Le jeu de société est-il un art ? Personnellement je ne le pense pas. Mais le jeu, indéniablement, fait signe vers une démarche artistique, dont il recouvre partiellement les objectifs et les esthétiques. Ainsi, et c’est ce dont je vais parler aujourd’hui, le jeu de société met en œuvre une poétique, à mon sens indiscutable, complexe et passionnante.
Entendons-nous : je ne dis pas que le jeu de société soit poétique, mais qu’il en possède une.
[La poétique s’entend comme] nom de tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen…
Paul Valéry, Variété V
La poétique est l’ensemble des règles qu’un ouvrage respecte et invente à la fois, pour permettre la communication par signes (en littérature, des mots) d’une pensée, d’un concept ou d’une émotion. Elle fait évidemment signe vers la poésie, qui est l’art le plus fortement contenu dans sa prosodie, dans ses règles ; l’art qui maintient l’équilibre le plus précaire entre le signifiant et le signifié. Mais elle ne suffit pas à résumer la poétique.
Or les signes que le jeu déploie dans son élaboration, les règles autour desquelles il se structure et qu’il structure lui-même, ne servent pas seulement à lui faire atteindre son objectif : elles font partie intégrante de cet objectif même. En ce sens, nous pouvons observer dans le jeu, comme dans la littérature, des figures de style, qui dans les deux arts poursuivent le même but : transcrire une subjectivité de la réalité.
Des meeples, des figures
Le T-Shirt « Gérard et les kubembois », par Martin Vidberg. Ami lecteur, saura-tu retrouver la figure de style habilement dissimulée dans cette image ?
Tout jeu, du plus thématique au plus abstrait, est une transcription métaphorique de la réalité ; transcription qui est à la fois une simplification, une condensation, et un décalage.
Un exemple facile est celui des kubembois dont les couleurs chamarrées égaient les tables sérieuses des joueurs d’Ystari et des membres de la CCCP : selon sa couleur, chaque cube représente non pas simplement une ressource, mais une certaine quantité de cette ressource, quantité qui peut être plus ou moins abstraite. Le plus souvent, il est impossible (et d’ailleurs inutile) d’essayer de fixer une valeur fixe à chaque cube : on pourrait dire, par exemple, qu’un cube gris représente un certain volume de pierres, toujours le même… Mais on se retrouverait alors devant des invraisemblances du style : construire une maison coûte deux pierres (et un bois), tandis qu’un château en coûte quatre… Un château, c’est pourtant vaguement plus grand que deux maisons. Ceci sans parler des ressources abstraites du type : points d’influence, points de prestige, et tout le tremblement.
La métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre
Le Trésor de la langue française informatisé, article “métaphore”
Une métaphore, tout élève ayant suivi ses cours de français sur les bancs de l’école sait, ou a su, ce que c’est. Pour faire bref : c’est une comparaison. Plus précisément, c’est le fait de désigner une ou plusieurs choses au moyen d’une autre. Parler “d’astre d’or” pour désigner le soleil est une métaphore ; parler de “jeu velu” pour désigner un jeu aux règles complexes et à la durée conséquente en est une autre. C’est la figure de style fondamentale de toute langue ; les comparaisons, les symboles et autres allégories sont toutes des variantes de la métaphore. Mais on peut l’étendre au-delà du champ du langage par mots, par exemple pour se rendre compte qu’elle touche aussi le jeu de société, qui est une forme de langage, avec ses caractéristiques propres.
On ne joue pas avec la nourriture !
Ainsi, sur le t-shirt de Martin Vidberg, un cube rose représente du jambon. Mais attention, poser un cube rose ne revient pas à poser un jambon sur la table (sans dec’). On ne joue pas avec du jambon : on joue avec des cubes roses, qui représentent du jambon. C’est à la fois plus et moins. Moins, parce qu’on ne peut pas les manger. Plus, parce que le cube rose a d’autres caractéristiques que le jambon n’a pas (par exemple : rapporter des points de victoire). De la même manière que parler “d’astre d’or” est différent que de parler de “soleil”, même si l’on prend le même référent, le passage au matériel de jeu opère une distorsion sensible de l’élément de base. On en revient à la citation de Valéry un peu plus haut : le langage est à la fois la substance et le moyen. Autrement dit, le cube rose n’existe pas seulement pour pallier au manque de jambon dans les boîtes de jeu (un scandale trop méconnu) : il possède une fin en soi.
