Le mille-pattes, Neumann et le prix de l'altruisme

Le mille-pattes, Neumann et le prix de l'altruisme

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Je voudrais aujourd’hui vous présenter un jeu simple et étrange nommé le jeu du mille-pattes. La première anecdote concerne son nom puisque le jeu se nomme ainsi car son auteur le fait jouer en 100 coups. Mais où sont donc les 900 autres ? Dans la traduction ! Mille-pattes se dit Centipede en anglais. Voilà une première énigme finalement assez simple.

Le jeu du Mille-Pattes fut créé par Robert Rosenthal en 1981. Il n’est pas un jeu de distraction ou de loisir comme ceux que nous traitons habituellement ici mais un processus ludique entrant dans le cadre des recherches faisant suite à la théorie des jeux de John von Neumann. Si vous ne jouerez donc pas au Mille-Pattes pour votre distraction, ce jeu soulève par ailleurs des problématiques passionnantes.

Voyons plutôt une formulation que, pour des raisons de simplicité, nous ramènerons à une version en 6 coups. Un insecte quoi ! Ou un revolver mais le côté guerrier risque de perturber la démonstration.

Le jeu se pratique donc à deux joueurs.

En début de partie deux piles de pièces sont disponibles : une d’une pièce de 1€ et l’autre de 3€.

À son tour le premier joueur a le choix entre deux possibilités :

  • Prendre un des tas et donner l’autre à l’autre joueur
  • Donner les deux tas à l’autre joueur.

Dans le premier cas le jeu se termine immédiatement. Le joueur possédant la plus forte somme a gagné.

Dans le second, la partie continue. Les deux piles voient leurs sommes doublées donc 2€ et 6€. Le joueur suivant possède les deux même choix.

Une partie durera 6 tours maxima.

Cette version n’est pas celle initialement présentée par Rosenthal. On peut en faire varier les paramètres tant que la structure est identique.

Comme vous le voyez, le jeu n’est pas des plus passionnants. S’il ne l’est pas pour les joueurs, il l’est par contre du point de vue de l’observateur et des conséquences qu’il implique.

Que feriez-vous si par exemple vous êtes le premier joueur ?

Si nous appliquons les règles de la théorie des jeux, ce type de jeu simple peut s’analyser stratégiquement à rebours.

Considérons que les deux joueurs coopèrent (ne prennent pas la pile la plus grande) jusqu’au sixième coup.

Cela nous donne le jeu comme suit :

Coup 1 - Joueur 1 : 1€ & 3€
Coup 2 - Joueur 2 : 2€ & 6€
Coup 3 - Joueur 1 : 4€ & 12€
Coup 4 - Joueur 2 : 8€ & 24€
Coup 5 - Joueur 1 : 16€ & 48€
Coup 6 - Joueur 2 : 32€ & 96€

En menant la partie à son terme nous voyons que mécaniquement le joueur 2 remporte la partie en prenant une pile 96€ tandis que Joueur 1 perd avec 32€.

La stratégie de Joueur 1 va donc être pour optimiser ses chances d’arrêter au coup 5 avec un gain maxi de 48€.

Sachant cela, Joueur 2 doit donc stopper au coup 4 et ainsi de suite.

L’analyse des équilibres nous indique donc que la stratégie la plus sûre pour le joueur 1 est de prendre les 3€ au premier tour. La victoire est ainsi assurée.

Pour les joueurs peu familiers de stratégies, le résultat peut sembler contre-intuitif. En cessant la partie dès le premier tour, les gains n’auront aucune chance d’augmenter.

En pratiquant l’analyse à rebours, on voit que la seule assurance de gagner est pourtant celle consistant à terminer le jeu par le premier joueur.

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N’oublions pas que la théorie des jeux, n’est plus seulement une théorie et qu’elle sert à travailler les outils d’aide à la décision. Seulement voilà, cette fameuse stratégie gagnante n’a ici pas résisté longtemps à l’expérimentation sur le terrain. La plupart des cobayes ayant joué ont continué la partie au delà du premier tour et l’on terminé avant le dernier.

Se serait totalement illogique d’aller à l’encontre de notre nature.

- Spock

De nombreuses explications ont été données à ces comportements non rationnels. Imaginons par exemple deux joueurs dits altruistes coopérant. Ils mènent le jeu à son terme avec un vainqueur à 96€ et un perdant à 32€. Certes le perdant reste le perdant mais l’on remarque immédiatement qu’il perd avec 29€ de plus qu’un vainqueur du premier tour.

