Pharaon - Tablette d’Auteur 1/2

Pharaon est un jeu au parcours de conception un peu atypique, car avant même le travail habituel de raffinement qui peut intervenir au stade de la collaboration avec l’éditeur, sa construction s’était déjà un peu faite en deux grandes strates par l’intervention successive de ses deux auteurs, Sylvain travaillant au départ seul sur les principaux concepts du jeu avant qu’Henri ne le rejoigne en se focalisant sur des aspects de développement et quelque part de pré-édition. C’est cet intéressant parcours qu’ils vont chacun vous raconter de leurs points de vue respectifs, et qui vous éclairera sur la façon dont Pharaon a fait son chemin vers l’édition. Vous trouverez ci-après le récit de Sylvain, qui constitue la première des deux parties de ce carnet d’Auteur

PREMIERE PARTIE

Sylvain “Sylas” Lasjuilliarias, Happy Death, les fondations

L'envie de faire ce jeu m'a prise après avoir terminé Samsara (sorti en janvier 2019 aux éditions Oka Luda), qui permet à un joueur de se réincarner sur plusieurs vies, afin d'atteindre le Nirvana. Mon idée était de combler le trou qui séparait la mort de la renaissance, et donc de faire un jeu qui se situerait dans le royaume des morts. Le but serait de gagner des points d'âme pour choisir avant les autres dans quelle vie on voudrait se réincarner. J'avais un titre en tête: After Death.

Concernant la manière dont m'est venue la « mécanique » du jeu, je n'ai plus aucune certitude. Je sais qu'au début, je suis parti sur la notion d'énergie. Chaque joueur avait dès le départ du jeu un certain nombre de petits pions, qui étaient autant d'actions, et lorsque tout le monde avait épuisé ses actions, on avait terminé la partie. Mais après un simple test, je me suis rendu compte que ça ne fonctionnait pas très bien. En fait, pour être plus précis, ça ne me plaisait pas (le fait que j'aime ou pas une mécanique de jeu est l'un des critères de choix les plus importants pour moi). Du coup, en partant sur la notion d'énergie, je suis parti sur les cinq énergies de la médecine chinoise (feu, eau, terre, bois, métal), que l'on pourrait gagner en cours de partie et dépenser pour réaliser des actions (classique). En pratique, ça donnait des cubes de ressources rouges, bleus, marron, noirs et gris. Comme j'aime bien qu'il y ait toujours un joker dans mon jeu, j'ai ajouté une ressource blanche, qui remplaçait toutes les couleurs.

Toute l'architecture du jeu est venue à ce moment là, en quelques heures. Avec le recul, je suis incapable d'expliquer comment c'est venu. Je suis un auteur qui fabrique ses jeux de manière très intuitive. J'essaie quelque chose : si ça marche, je le garde. Si ça ne marque pas, je le jette. J'ai des dizaines et des dizaines de projets avortés, parce que je me suis rendu compte a posteriori que mon idée farfelue ne fonctionnait pas (comme cette idée du nombre d'actions disponibles dès le début de la partie). Du coup, la roue qui tourne, le paiement de la ressource pour entrer dans une zone, le nombre de zones, tout cela a été pondu par une partie de mon cerveau à laquelle je n'ai pas pleinement accès, mais que je remercie chaleureusement !

Plateau du prototype initial

Donc, le plateau d'After Death ressemblait beaucoup à celui de Pharaon. Il y avait :

- la zone de repos (où l'âme se repose), et où on pouvait gagner de l'énergie. Cette zone correspond au Nil dans la version initiale d'Henri.

- La zone de guidance, où on pouvait aider les âmes encore incarnées, jouer à "l'ange gardien". Cette zone est devenue celle des artisans.

- Une zone où on pouvait obtenir des cartes très chères mais très puissantes : on faisait appel à des anges pour obtenir une part de leur pouvoir. C'est devenu la zone des nobles.

- Une zone d'offrandes, où on dépensait des énergies pour obtenir des avantages. C'est resté les Offrandes dans la version d'Henri.

- Une zone où on construisait quelque chose (ça a été une maison, puis sa propre âme, un parterre de fleurs, un sablier géant... je n'ai jamais été clair sur ce point), ce qui a donné lieu à la chambre funéraire.

- Enfin, trois cartes étaient tirées en début de partie pour l’ensemble des joueurs, leur donnant des objectifs à remplir. C'était les « demandes du patron », et c'est devenu les objectifs des dieux.

À ce moment là, la mécanique globale de Pharaon était installée. Il manquait la pyramide de vieillissement, les vases et les Dieux. Une fois que le jeu tournait, j'ai abandonné le grand plateau rectangulaire pour réaliser un plateau circulaire, avec une piste de score qui en faisait tout le tour. J'ai installé une défausse au centre du plateau, matérialisée par un morceau du « hippo-glouton » de mes filles, et j'ai commencé à faire quelques festivals.

Le retour des joueurs était bon. Il y avait pas mal d'équilibrage à réaliser, mais le plaisir de jeu était là. À Cannes, j'ai pris rendez-vous avec Henri, qui travaillait alors avec Ankama, afin de lui montrer le jeu. Je l'avais déjà rencontré au FLIP, où je lui avais fait essayer Samsara, qu'il avait beaucoup aimé. À Cannes, il n'a pas eu le temps de jouer à mon jeu (dont le titre était alors devenu Happy Death), mais il l'a emporté dans ses bagages.

Quelques mois plus tard, il me rappelle. Il me dit que Ankama n'a pas aimé le jeu (tout comme ils n'avaient pas aimé Samsara), mais que lui, si ! Il me propose de le remanier, de le rendre plus éditable.

