Ça y est ! On y est ! Au cours des dernières semaines, on vous a parlé des nommés au Spiel, toutes catégories confondues. On a commencé par les enfants, avec Roulapik et Wir sind die Roboter (sans avoir réussi à mettre la main sur Fotofish, malheureusement). On a continué avec Pictures, My City et Novaluna, dans la catégorie générale. Et nous voilà sur le point de conclure : Cartographers, the Crew et finalement : King’s dilemma ! Prévu sous le titre « Le dilemme du Roi » en France pour novembre 2020 chez Iello, ce jeu de Hjalmar Hach et Lorenzo Silva est clairement le plus massif de la famille des nommés, même au sein des Kennerspiele seulement. Alors, une grosse boîte, des votes, des familles, de l’influence, du Oui-Da et du Nenni, mais quoi encore ? Comment ça se combine tout ça ?
Fig. 1 : Il a pas l’air commode le Monsieur. Et la carte non plus d’ailleurs.
Je dois dire que j’ai mis du temps à appréhender King’s Dilemma dans son ensemble. Non seulement le jeu est composé de multiples petits éléments, mais en plus il répond à un schéma d’ensemble et à des mécanismes quasiment inédits, du moins dans leur combinaison : il est par conséquent moins évident à schématiser en esprit que d’autres jeux à inflexions plus familières et rassurantes. Je m’en vais tout de même tenter de vous l’expliquer de façon synthétique, mais soyez prévenu-e-s : l’exercice est périlleux.
Fig. 2 : Much prestige. Je m’incline.
Tout commence avec le choix de la maison qu’on incarnera. Cette maison a bien entendu une devise, un prestige, des objectifs qui lui sont propres… Ces objectifs peuvent d’ailleurs être mécaniques ou narratifs. Je m’explique : au début de chaque partie, chaque maison va choisir une carte de scoring (« Cupide », « Extrémiste », « Rebelle »…), qui lui dictera la façon de marquer des points de prestige pour cette partie, et celle-ci uniquement. Chaque maison possède des objectifs reliés à ces cartes, qui permettront de gagner des points de prestige ou d’envie (« crave » dans le texte) : si j’ai la maison TricTrac, et que je joue 3 parties avec la carte de scoring « Axolot », je gagnerai 3 points de prestige. Par exemple. À la fin de la campagne, la maison ayant le plus de points de prestige remportera la partie. À quoi servent les points d’envie ? Je ne sais pas. Tu ne sais pas. Monsieur Germain, qui nous a rapporté le jeu d’Essen, ne sait pas. En fait, même le livret de règles ne sait pas. Il nous explique juste vaguement que ça fera quelque chose à un moment. On imagine donc une surprise les faisant intervenir à un moment ou à un autre de l’un ou de plusieurs des arcs narratifs (Et si tu sais, ne viens pas nous divulgâcher ça en commentaire hein ! En revanche, tu peux écrire CRAVE pour attester que toi tu sais et nous non, nananananère. Je comprends, je ferais pareil). Ensuite, au fil des parties, on va évoluer dans 6 lignes narratives distinctes, et nos choix influenceront le développement du royaume dans une direction ou dans une autre : certaines enveloppes ne seront jamais ouvertes, condamnant un univers des possibles qui ne verra jamais le jour… Du moins à votre table ! On imagine de multiples rebondissements dans tous les sens. Mais alors, une partie, c’est quoi ?
Fig. 3 : Ahlala. Quel dilemme. C’est le dilemme… du Roi !
Eh bien une partie consiste en une suite de dilemmes. Un dilemme, c’est une carte du deck dilemme que l’on pioche, que l’on lit à voix haute pour décrire le dilemme auquel le conseil du roi est confronté, puis à propos de laquelle on va voter : pour OUI-DA ou NENNI. En d’autres termes plus courtois, oui ou non. Lors de son vote, on va suivre un système d’enchères de points de pouvoir (assez semblable à celui du poker, enrichi d’une dimension d’alliances éphémères et de corruption très bienvenue), qui, une fois bouclé, nous aura permis la prise d’une décision démocratique. Bien sûr, il est possible de ne pas se mêler des affaires du royaume ce tour-ci, afin de rassembler sous ses bannières son armée démocratique, c’est-à-dire cumuler des points de pouvoir ; ou bien de récupérer le jeton Modérateur, Grand Départageur des Égalités, Démocrateur devant l’éternel.
Une fois que l’on a pris notre décision (de façon démocratique, je l’ai dit ?), on retourne la carte et on applique ses effets. Notez que la majeure partie du temps, les curseurs impactés par la prise de décision sont indiqués au recto de la carte, mais on ne sait pas encore dans quelle mesure la production de blé du royaume va chuter lorsque nous déciderons de réprimer violemment cette révolte de paysans à l’Est avec notre armée. Parfois aussi, on a la surprise d’avoir un autre curseur modifié, alors qu’il n’était pas annoncé : mais quoiqu’il en soit, en relisant le texte de la carte, cela a toujours du sens (on aurait pu se douter que l’armée allait ripailler après accomplissement de la dure besogne…).
Fig. 4 : Après l'enveloppe 63, tournez à gauche, puis prenez la 3ème à droite. Ou pas, c'est votre histoire, après tout.
Et enfin, l’élément le plus important : les enveloppes ! Quand vous ouvrez une nouvelle carte enveloppe, vous y trouvez une carte histoire (qui correspond à l’un des 6 arcs narratifs) et quelques cartes dilemmes, que vous ajoutez à votre deck dilemme caché sous sa p’tite tuile, que l’on mélange, et hop c’est reparti les dilemmes !