Chaque cube n’est donc pas la simple transposition mathématique d’une certaine quantité d’un matériau donné (ce qui aurait suffi à en faire une figure de style, mais moins intéressante), mais une métaphore dense à la poétique propre : le cube, comme signifiant, ne recoupe que partiellement son signifié ; il est aussi investi d’une charge toujours nouvelle à l’intérieur du système de jeu. Ainsi, il peut être à la fois une moitié de maison et un quart de château, et en même temps représenter deux points de victoire si conservé en fin de partie, tout cela car il s’est extrait de sa filiation avec la réalité dont il est tiré. C’est donc une nouvelle réalité que le jeu nous invite à reconstruire, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Car, comme dans la poésie, la métaphore n’a pas seulement pour but de contenir et de simplifier, mais aussi de recréer, de charger d’un nouveau sens.
Dans Ur, de Paolo Mori, les tuiles représentent deux choses à la fois : sur le plateau, ce sont les territoires de la Mésopotamie antique – régions agricoles, comptoirs commerciaux, centres politiques etc ; dans la main des joueurs, ce sont les actions dont ils disposent. Encore plus fort : les tuiles font des allers-retours constants entre le plateau et la main, changeant ainsi chaque fois de nature. Et ça marche !
Ainsi, il n’est ni plus ni moins bien de condenser la charge d’une bataille, voire d’une guerre entière, dans un jet de dé ou dans un rapport de forces mathématiques. Les adeptes de l’Améritrash aux fougueux roulers de dés vous diront que c’est là la seule manière de retranscrire la nécessaire incertitude de tout affrontement militaire ; les fidèles du jeu à l’européenne répondront que le cours d’une guerre, vue d’en haut, répond à un déroulement la plupart du temps logique et paramétré : les troupes les plus nombreuses, les plus expérimentées, les mieux armées, et commandées par le meilleur stratège, devraient gagner sans avoir à faire 5 ou + sur un dé 6 !
Non seulement tous ces systèmes se valent, mais encore chacun d’entre eux invente un nouveau paradigme, proche de cette réalité dont il s’inspire, mais qu’il tord un peu, forcément, pour la faire entrer dans le cadre du jeu. Le lancer de dé, peut-être trop arbitrairement hasardeux, transmet en même temps l’adrénaline de la bataille, l’angoisse des généraux au commencement de l’affrontement, l’ivresse des victoires arrachées de justesse. Le calcul de rapport de forces procure de son côté d’autres sensations : celles de la supériorité implacable, de la logique de la guerre, et de son intégration dans un système politique plus vaste dont elle dépend toujours. Entre les deux, tous les systèmes imaginables (tour à dés, sacs à cubes, cartes à jouer etc.) s’intéressent chacune à une vision de la réalité de la guerre, à une émotion ou une pensée à retranscrire, et à sa corrélation avec toutes les autres métaphores que sont les autres éléments du jeu… construisant ainsi un réseau métaphorique, si le jeu est réussi, dense et cohérent.
Si l’art de la métaphore fait le pont entre jeu et littérature, tout le reste bien sûr connaît un grand chambardement, en passant du monde des mots au monde des pions : les catachrèses, anadiploses et synecdoques sont remplacées par des pions, des tours de jeu, des points de victoire et des activations de cartes. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que ces différences formelles soulignent un rapprochement fondamental : celui de recomposer certains aspects du monde, selon une interprétation subjective et une logique interne. Le jeu et le livre simplifient le monde dont ils s’inspirent, mais en même temps, il le réenchantent.
