
Alvin Roth et Lloyd Shapley, ont reçu récemment un joli prix d'économie pour leurs travaux que certains qualifient de prix Nobel mais qui n'en est pas un puisque c'est le prix de la banque suédoise Riksbank attribué dans le cadre de la mémoire à Alfred Nobel. Astucieux car le gars Nobel n'avait pas prévu d'instituer un prix d'économie.
Pourquoi donc parler de prix presque Nobel d'économie ici dans un site de jeux de société ?
Parce que la théorie des jeux !
Pour ceux qui ne connaitraient pas les jeux en question dans cette fameuse théorie (qui regroupe en fait de multiples théories) ne sont pas les mêmes que ceux que nous avons l'habitude de traiter ici. Ce ne sont pas des jeux destinés aux loisirs mais des processus abstraits permettant d'étudier les influences relationnelles.
Pourtant, à prendre le jeu dans son acceptation la plus large, nous parlons surement bien de la même chose en fait. C'est juste une question de méthode.
Les jeux de divertissements sont aussi des méthodologies similaires dont l'objectif est de proposer plaisir et/ou challenge. Ce sont des extraits de réalités transposées dans un endroit sûr où l'on va pouvoir évaluer et tester les risques inhérents en recherchant à optimiser sa conduite pour atteindre l'objectif : la victoire.
Finalement le lien entre démarche scientifique et divertissement est parfois ténue.
Un jeu pour la fête de Nobel
Pour preuve le jeu "So Long Sucker" inventé par ces économistes récompensés. Ils le créèrent à plusieurs mains dans les années 50. On y retrouve Shapley mais aussi Nash (popularisé dans le film "Un Homme d'exception") et Martin Shubik dont nous reparlerons plus loin.
"So long Sucker" est un jeu de distraction. Inspiré certes d'expérimentations et utilisé dans certaines universités pour tester les répartitions de gains et pertes dans une population donnée, à quel moment des accords sont passés, quand sont-ils dénoncés ou trahis.
En même temps, rien que le titre (trop tard pigeon !) ferait déjà un bon sujet d'étude sur la mentalité de ces jeunes scientifiques économistes. Pour un peu, on aurait déjà la trouille. Heureusement ce n'est qu'un jeu.
Voici de quoi il s'agit et vous verrez que vous pourrez le tester à la maison.
Réunissez quatre joueurs auxquels vous donnerez 7 jetons de poker, chacun à sa couleur. Une tasse ou un bol fera office de cimetière.
On choisit le premier joueur au hasard.
Objectif du jeu : Être le dernier à pouvoir jouer.
À votre tour vous devez jouer un de vos jetons. Soit sur un jeton déjà posé, soit à côté en ouvrant ainsi une nouvelle pile.
Si vous posez deux jetons de même couleur sur une pile celle-ci est capturée. Vous éliminez un des jetons de la pile en le mettant dans le bol. Les jetons dans le bol sont morts et donc hors jeu.
Le joueur qui possède la couleur des deux jetons qui ont capturé remporte le reste de la pile.
Il est donc possible dès ce moment de posséder des jetons adverses. Ce sont des prisonniers.
Vous pouvez les jouer ou les tuer quand vous voulez. Tshak !
Au cours de la partie vous pouvez négocier. La seule règle est qu'une négociation doit toujours être publique. Vous pouvez donner ou échanger des jetons.
Au début c'est mieux à plusieurs
Autre règle très importante, il n'y a pas de tour traditionnel de jeu. Après avoir joué vous choisissez qui sera le joueur suivant. Ce peut-être encore vous.
Il faut néanmoins que la personne que vous choisissez n'ait pas de jetons à sa couleur dans la pile où vous venez de jouer.
Si toutes les couleurs sont déjà présentes, on doit donner le tour au joueur dont le jeton est le plus bas dans la pile.
On perd quand un joueur vous désigne et que vous ne pouvez plus jouer.
On gagne quand tous les autres ont perdu. Il ne peut en rester qu'un.
Bien entendu, si des jetons à vous sont prisonniers, vous pouvez faire votre pleureuse pour en récupérer avant d'être éliminé. Pas sûr que ça marche.
Si une prise de pile est faite avec des pions prisonniers d'un joueur éliminé, tous les pions de cette pile sont morts. Tshakak !
C'est très méchant. Ou très réaliste. Ou pas.
Ce n'était d’ailleurs pas la première fois que le jeu était proposé dans un but éducatif sur les lois du marché puisque le "Monopoly" avant de devenir une occupation de dimanche pluvieux cherchait à expliquer comment les trusts impliquaient la ruine des concurrents.
Shubik remet le couvert
Comme les brillants chercheurs aimaient bien les jeux c'est Shubik qui proposa dans les années 70 une amusante version des enchères.
Il se demandait, ce sale gauchiste, si la théorie des jeux ne pouvait pas conduire à emballement plutôt qu'un équilibre si tant est que la ruine collective et la victoire d'un seul est un équilibre quand même particulier.
Il proposa donc ce petit jeu qui est plus expérimental que récréatif.
