet que l'on désire privilégier et en se plaçant du point de vue du joueur. De façon simpliste:

1/Version illimitée: on peut prévoir une stratégie sans tenir compte d'une pénurie éventuelle qui viendrait la contrecarrer.

2/Version limitée: on est obligé de tenir compte de cette limitation comme partie intégrante de notre stratégie.

3/Version limitée médiane: on peut prévoir une stratégie qui provoque ou joue sur une pénurie. Dans ce cas il y a une notion "d'effort" à fournir pour y parvenir. Cette version est plus difficile à équilibrer.

Tout ceci doit bien sûr être pondéré en fonction des autres facteurs qui déterminent les mécanismes du jeu.

EDIT: message qui ne tient pas compte de l'intervention précédente de Scand1sk, pour cause de simultanéité.

Pfiou !
Ben moi je suis loin de raisonner aussi loin :lol:

Je choppe un mécanisme, une ambiance ou un défi qui me plait et après je teste. Le jeu se construit en observant les testeurs et en écoutant leurs commentaires.
Après l'idéal est d'utiliser le moins de matériel possible. c'est un genre de principe. trop de matériel n'est pas ergonomique. Donc au test : matériel minimum et si vraiment ça coince, on ajoute du matériel.
Est ce que ça ajoute de la stratégie ? J'imagine que oui, en fonction du jeu bien sur. Ca oblige au moins à avoir des règles qui gèrent ça

Ah ! Le hasard ! (pour faire philosophique on peut dire "contingence" :mrgreen:)

Pour moi un matériel limité apporte forcement plus de stratégie, comme tu l'as évoqué. Mais cela peut "gripper" la mécanique du jeu (et i n'y a pas de vaccin contre ça).
Si la limitation est en adéquation avec le thème du jeu, c'est encore mieux!
Par exemple à Agricola, je trouve que la limitation du nombre de bêtes est plutôt réaliste et je trouve dommage d'utiliser les marqueurs supplémentaires en cas de pénurie.

De plus, cela participe à la frustration du joueur, qui semble être un levier essentiel dans le plaisir du jeu.

Bonjour,

je pense que tu as raison lorsque tu dis qu'en rajoutant la contrainte de limitation du matériel, le problème est plus simple à résoudre (c'est peut-être un peu général et on va sans doute pouvoir trouver des contre-exemples).

Imagine un jeu comme les échecs ou chaque pièce de chaque joueur soit une reine, je ne dis pas que ce soit très intéressant, par contre bon courage pour prévoir ce que va faire ton adversaire au prochain tour.
De la même manière, s'il n'y a plus de cubes disponibles j'enlève la possibilité "prendre des cubes" des stratégies possibles de mon adversaire.

Le jeu n'en est pas pour autant plus simple mais en tout cas peut-être plus prévisible.

Je trouve un peu dommage que tu trouves des exemples de jeu dans lesquels il n'est pas précisé s'il faut utiliser un nombre illimité de matériel, car plus prévisible ou non, le jeu n'est pas le même, alors qu'il est tout à fait compréhensible que pour des raisons pratique on ne puisse pas fournir assez de matériel pour certains cas de jeu assez exceptionnels.

Ce que je veux dire c'est que je comprends qu'un éditeur choisisse de ne fournir que 20 cubes, puisque ça ira pour la plupart des parties jouées, sauf dans le cas où il y a 15 joueurs et qu'ils ont tous pris des cubes au lieu de faire autre chose etc... Ça je comprends tout à fait. Par contre je trouve un peu dommage qu'il ne soit pas précisé quelque part ce qui se passe justement dans le cas où il y a 15 joueurs et qu'il ont pris tous les cubes, car limite ou non, ce n'est plus le même jeu amha.

Il y a tout de même des jeux pour lesquels la pénurie est au centre du jeu, je pense à Funkenschlag par exemple

Plus que le hasard, c'est le hasard plus la discontinuite qui rend les choses difficiles pour le calcul. Au final, beaucoup de hasard partout rend les calculs inutiles... C'est classique, mais il y a beaucoup plus de hasard dans 1 de que dans 10, si on somme. Le hasard a aussi parfois un role regularisateur. Et comme on fait du minimax, on peut souvent eliminer des cas rarissimes de ses calculs, ca aide pas mal a simplifier les cas pourris. Exemple type, Automobile. Ou en plus le role du hasard est vraiment hasardeux... Si je puis dire.