Cher Monsieur,
Une partie de cette discussion, et quelques-uns des arguments, me rappellent un texte que quelqu’un m’a envoyé le mois dernier suite à une conversation FacebooK. Il s’agit d’une espèce de “monologue” tiré d’un roman. J’aime beaucoup la forme et le fond. De quoi réfléchir. Un peu. Finalement.
« - Pourquoi t’es tout seul ?
- Parce que le monde… La politique. Les grands magasins. La consommation. Les médias… Acheter. Prendre sa bagnole pour aller acheter le pain. Ne plus savoir à quoi ressemble un légume hors d’une grande surface. Parce qu’on sait plus fabriquer ce qu’y nous faut. On sait plus de quoi on a besoin. Parce qu’il faut un permis pour faire un poulailler dans son jardin. Parce qu’on essaye d’interdire les graines des plantes. Parce qu’on montre des débiles légers à poil à la télé pour en faire des modèles. Parce qu’on assure aux gens que c’est normal d’être malheureux et qu’acheter une fringue merdique va les soigner de leur tristesse. On est dans une humanité de béton. Une humanité vite passée, sans importance. Juste le temps d’acheter, d’être malade, de laisser la place aux autres humanités elles aussi vite passées. On vit dans des boîtes d’œufs ; chacun bien à sa place, bien isolé en pensant être proche des autres, et le tout dans du carton de merde. Et quand on nous casse, on remercie et on meurt bien gentiment. Tu sais, c’est pas un truc contre le gouvernement, c’est pas de leur faute. C’est des enculés, je veux dire, mais tout ce binz, toute cette image qu’a pas de sens, cette peinture vide, personne est assez intelligent pour mettre en place une saloperie pareille. Y’a trop de détails, de … Y’a pas besoin de mettre en place. C’est de la merde, penser que l’humain est responsable de tout. T’as déjà oublié ton ménage, une semaine ou deux ? T’as déjà laissé les choses faire leur vie pendant quelque temps ? T’as vu le foutoir que ça devient ? Tu fermes les yeux et c’est le bordel. Les objets ont leur vie, ils ont pas besoin de nous. Il suffit de pousser du doigt au bon moment pour que ça aille dans le sens que tu veux. Tiens. T’as qu’à inventer les premiers vendeurs. Rien que ça. Imaginer un type qui va s’incruster entre le gars qui veut poser son cul et celui qui sait fabriquer une chaise. Le type du milieu, lui, il sait rien foutre de ses dix doigts et il a besoin de rien. Qu’est-ce qu’il vient glander ici ? En quoi il arrange les deux mecs ? En rien, en que dalle. Il est juste là pour se rincer les couilles, pour faire de la thune. Vas-y, mets-le là, et regarde. Par ce que au bout d’un moment, le bonhomme qui veut poser son cul, il aura oublié comment aller chez le mec qui vend sa chaise. Il aura oublié son nom et sa gueule. Et il pourra plus aller le voir, il sera obligé d’aller chez le gus du milieu, parce que le gus du milieu, il aura pas oublié de causer très fort, de bien faire voir sa tronche. Lui, après tout, il a que ça à foutre de ses journées. Et celui qui fabrique la chaise, il aura pas le temps d’aller courir après les gens qui savent plus où le trouver. Alors, le gars du milieu, il se croira indispensable et, comme un ravi de la crèche, il va exiger plus de thune. On va croire que, sans lui, personne peut trouver de chaise, alors que justement, c’est lui, la quantité négligeable. Et pour amasser encore plus de caillasse, il va demander au mec qui fait les chaises de les vendre moins cher. Et au bonhomme qui achète de payer plus. Alors le mec qui fait les chaises, soit il refuse et il crève, soit il accepte et il prend du bois de merde, et des clous d’occase, et puis sa chaise sera branlante mais c’est pas grave, parce qu’il a plus le temps d’en créer des belles en beau bois vu qu’il faut en fabriquer plus. Elle va péter, sa chaise, et en fait c’est même mieux comme ça, parce que celui qui veut s’asseoir, il en achètera d’autres, tout aussi pourraves, ou alors il en prendra une vendue comme super différente, une chaise qui changera la nature des chaises, qui aura révolutionné la façon de poser son fion sur une surface à peu près plane, comme on en a inventé depuis qu’on a un cul. Et comme l’artisan qui fait la chaise achète du bois merdique, le gus qui vend du bois, il fait du bois merdique, et le mec qui plante du bois, il plante du bois merdique, et entre chacun y a un type du milieu qui se coince, et tout le monde se dit qu’une vraie chaise en beau bois qui dure toute la vie c’est trop cher, c’est du luxe, alors que si tu sors les bonshommes du milieu par la peau du gland, d’un coup on se rend compte où va la thune et qui s’arrose l’intérieur de la poche avec le boulot des autres. Et ta forêt, c’est plus une forêt, parce qu’elle est pleine d’arbres pourris, genre des pins, parce que ça pousse vite et c’est de la merde, et sous les pins même les champignons ils veulent pas pousser tellement ça pisse de l’acide à la moindre pluie ; alors ta forêt elle est plus verte et pleine de vie, mais jaune et brûlée, et les animaux se barrent et on apprend aux mômes qu’une forêt c’est plein de sangliers et de biches et de bolets et de cèpes mais, en vrai, quand tu sors de ta petite maison pleine de chaises pourries, la forêt elle est pleine de merde et d’herbe sèche et de joggeurs et de papiers gras. Et t’as plus d’histoire ancienne sous les feuilles, t’as plus envie d’y aller baiser en secret, d’aller découvrir les pierres endormies, et l’eau des lacs elle est pleine de la pisse de poivrot qu’est le jus des pins et des plastiques oubliés, elle pique, elle a plus cette couleur de ciel brûlé d’immensité qui dansait dans les fougères. Ta forêt, c’est plus une forêt, c’est un magasin en faillite programmée, et tu perds les légendes et les histoires qui couraient entre les troncs, et ces noms qui te disaient que ce val-là il était sans retour parce que les fées y dormaient. T’as juste des fûts de bois de merde pour faire des chaises de merde pour poser ton gros cul qui sait plus rêver. Et puis tu vas y passer du temps, assis sur ton fion, vu qu’il y a plus nulle part où aller. Tout ça parce que t’as inventé le type du milieu. C’est tout ça qui en découle. Tout ça, et j’ai mal au ventre, j’ai mal au ventre, putain, de voir mourir les choses qui avaient du sens. »
“La Viande des Chiens, le Sang des Loups” Misha Halden
Bien à vous
Monsieur Phal