De la poétique à la poésie
Si le jeu et la littérature appartiennent à deux mondes distincts par leurs moyens, ils entretiennent des affinités quant à leurs fins : l’un recrée un espace social d’interaction et de prise de décision, l’autre recrée un espace intime d’idées et d’émotions, mais tous deux ont en commun de condenser le monde, vu d’une certaine subjectivité, à l’intérieur d’une forme qui n’entretient aucun rapport de nature avec ce monde.
Mais ils n’ont pas les mêmes claviers. Là où le livre travaille la perception et la compréhension de ce monde, quelle que soit son échelle (errements intérieurs, empire galactique…), le jeu travaille, vous me voyez venir, sur sa manipulation, sur la façon dont il fonctionne et dont nous pouvons le faire fonctionner. Cette affirmation, qui paraît toute simple, a en fait deux niveaux de lecture.
Le premier, c’est de dire que le jeu peut nous permettre, en simplifiant, tronquant et adaptant, d’appréhender certains pans de la réalité, plus ou moins directement traduisibles dans le monde concret. Wings of War permet de ressentir un peu du manque de visibilité sur les manœuvres et l’évolution aérienne des autres appareils par les pilotes de la première guerre mondiale, avec la dose d’anticipation que cela implique. Roll through the ages nous apprend à manipuler les choix et les sacrifices nécessaires à l’émergence d’une civilisation (transposable à une carrière, une maison d’édition ou même l’épanouissement d’une vie) : tout n’est pas donné d’avance, et il faut chaque fois transiger avec les choix que des situations imprévues mettent à notre disposition.
Plus subtilement, Ur, en représentant la Mésopotamie antique par une grille de tuiles ayant chacune une fonction met en valeur les relations entretenues par les lieux et les fonctions (chaque tuile est aussi une action) : les plaines fertiles donnent naissance à une population nombreuse, dont le surplus migrera ensuite les centres politiques et militaire ; les villes situées aux frontières des empires connaissent un commerce florissant, et les lieux de culture rayonnent partout autour d’eux, même au-delà des frontières.
Mais non seulement Ur résume une aire géographique à un carré de six tuiles sur six ; non seulement il met sur le même plan des domaines très vastes (plaines agricoles) et d’autres très circonscrits (palais, casernes militaires), mais il met côte à côte des lieux géographiques concrets et des épicentres abstraits : peut-on vraiment comparer un centre politique, comme une capitale ou un palais, à un pôle culturel, qui est une entité abstraite, cristallisant toutes les têtes pensantes, les écoles et les bibliothèques d’une grande ville (grande ville qui, le plus souvent, accueillera d’ailleurs un centre politique) ? En mélangeant ainsi plusieurs échelles, le jeu met en lumière les interrelations possibles entre différentes entités plus ou moins concrètes, et à première vue incompatibles.
Pendant la seconde guerre mondiale, les résistants et les FFI ne communiquaient sans doute pas en mettant leurs doigts sur de petites images. Pourtant, c’est comme cela que Charles Chevallier, dans Ici Londres, nous permet d’appréhender la pratique des messages codés, avec en prime la crainte d’être démasqué par les mauvaises personnes.
Mais en seconde analyse, le jeu ne permet pas seulement d’exprimer un certain pan du monde tel que nous le connaissons : il contribue aussi à le remodeler à nos yeux, à changer les représentations que nous en avons, et donc à terme, notre façon de nous comporter et d’agir. Comment nier que les échecs, pourtant très loin de toute expérience réelle de la guerre et de la politique (où trouvez-vous des fous qui ne se déplacent qu’en diagonale ?) ont largement influencé la pensée et les décisions de certains faiseurs d’histoire ?
Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, tout ce que j’ai dit des jeux thématiques vaut aussi pour les jeux abstraits : ce qu’ils représentent ne sont ni des denrées, ni des événements historiques, mais des situations et des concepts, que le jeu rend physiquement palpables : l’affrontement, l’affaiblissement progressif, la contrainte des choix… Dans Gygès, les deux adversaires jouent avec les mêmes pièces ; dans Kamon, chaque joueur force les coups de l’autre ; aux Échecs, on veut sauver son roi même au prix de tout le reste, et au Go, des groupes de pierres se connectent, vivent, meurent, ouvrent et ferment leurs yeux… On touche là à une sorte de magie qui a quelque chose d’artistique : le fait de rendre sensible, par une métaphore (des pions, des tabliers, des règles), quelque chose d’inaccessible dans la vie courante. Pour filer la comparaison avec la littérature, les jeux plus ou moins thématisés seraient au roman ce que le jeu abstrait serait à la poésie. Les premiers rendent compte, en la transformant, d’une réalité issue de l’expérience ; les seconds créent leur propre réalité, qui entretient avec le monde sensible un va-et-vient d’impressions non communicables.
Mises en forme
On voit bien que l’enjeu n’est pas seulement de réinterpréter l’univers tel que nous le connaissons, mais de le distordre, de l’enrichir, dans un cadre neuf avec des règles contingentes. En cela, même le jeu d’ambiance participe de cette poétique du jeu ! Caylus, TI3 et Sherlock Holmes ont au moins cela de commun avec Time’s Up et Ouga Bouga : tous reposent sur une série de règles, explicites ou tacites, qui ne sont tirées d’aucune expérience extérieure au champ ludique. Déterminer l’ordre du tour de jeu, ne jouer qu’une carte à la fois, gagner, perdre ; tous ces éléments sont des codes, que chaque nouveau jeu hérite de ses ancêtres, et modifie légèrement. Il en va de même pour les formes littéraires, chaque nouvel ouvrage réinvestissant des formes précédemment inventées, pour s’en servir à leur manière, pour développer leur potentiel et jouer avec leurs marges. Ainsi les normes, peu à peu, évoluent. De la même manière que la poésie a vu apparaître le sonnet, l’alexandrin, le trimètre, le vers libre, le poème en prose etc. comme autant de nouvelles formes d’expression, permettant autant de nouvelles explorations sensibles, le jeu a découvert la mise aux enchères de l’ordre du tour, le coopératif, le semi-coopératif, le deckbuilding etc… et ce n’est pas fini !
Oui, de l’ancien régime ils ont fait tables rases,
Et j’ai battu des mains, buveur du sang des phrases,
Quand j’ai vu, par la strophe écumante et disant
Les choses dans un style énorme et rugissant,
L’Art poétique pris au collet dans la rue
Victor Hugo, “Réponse à un acte d’accusation”, Les Contemplations
Les deux disciplines n’ont a priori pas grand-chose en commun, et pourtant, on vient de le voir, l’analyse littéraire peut apporter beaucoup à la compréhension du domaine ludique. Ceci n’était qu’une ((très) longue) introduction, et il y a bien des mécanismes et bien des détails que l’on peut analyser de manière ciblée. Le jeu est pour cela un très riche matériau.
Mais je terminerai pour l’heure en faisant remarquer qu’il est aussi, à son tour, un excellent tremplin pour comprendre la formation des codes littéraires. L’opération qui transforme de la nourriture en cube rose et un adolescent en bateau ivre est en fait similaire. Bien sûr, elles répondent à des fins différentes, mais leur nature est identique ; simplement, la première est plus évidente, plus immédiatement compréhensible. Il est donc possible de transposer notre expérience ludique, les codes (apparents, puisque nous devons apprendre les règles) sur lesquels elle repose et grâce auxquels elle s’épanouit, à l’analyse artistique en général. Le parallèle avec la littérature me semble le plus évident, mais il y a fort à parier que bien des ponts peuvent être établis avec la pratique de la peinture, de la danse, ou du cinéma.
Alors, le jeu de société est-il un art ? En tout cas, il en adopte certaines caractéristiques, et permet, par métaphore (arf) de mieux appréhender des codes et des pratiques qui sont, de l’avis de tous, éminemment artistiques. J’espère en disant cela apporter un peu d’eau au moulin de ce vieux débat, qui a au moins le mérite de nous faire réfléchir à nos propres pratiques de joueurs et d’auteurs de jeu.