C’est acté, commenté, discuté partout, même si les médias spécialistes de l’économie suivaient ça depuis un moment : Le naufrage du géant de la GSS (Grande Surface Spécialisée) Toys’R’Us, “icône de la consommation des années du baby-boom” comme le surnomme le journal “Le Monde” dans l’article web du 15 mars d’Eric Albert et Arnaud Leparmentier. Cette ruine d’un monstre du commerce de détail américain est maintenant sur la place publique, faisant plus que trembler pour l’avenir des magasins (plus de 1500 dont 700 aux Etats-Unis, 100 au Royaume-Uni, 53 en France) et de leurs salariés (près de 35 000 emplois dont 1300 en France).
Alan Diaz/AP
Si le problème de la vente en ligne est montré du doigt comme cause principale (avec Amazon en première ligne), les changements d'habitudes de consommation des enfants (et de leurs parents dépensiers) pour s'orienter de plus en plus et de plus en plus tôt vers des jeux vidéos ou des nouveaux médias électroniques à écrans suivent de près. Tout ceci est effectivement impactant, mais ce serait oublier bien vite deux éléments qui pourtant ont un impact prépondérant.
Un accord et tu t'endors
Au cours de l'années 2000, plutôt que de se livrer une guerre forte, Toy'R'Us et Amazon signent un accord de 10 ans autour d'un site commun accessible depuis leur plateforme respective mais dont le site lui-même, son développement, les commandes, stockage et livraison, sont pris en charge par Amazon, ne laissant au géant du jouet que l'achat et la gestion des inventaires. Dés 2004, la fumée du conflit d'intérêt était déjà visible. Et même s'il faut attendre le verdict final en 2009 de longues procédures judiciaires, et la condamnation d'Amazon à verser une amende de 51 millions de dollars à Toy'R'Us pour ne pas avoir respecter l'accord d'exclusivité en vendant des jeux d'autres enseignes, il apparaît évident que l'historique et l'expérience d'Amazon sur le secteur de la vente en ligne lui aura permis de se passer ensuite facilement, les dix années passées, d'un "concurrent" devenu qui plus est légèrement obsolète sur le marché du ecommerce.
Tu te dopes à quoi, toi, l'EPO ?... Non, au LBO !
D'autant que cette obsolescence s'explique elle-même en partie par un truchement juridico-financier, un rachat d'entreprise par "effet levier" où les requins malins rachètent une entreprise en dépensant un minimum d'argent : "LBO" pour "Leverage Buy Out". En gros et dans une valse à trois temps, les repreneurs forment une holding dont ils sont majoritaires au capital (et un), holding qui rachète la majorité des parts de la société cible en contractant un maxi-emprunt (la dette senior) pour ne pas trop entamer ses fonds propres (et deux), charges financières des dettes qui sont payées grâce aux remontées des dividendes générées par la société rachetée (et de trois... sans les doigts !). C'est un peu rapide et il y a des subtilités, mais en le contractant encore, ça donne : "on vous rachète, vous êtes à nous et c'est vous qui payez, d'accord ?... -ah d'accord... il faut vous remercier en plus ?"
Ici, c'est en 2005 que le consortium Bain Capital Partners LLC, Kohlberg Kravis Roberts & Co. et Vornado Reality Trust achète Toys'R'Us pour 7,5 milliards de dollars. Mais, si parfois l'effet Levier se fait vraiment sentir "positivement", ici, c'est plutôt le contraire. Du coup, en 2016, alors que le groupe dégage un bénéfice opérationnel de 460 millions de dollars aux Etats-Unies, les intérêts de sa dette sont de 457 millions de dollars... difficile, dans ces conditions, d'investir suffisamment pour ne pas rater le tournant de la vente en ligne, la modernisation de ses magasins et la prise en compte des évolutions du secteur... et c'est le cercle vicieux, désintérêt d'une marque en désuétude, chute des ventes, invendus qui agacent les fournisseurs,qui envoient moins de stocks... et c'est reparti pour un tour !
Le point de vue différencié de Michel Lalet sur la péripétie Toys R Us
Michel Lalet, auteur d'Abalone, est aussi un des premiers agents d'auteurs en France. Son expérience historique dans le domaine de l'édition, et de l'édition de jeux de société en particulier, ainsi que de l'ensemble de la chaîne autour du jeu, est plus que riche. Dernièrement, il a édité chez Ilinx Éditions un manifeste "Auteur de jeu de société, un art à part entière"
Toys R US, le droit des vainqueurs.
