Les Mots de Jeux #2 : Ma ludothèque qui ne respecte rien

À travers une série de brèves chroniques, je souhaiterais pointer du doigt certaines expressions toutes faites ou abus de langage que je lis au quotidien au cours de mes pérégrinations ludiques, entre articles, avis et forums. Et qui ont tendance à m’agacer. Au point de m’inciter à prendre ma plume virtuelle pour déblatérer !

Que ce soit ici-même ou sur d'autre sites d'informations ludiques, ou encore sur les multiples et toujours plus nombreux blogs dédiés - et maintenant même sur certaines boutiques en ligne - on peut constater que notre communauté est très active et locace... surtout lorsqu'il s'agit de donner son avis ! Il y a encore des créneaux à prendre et j'ai parfois l'impression que beaucoup se rêvent le prochain "influenceur" (🤢 - désolé c'est le mot) tendance.

Car lorsque le très bon jeu n'est plus qualifié de très bon mais d'indispensable, ce n'est plus seulement le jeu qui l'on juge, mais aussi le joueur. Quand on me dit qu'un jeu est indispensable, moi je comprends : "j'estime être en droit de juger que tu dois avoir ce jeu sans quoi tu es un joueur de mauvais goût". Chacun est bien entendu libre de s'ériger en chantre du bon goût et à se croire le mieux placé pour dire aux autres ce qui est bon pour eux, mais il y a là derrière une démarche arrogante, voire narcissique qui me fait serrer les dents à chaque fois que j'affronte de tels propos.

Tric Trac

Oui ben moi je l'ai pas et pourtant j'aime bien Orléans quand même, voilà

700 000 000 de Chinois

Comment peut-on considérer un jeu indispensable tant les critères à prendre en compte sont multiples ? Il y a des raisons très objectives qui vont faire qu'un jeu ne pourra jamais convenir à tout le monde : le genre de jeu (allez convaincre un améritrasheur que le dernier kubenbois à la mode est indispensable), la mécanique (ai-je vraiment besoin d'un douzième jeu de pose d'ouvriers ?), la sensibilité au thème (moi je n'aime pas les chats donc c'est pas demain la veille que j'achèterai un jeu sur ce thème - heureusement rare), le nombre de joueurs (si je joue principalement à 2 je vais moins m'intéresser à un jeu qui n'est bon qu'à partir de 3 joueurs), le temps de jeu dont on dispose (Twilight Imperium est peut-être un grand jeu mais je n'ai vraiment pas le temps de me lancer là-dedans), le graphisme (auquel on adhérera ou pas)... Donc il paraît assez condescendant de me faire comprendre, entre les lignes, que j'ai mauvais goût de ne pas posséder cet indispensable wargame qui voit s'affronter entre 4 et 10 armées de chats guerriers kawaï (il est meilleur à partir de 8 joueurs - prévoir 2H de règles et 7H de jeu).

Mais on peut encore aller un peu plus loin dans la pédanterie. Ainsi c'est l'ensemble de la collection qu'on juge lorsqu'un jeu est "indispensable à toute bonne ludothèque qui se respecte". Mais c'est quoi au juste une ludothèque qui se respecte ? Qui est l'inventeur de telles expressions ? Et a-t-il dû acheter des portes sur-mesure pour que son melon puisse passer d'une pièce à l'autre ? Tant de questions qui resteront sans réponse. À défaut de proposer une définition, j'ose néanmoins imaginer que ma ludothèque se respecte : je ne possède (presque) que des jeux qui me plaisent, auxquels je peux jouer et auxquels j'ai envie de jouer. N'est-ce pas là le plus important ? Il faut une sacrée dose d'assurance pour se croire légitime à juger du (non-)respect d'une ludothèque. Heureusement pour le moment notre loisir reste suffisamment confidentiel pour qu'on n'ait pas à avoir honte de tels jugements. Mais qui sait ce que l'avenir nous réserve ?

Tric Trac

Vision d'avenir

Nous le voulons !

Parfois, l'indispensable devient carrément le must-have. Must comme l'obligation, have comme avoir. L'injonction est assez forte : on est obligé de le posséder. Et sinon quoi ? C'est l'occasion de prendre un peu de hauteur et de réfléchir au rapport que notre loisir entretien avec la consommation et la possession.

Transposons à d'autres loisirs culturels. Si pour moi, "Camping" constitue le fleuron du cinéma français, vais-je vous dire que vous devez posséder le DVD sinon vous n'êtes pas un vrai cinéphile ? Non, je vais fortement vous enjoindre à le regarder, mais je vais vous laisser carte blanche pour les modalités (location, prêt, achat, téléchargement (il)légal...). Idem si l'on parle d'un livre telle que la biographie de Loana (quoiqu'on pourrait me rétorquer qu'on peut aussi exposer certains livres dans sa bibliothèque juste pour l'esbroufe).

Or quand on parle d'un jeu de société, on ne nous conseille pas d'y jouer, mais de l'avoir. L'acte de jeu apparaît ici secondaire, c'est surtout la possession qui compte (cf. la tristement célèbre "pile de la honte"). Il me paraîtrait bien plus naturel et humble qu'on me conseille d'essayer un jeu pour me faire mon propre avis. Aujourd'hui les possibilités d'essayer avant d'éventuellement acheter n'ont jamais été aussi nombreuses : bars à jeux, clubs, ludothèques, location, emprunt au copain, jeu en ligne...

On lit souvent l'argument : je dois l'acheter sinon s'il n'était plus édité je risquerais de passer à côté. Mais d'ici à ce que ça arrive il sortira certainement 500 autres jeux dont 50 excellents, donc à moins d'être "collectionneur", est-ce si grave de ne pas les avoir tous ? Et est-il vraiment nécessaire d'avoir joué à l'ensemble de la production ludique ? Mais je commence à m'éloigner du coeur de mon propos...