À cette période, je commence à réaliser que mes thématiques spirituelles peinent à convaincre les éditeurs, même si les joueurs n'ont aucun problème avec elles. Peut-être que les choses ont évolué depuis (il est sorti Karmaka, puis Chakra récemment), mais à l'époque, tous les éditeurs que j’approchais étaient rebutés par le thème. Donc j’accepte facilement de refiler le bébé à Henri pour qu'il le rende plus adapté au marché.

Les âmes, qui finiront par se transformer en les Artisans

Il se passe bien un an avant qu'on se revoie. Nous nous passons quelques coups de fils pour nous tenir au courant de l'avancement du projet, mais le plus dur reste de trouver un thème qui colle à la mécanique, qui soit original (pas de fantasy, ni de vaisseaux spatiaux), et qui garde un lien avec le jeu d'origine. Henri arrive à me convaincre de partir sur l’Égypte. D'après ce qu'il me raconte, il se gave de romans de Christian Jacq et met toutes ses découvertes dans le jeu. C'est ainsi que naissent par exemple les nobles, dont les noms correspondent à de véritables titres du temps des pharaons, et tout un tas de détails du jeu.

Nous finissons donc par nous revoir, dans la famille de Henri, en Dordogne. Il me propose une partie, avec ses neveux, autour d'un verre de rhum. Et là, je suis abasourdi par le travail qu'il a effectué. Les plateaux peuvent maintenant être placés de manière aléatoire, ce qui augmente la rejouabilité, les ressources sont de véritables ressources matérielles de cette époque (ébène, lapis-lazuli, etc). Les dieux aléatoires sont aussi une de ses trouvailles, ainsi que la pyramide de vieillissement et la construction de la chambre funéraire. Grâce à ses dessins, le plateau est bien plus vivant que mon prototype tout moche plein d’icônes gratuites. Et le jeu tourne très bien. Nous devons encore régler quelques détails techniques, mais je suis vraiment content de lui avoir fait confiance.

Première transposition égyptienne des Ames par Henri

Mais une surprise de taille m'attend quelques mois plus tard. Tous les ans, je propose un jeu au trophée FLIP, et tous les ans, je rate la sélection. Au printemps, Henri m'appelle et m'annonce que Pharaon (c'était déjà le nom de notre prototype) a été sélectionné. Génial. Nous passons donc plusieurs jours à faire tourner le jeu de manière intensive auprès du public de Parthenay, et les retours sont toujours aussi bons. Dans la foule, je repère Clément, de Catch Up games, et je lui propose de tester mon jeu. Il fait une partie et nous annonce qu'il aime le jeu et qu'il aimerait le faire essayer à son collègue, Seb. Il part donc lui aussi avec un prototype dans ses bagages. Le fait que Pharaon remporte le trophée FLIP dans la catégorie Expert ne gâche rien.

Quelques jours plus tard, Clément nous envoie un mail en nous indiquant qu'ils ont fait sept ou huit parties du jeu, dans différentes configurations, et qu'ils aimeraient l'éditer. Qu'ils aimeraient travailler dessus, très rapidement, dans les mois qui suivent.

Personnellement, j'aime beaucoup le travail de Catch Up. C'est une petite boite d'édition que je suis depuis leur premier jeu, Sapiens, et je trouve qu'il font un travail remarquable sur les jeux qu'ils éditent. C'est donc avec un grand plaisir et une grande confiance que je signe avec eux.

l'ancêtre de la Chambre Funéraire de Pharaon

Le processus éditorial a été géré davantage par Henri que par moi. J'aime commencer les projets, il aime les finir. C'est extrêmement pratique. C'est donc lui qui assure les négociations, qui discute de la thématique, qui transmet les fichiers dont ils ont besoin, etc. Je me propose juste à un moment donné pour créer un mode solo, mais Seb a déjà son idée en tête et le développe en interne. Bref, je suis l'avancée du projet, mais il ne me demande qu'une implication minime.

Jusqu'au festival de Cannes 2019. Participant au festival pour d'autres raisons (d'autres jeux à tenter de vendre à d'autres éditeurs), je passe sur le stand de Catch up games pour faire une partie de Pharaon. Si Henri avait remanié mon prototype pour le rendre éditable, Catch Up a lui aussi mis le jeu à sa sauce. Sur cinq plateaux, deux sont radicalement transformés et un est modifié, des jetons remplacent les cubes en bois, le mode de récupération des ressources en début de tour est différent, etc. C'est presque encore un autre jeu que j'ai devant moi, tout en étant complètement dans la continuité de ce que j'avais commencé. À la base, j'avais eu comme projet de créer un jeu de gestion de ressources accessible et rapide. Henri en a fait un jeu familial + (ou expert -, selon le point de vue). Catch up l'a transformé en un vrai jeu expert, qui fait fumer le cerveau et dont la rejouabilité est encore plus importante, tout en restant dans une durée jeu raisonnable.

Voilà, comme écrit plus tôt, je ne sais pas finir les choses. Donc je m'arrête là. J'ai hâte de de voir quelle vie le jeu va avoir dans le grand bain des jeux édités. J'espère que le monde entier va apprécier Pharaon !!

Sylvain

Nous reviendrons après une brève interruption d'éternité pour vous livrer le récit d'Henri sur cette aventure éditoriale.

13 « J'aime »

Grrr je rage d’avoir été en compétition avec vous à Parthenay !!!
Mais non. Blague à part, je suis ravi pour vous, c’est un super jeu et une bien belle édition. Bravo à vous.