Vae victis, « malheur aux vaincus, » ce sont les mots qu’aurait prononcés le chef Gaulois Brennus, vers 390 avant J.C. Les Gaulois envahissent l’Étrurie, traversent l’Italie, écrasent les armées romaines. Les Romains résistent comme ils le peuvent, se réfugient au Capitole. C’est à cet endroit que se place cet épisode fameux des oies du Capitole qui, par leurs cris, alertent les Romains que l’envahisseur est là. Les Romains résistent, mais capitulent. Brennus impose une énorme rançon en or pour se retirer de Rome. On installe une grande balance sur une place publique, mais les Gaulois truquent la balance, pour alourdir encore le poids de la rançon. De quel droit fais-tu cela ? s’offusquent les Romains. « Du droit du vainqueur » répond Brennus. Qui jette son épée dans le plateau de la balance pour alourdir l’addition et ajoute encore au poids de l’humiliation en disant : « Malheur aux vaincus ! »
Curieusement, c’est bien ce Vae victis qui m’est venu à l’esprit en entendant ce matin que la liquidation de Toys R US était actée. En 1990, année de leur déploiement en France, les futurs vaincus qu’étaient les éditeurs de jeux ont fait semblant de croire les paroles de miel et d’apaisement du mastodonte venu pour les dévorer tout crus : « Nous serons une plateforme ouverte, jamais nous n’adopterons les politiques commerciales de la grande distribution. Nous sommes des amis des jeux et nous respecterons la diversité, le choix, l’offre large de vos productions. »
Certains l’ont-ils vraiment cru ? Toys R US fut aux métiers de l’édition du jeu ce que la pêche électrique avec ses chaluts labourant le fond de la mer est à la pêche à la ligne : un jeu de massacre qui n’a fait qu’ajouter un prédateur à une liste déjà abondante de ceux qui n’ont considéré les jeux de l’édition que comme des produits d’appel destinés à attirer le chaland dans leurs filets. Et dans quel but ? Avec quel résultat ? On annonce aujourd’hui que la liquidation de Toys R US serait due à une ardoise de 5 milliards d’euros ! Cinq milliards d’euros, est-ce qu’on s’imagine ce que représente une telle somme ? Une somme qui n’est que la perte réalisée, pas le montant global de la pêche qui lui, se chiffre en centaines de milliards d’euros ! Ces types ont été capables de détruire intégralement le fond de la mer, la ressource qui s’y épanouissait et sa capacité de reproduction, mais ils n’ont même pas été fichus de penser à calfater leur navire, à le protéger des fuites d’eau, à le maintenir à flot… C’est vous tous, éditeurs et auteurs, qui avez payé pour que cette mécanique de destruction absurde se mette en marche, pour qu’elle grandisse comme elle a grandi et pour qu’elle puisse truquer jour après jour toutes les balances sensées mesurer les équilibres de ce qui devait être un partenariat !
Nous ne le savions pas ? Si, bien entendu. Nous le savions, et nous avons adopté l’attitude soumise du vaincu. Ce « malheur aux vaincus » s’appliquait alors aux professions de l’édition. Aujourd’hui, il s’applique à Toys R US. Tant mieux ! Ne permettons pas ni qu’il renaisse de ses cendres, ni qu’un autre prédateur viennent se substituer à lui.
Bon, on joue à quoi, finalement ?
Les mutations du secteur du jouet sont profondes, et d'autres manquent de s'adapter à ces dernières puisque le groupe français Ludendo détenant La Grande Récré s'est également placée en redressement judiciaire... D'autres enseignes comme King Jouet ont entrepris plus tôt et avec plus de succès l'évolution nécessaire à la survie face à ces changements sociétaux, consuméristes qui plus est : achat en ligne et récupération du produit en magasin, magasins eux-même modernisés avec du "story telling marketing"... Et les jeux alors ?
Plus de 80 milliards d'euros pour la vente en ligne en 2017 en France, 90 milliards prévu pour 2018, un panier moyen annuel à 2184 € (Source Fevad)...
La vente en ligne sera-t-elle le champ de bataille pour les jeux de société ?
Et bien si la super-catégorie Jeux et Puzzles, où une partie des jeux de société que nous chérissons ici se trouvent, fait, depuis déjà plusieurs années, office de moteur de croissance, ou en tout cas un de ses moteurs les plus constants (voir, en les contrastant bien sûr, les chiffres de la Revue du Jouet), il peut sembler plus que raisonnable de réfléchir à ce qui nous attends face aux constatations autour de nos boites de jeu : nombres de sorties de jeux qui ne cessent de croître, avec en vis-en-vis un cycle de vie de plus en plus court pour la plupart d'entre eux, corrélé au fossé qui se creuse entre gros succès publiques aux volumes importants et "nouveautés éclairs", qui n'en sont plus une, quinze jours plus tard... quand ce n'est pas à leur sortie pour certains jeux en financement participatif revendu, "sous cello" à sa réception car le joueur n'est "plus intéressé"... sans y avoir joué, c'est étonnant, non ?
Les boutiques, détaillants hypers-spécialisés comme on dit dans le jargon, doivent, commencent à se ré-inventer, muter, évoluer comme tout ce qui tourne autour de l'information ludique... mais pas seulement : les éditeurs et les distributeurs devront certainement le faire aussi... d'autant que le secteur est dans l'optique d'un profond changement à venir : Cela fait déjà 5 ans qu'Asmodee, dont l'Ebitda (Bénéfice Avant Intérêts, Impôts, Dépréciation et Amortissement en français) est estimé en 2017 à 80 millions d'euros, a rejoint le portefeuille d'Eurazeo (sans LBO d'ailleurs, mais plutôt sur de l'investissement à moyen ou long terme). En 5 ans, au grès de développements et rachats intensifs, après un investissement de départ de 145 millions d'euros de la part d'Eurazeo, le groupe Asmodee réalise en 2017 un chiffre d'affaire de 442 millions d'euros, en croissance de 17%. Du coup, 2018 sera-t-elle l'année du rachat ? Et qui sera le prochain investisseur ? Hasbro, Mattel comme le fantasment quelques-un ? Ou un troisième larron plus surprenant comme l'imaginent quelques autres ? Et pour en faire quoi ? Même si diverses sources aux chiffres, après vérifications, légèrement farfelus font quelques effets d'annonces, il vaut mieux patienter encore un peu avant que de s'avancer.
Bref, les circuits du jeu deviennent multiples et protéiformes, et la vie d'une boite de jeu ainsi que son parcours (sans oublier la vie des intermédiaires entre l'auteur et les joueurs) ne manqueront pas de suivre ce parcours parfois chaotique... en fonction d'un bon paquet de paramètres, pas toujours et pas tous maîtrisables, ni même "conscientisables"... Certains joueurs diront "Tant qu'on peut jouer"... D'autres s'exclameront "mais à quel prix ?"... Alors... suite au prochain épisode !