Tric Trac

Bizarrement moi c'est plutôt le premier qui éveille ma curiosité

Sa place est dans un musée

Je veux malgré tout bien admettre qu'il existe quelques indispensables.

Pour rester très terre à terre, il y a par exemple ces extensions qui visent à gommer un défaut voire carrément un bug du jeu d'origine, qu'on peut allègrement qualifier d'indispensables (et qui restent rares, encore heureux : je pense par exemple à Toscane pour Viticulture).

Certaines extensions peuvent sublimer un jeu au point de les rendre indispensables pour celui qui les aura essayées et qui n'imaginerait pas rejouer sans. Pour ma part je range dans cette catégorie Taverne des Héros pour Pillards de la Mer du Nord, ou encore Backstage pour Shakespeare. Cela n'enlève toutefois aucun mérite au jeu de base qui reste tout à fait jouable et source d'amusement. Voyez ça comme la direction assistée de votre voiture : on peut très bien s'en passer mais une fois qu'on l'a essayée c'est difficile de conduire sans.

Ensuite il y a tous ces jeux que l'on qualifiera de classiques. Pour quelqu'un qui s'intéresse un peu à l'histoire et à l'évolution du jeu de société au cours des dernières années, il paraît effectivement important d'en avoir essayés certains au moins l'une ou l'autre fois (mais ce n'est pas une tare de ne pas s'y intéresser - sachons reconnaître le mérite aux nouveautés de savoir se montrer plus engageantes que leurs ancêtres). Je pense notamment à ces jeux qui ont inventés ou marqués leur genre : Dominion pour le deckbuilding, Caylus pour la pose d'ouvriers, El Grande pour les jeux de majorité... Mais ici aussi, la notion de classique pourra être sujette à débat. Une chose est sûre : seul le temps pourra dire quels jeux tireront leur épingle du jeu au milieu du flot constant de nouveautés, et lesquels pourront prétendre un jour au titre de classique. Et je ne vois pas comment un jeu qui viendrait de sortir pourrait entrer dans cette catégorie.

Je ne pense d'ailleurs pas qu'il existe à ce jour une autorité ludique qui peut se targuer de décider quel jeu est indispensable, quelle ludothèque est respectable ou ne l'est pas. Même les titres les plus prestigieux (Spiel des Jahres, As d'Or...), pourtant attribués par des jurys représentatifs et pluridisciplinaires, n'ont pas la prétention de désigner le meilleur jeu en valeur absolue ; et chaque année voit se former son nouveau cortège de détracteurs en désaccord avec leurs choix. Preuve que le jeu indispensable qui mettra tout le monde d'accord n'est pas encore sorti, et ne sortira sans doute jamais (mais bienheureux l'auteur qui l'inventera).

(PS: le seul jeu indispensable c'est Decrypto)

En exclusivité : meeting annuel des DELURES (Décideurs des Ludothèques qui se Respectent), une organisation occulte

Mes autres articles :

Les Mots de Jeux #1 : Être habilité à rejouer vaut mieux que rejouabilité

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Merci pour cet article, je suis bien d’accord. Mais il faut absolument avoir joué à Troyes dans sa vie, c’est indispensable si on ne veut pas exister dans un sentiment de non-complétude pour les années passées sur cette planète. Absolument.
Je suis sûre sinon que ce sont les chats qui ne t’aiment pas, impossible de ne pas être conquis par ces adorables boules de poil si mignonnes, si joueuses, si… sadiques. Bon, ok.

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Oui ben si ces boules de poils pouvaient faire caca dans le jardin de leur propriétaire plutôt que dans le mien ça m’arrangerait !

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on a dit sadiques

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mais innocentes, ne l’oublie pas ; et si adorables :wink:

voilà en tout cas un blogueur indispensable :slight_smile: . Joli article, on attend la suite

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Et donc, ce qui explique le postulat de départ “juger une création humaine” revient à “juger une ou des personnes”. Il est donc possible de prendre du recul, d’analyser, d’estimer… Mais tout ceci ne sera fait qu’à l’aune d’une réflexion par essence incomplète. Pour autant, et tant mieux, le “ce jeu est génial” est moins destructeur à mon sens que “ce jeu est une merde”… Mais c’est une autre histoire ! :slight_smile:

ils sont comme toi ,ils aiment les landmarks…
D’ailleurs à quand un article sur les anglicismes ludiques ,personnellement ça me rend dingue ,«meeple» ,tiens ,par exemple…

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J’ai regardé une revue aujourd’hui le gars à répété au moins 5 fois "c’est un must have à avoir " :smiley:

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Ah oui mais est-il indispensable d’y jouer ou de le tester ? (pas taper hi hi hi)
Merci pour ce second article :slight_smile:

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Un nouveau commentaire dispensable pour un article qui ne l’est pas !

Merci une nouvelle fois, encore un bel article avec une belle prise de recul qui m’aide à faire autant… Et Dieu sait que j’en ai besoin parfois. :stuck_out_tongue_winking_eye:

Bon, je vais de ce pas lire ton 3ème méfait.
Et dépêche-toi d’en écrire d’autres, je sens déjà le manque poindre en moi !

Bel article auquel j’adhère complètement. Juste une réserve sur le parallèle avec les films pour expliquer qu’il s’agit là d’une injonction à posséder. Car justement ce tic n’est pas propre aux jeux de société mais vient de la critique culturelle en général : un livre à lire ABSOLUMENT, les 10 films de 2020 qu’il FAUT avoir vu, une expo IMMMANQUABLE…