On continue comme ça jusqu’à ce que le Roi meure, épuisé par un tel fardeau de responsabilités, ou bien jusqu’à ce que l’équilibre du Royaume soit rompu (le Royaume va trop mal, ou trop bien, et le Roi est destitué. C’est ballot). C’est alors la fin de la partie. On sauvegarde sa pile de dilemmes en cours et ses cartes histoires, qu’on reprendra à la partie suivante.
Reste quelques points : l’élan des pistes, la mécanique exacte de l’équilibre du royaume, les autocollants qui passent des lois, le jeton gouverneur qui désigne la personne responsable des prises de décision de ce vote (et qui, le cas échéant, apposera son nom sur un autocollant, portant gloire ou honte sur sa famille pour plusieurs générations). Bref, quelques points pour lesquels je ne rentre pas dans le détail, vous savez l’essentiel.
Fig. 5 : Ça monte… et ça redescend !
Passons au ressenti. Pour tout vous avouer, quand on l’a testé en Réujouons, je n’étais, pour le dire sobrement, pas du tout convaincue. Il semble que la version de démo qui nous avait été fournie a été créée un peu trop vite, elle comportait une erreur d’impression qui nous a mené à tourner en rond pendant un bout de temps, et j’ai eu l’impression d’un narrato-poussif, si vous voyez ce que je veux dire.
Et puis, bon, nominé au Spiel, il a bien fallu y revenir. En tant que mordue de concepts narratifs innovants, j’ai voulu retenter l’expérience, loin des caméras, des contraintes du direct (qu'il faut tout de même rendre un minimum intéressant pour vous), avec les copains improvisateurs (merci les copains !) tout aussi férus de narrativité que moi. Et là, paf, la Magie a opéré.
La cause principale, c’est que c’est évidemment un jeu évolutif, et que jouer une seule partie ne permettait absolument pas d’en saisir le sel. Il y a aussi le fait que j’ai cette fois pu voir les différentes lignes narratives s’ouvrir (seulement deux sur six existantes pour l’instant !), et les cartes tomber en place dans leurs emplacements respectifs, où il faut, comme il faut. Il y a un ressenti très « rouages de l’Histoire », on passe à travers les générations avec les héritages des générations précédentes et la notion de karma prend un certain sens. Les réussites de notre famille nous permettront de gagner en prestige et donc en poids dans certaines prises de décision, et plus le temps passe, plus on s’attribue les mécaniques de vote et on ose aller à la confrontation directe avec ses petits camarades pour une prise de décision, ou bien on sait économiser ses forces et les laisser s’écharper sur un sujet qui nous est somme toute plutôt indifférent.
J’ai l’impression que le jeu nous réserve aussi quelques surprises : par exemple à travers nos objectifs narratifs de Maison. En tant que Duchesse de Solad, je dois « trouver une nouvelle perspective sur la réalité » (c’est pour ça que j’ai choisi cette maison 🙃) : je n’ai aucune idée de comment m’y prendre, mais je sens que ça va être fun !
Bref, j’ai compris à quoi m’attendre et j’ai hâte de continuer l’aventure.
Fig. 6 : Mamma Mia, on n’est pas sortis d’affaire.
Ce jeu répond à une attente que j’ai depuis longtemps : un jeu narratif SANS hasard. Pas un pèt de lançage de dés, une chtouille de tirage de cartes, une once de jetons du destin, nope ! Vous et vous seul-e-s serez maîtres de vos choix ! L’ouverture des enveloppes représente bien sûr une inconnue, mais il ne s’agit pas d’un facteur aléatoire qui vient influencer le résultat, le succès ou l’échec de votre action : il ne s’agit que de la continuité logique et d’une conséquence de votre choix. Alors attention, il faut être honnête : si le narratif n’est pas votre came, l’absence de hasard ne suffira sans doute pas à en faire un jeu pour vous. Il y a un peu de tachtiche dans l’utilisation du pouvoir et de pièces, dans le fait d’influencer dans un sens ou dans l’autre l’évolution d’une jauge, mais on avance tout de même semi à l’aveugle : il ne s’agit pas d’un calcul exact où vous optimiserez au poil votre partie et ou vous pourrez prédire tous les coups de vos adversaires en trois bandes, non non non : le plaisir se trouve bien dans le fait de vivre, ensemble, une histoire. En être partie prenante (parfois de façon compétitive) rend la narration interactive et stimule notre engagement, et c’est là l’objectif de ces jetons pouvoirs et de ce système d’enchères, la possibilité de regarder notre voisin le Duc Babe d’Allwed avec un grand sourire tout en lui plantant un poignard dans le dos. Ou était-ce une fleur ? À vous de trancher le dilemme…
Le « Dilemma Card System » est présenté dans la règle et par les auteurs comme une mécanique réutilisable dans d’autres univers, d’autres contextes, d’autres jeux. Le mystère est grand car nul ne sait ce que recouvre exactement ce terme : les cartes dilemmes, les jetons pouvoir, la piste de curseurs ? Toujours est-il que la Tric Trac Team gardera les écoutilles grandes ouvertes à des informations sur le sujet…
Les photos illustrant cet article sont tirées du site de l’éditeur en version anglaise Horrible Guild, ainsi que de leur vidéo de présentation du jeu.