On met aux enchères un billet d'un dollar.
Les enchères se déroulent traditionnellement : on mise une somme, les autres peuvent surenchérir, la mise la plus haute emporte le billet.
Le petit truc en plus, moins traditionnel, est que le deuxième plus gros enchérisseur paye sa mise sans rien remporter pour autant.
Plus on est nombreux plus on rit...
Imaginez donc un premier enchérisseur à 1 centime. L'affaire est bonne. Un deuxième passera aisément à 2 centimes.
Et ainsi de suite.
En fait, la position de deuxième enchérisseur est assez désagréable et pousse à continuer.
On arrivera assez vite à la fameuse somme de 1 dollar. Pas une très bonne affaire...
Oui mais celui qui devrait payer 99 centimes a tout intérêt à offrir 1 dollar et 1 centime. C'est mieux de perdre 1 centime que 99.
Oui mais celui qui a misé 1 dollar...
Ne le faites pas à la maison. Seuls des pros peuvent faire ça.
Voilà de quoi vendre un joli billet de 1 dollar beaucoup plus cher que sa valeur initiale.
Un système biaisé ? Pour sûr.
Pourtant faite l'expérience. Il se trouvera toujours quelqu'un pour miser tant que l'affaire parait juteuse. Pourtant ici pas d'information cachée. Et surtout plus d'équilibre naturel des transactions. Juste un équilibre humain.
Pour vous amusez vraiment tentez l'expérience avec un millier d'euros pour une meilleure incitation... Et n'oubliez pas de dire que la banque c'est vous !
Espérons que nos actuels nobelisés puissent faire passer le message à nos actuels financiers.
Dites donc monsieur Keynes ! Ce ne serait donc pas aussi naturaliste que ça l'économie ? Des conflits entre objectifs personnels et communautaires ? Non. Ça se saurait depuis le temps.
▶ Les règles de "So long Sucker" peuvent être téléchargées ici en anglais : cliquez.
Commentaires (6)
Il me semble avoir déjà lu ces assertions dans l'une des thèses d'un des frères Bogdanov.
Sauf que dans sa conclusion, il explique qu'il faut être le premier à pécho le totem.
:) Tiens, un article sur la theorie des jeux ! Et bien fait !
Le sujet reste encore large et sous exploité, bien qu'en cherchant, on doit trouver des équilibre de nash et des variantes du dilemmne du prisionnier dans bien des JDP.
J'en vois déja un: Terra de Bruno Faidutti, mettant directement en pratique le paradoxe D'Olson.
Les "emprunts " des JDP aux sciences humaines / économiques vont encore bien au dela, meme si c'est peu visible.
Par exemple, dans les jeux narratifs, mais c'est aussi applicable a beaucoup de JDP, on parle "d'économie du jeu", pour un systeme basé sur une "monnaie" qui circule entre les joueurs, pour répartir équitablement (ou pas d'ailleurs) le "pouvoir" d'action.
Sinon, pour Le Monopoly, si on en croit Dominique Ehrhard dans "Monopoly ou l'hsitoire d'une imposture", il ne s'agit pas vraiment pour son auteur du probleme du capitalisme tendant vers le monopole a travers les Trusts. Elle cherchait plutot en montrer le role néfaste d'un capitalisme "foncier", de rentier, déconnecté du travail, dont la puissance s'accroit de maniere cumulative au détriment des autres (joueurs) et fini par les écraser.
De facto, comme mécanisme de jeu, ça s'avere assez mauvais, puisque ça se résumer a partir d'un seuil, à s'enfoncer inexorablement pour le plaisir d'un seul.
Comme simulation, c'était assez bien réussi, sauf que justement ça a été pris au 1er degrés et l'aspect pédagogique a complètement disparu.(Terra est bien plus réussi des deux points de vue).
Une ironie qui en dit long sur la capacité du capitalisme a digerer les contestaires.
N'empeche que, dans le cas du Monopoly, l'intention initiale est toujours aussi pertinente, au niveau global (spirale d'accumulation de richesse pour une minorité, déconnecté du travail) comme au niveau national (flambée de l'immobilier depuis 15 ans, faible profitabilité du travail et de l'investissement contre les rentes et les placements).
Voila, c'etait le 1/4 d'heure de l'économie ludique...
(tout ça me donne envie de développer un monopoly Keynésien...peut etre avec des amazones et des barbares, pour faire plus sexy ?)
Très bon article, très intéressant de le voir fleurir sur votre site et de surcroit bien amené !
Toute ressemblance avec des économies réelles ne serait pas fortuite ou involontaire.
Très interessant et très clair, on ne vous appelle pas Docteur pour rien, Docteur Mops.
Article très intéressant en effet et sortant de l'ordinaire.
Merci à vous Docteur Mops :)
Bravo et merci pour cet article ! Je n'avais jamais entendu parler de la Théorie des jeux jusqu'au mois dernier (il n'est jamais trop tard pour devenir grand ;) ) et voilà que peu de temps après, j'apprends encore plein de choses sur ce sujet ! Vraiment très intéressants ces articles de fond ! Encore, s'il vous plait ?