Voilà un jeu bien curieux où un perdant gagne plus qu’un vainqueur. Ce qui se passe est que cette stratégie de coopération va s’appuyer sur une analyse externe. En effet, maximiser un gain même dans la défaite ne s’envisage qu’en imaginant non pas une stratégie interne au jeu mais dans la comparaison (imaginaire ou pas) de plusieurs autres parties et dans la comparaison de ses gains avec les joueurs de ces autres parties. Une méta analyse en fait.

L’autre intérêt suscité par les résultats des expérimentations de terrain a été de découvrir qu’un type particulier de joueur pratiquait la stratégie rationnelle de prise au premier tour : les joueurs d’échecs. Plus leur niveau ELO (classement des joueurs d’Échecs) était élevé plus la probabilité de la stratégie « optimale » de prise au premier tour subvenait. Ces joueurs sont, en effet, plus coutumiers de l’analyse à rebours. Quelques chroniqueurs anglais un peu incisifs se sont demandé si finalement les joueurs d’Èchecs n’étaient pas un peu plus sociopathes que les autres.

Sans aller jusque là, on peut se poser la question de savoir ce que vaut cette victoire individuelle assurée avec un minimum de gain par rapport au risque de perdre avec un gain meilleur que celui de cette victoire.

Transposée dans d’autres situations, on pourrait analyser cette victoire à la Pyrrhus comme la victoire de l’individu au détriment de la richesse collective. Nous voyons là au moins deux éléments qui apparaissent dans cette théorie de jeux. La première est que l’équilibre de Nash (la stratégie assurant les meilleures chances de gains) suppose que tous les joueurs jouent de manière rationnelle. Or, on le voit dans les comportements des flux financiers, les comportements sont souvent assez irrationnels. Notamment quand il s’agit de prédire une situation qui prend en compte elle-même une prédiction : je pense que les opérateurs vont penser que… donc j’agis en prévision de leur prévision supposée. Des prévisions portant parfois sur du sentiment plus que la raison. C’est à cet effet que la psychologie intervient de plus en plus dans les outils d’aide à la décision. La grande inconnue restant : « qu’est-ce que va faire l’autre ? ».

Le moment que je préfère le plus dans une rencontre,
c’est celui où je sens que la personnalité de l’adversaire se brise.


- Robert Fischer

Dans le jeu du Mille-Pattes, on peut trouver également des bonnes pâtes. Un joueur qui coopère est souvent nommé joueur altruiste. L’altruiste coopère et peu donc emmener le jeu plus loin, augmentant non pas ses chances de remporter la victoire mais les chances d’augmentation des gains de toutes les situations.

Mieux encore, deux joueurs altruistes peuvent coopérer pour aller ensemble au bout de la partie afin de partager équitablement les gains. Cette stratégie, basée sur la confiance dans l’autre permet de se partager les 128€ de la banque soit 64€ assuré chacun.

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Cette stratégie ne tient qu’avec la confiance et n’est donc pas assurée mais un joueur honnête et avec un discours suffisamment éloquent pourra convaincre son partenaire de l’intérêt évident de cette stratégie de collaboration. À noter que la phase de partage n’est pas une composante du jeu mais se pratique APRÈS le jeu. Là encore nous avons à prendre en compte un élément pris dans une externalité au jeu.

Voilà également une des limitations de la théorie des jeux : la finitude du jeu. Pour élaborer une stratégie optimale, on ne prend en considération que les éléments de l’univers de base tel qu’il est décrit dans le jeu : règles, matériel, objectif.

Les Echecs sont et restent toujours un combat, un combat intégral comme la boxe, la lutte ou un autre sport, et où il doit y avoir un vainqueur et un vaincu.

Joseph Emil Diemer

Dans la pensée du joueur d’Échecs, on lui demande de trouver un moyen d’obtenir une victoire. Ce qu’il fait avec rationalité. Les joueurs qui prennent le risque de la coopération substituent cet objectif de victoire par celui d’optimisation de gain au risque de la défaite. Une défaite plus juteuse.

On voit donc ici que le jeu n’est pas forcément un monde clos avec ses propres règles internes. Le joueur apporte avec lui ses propres mécanismes.

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L’autre information que l’on peut tirer de cette expérience se trouve dans la façon de présenter les choses. Il apparaît que la stratégie (perdante du point de vue rationnel) de la collaboration ne peut se créer que sur un contrat entre les joueurs et un partage qui ne figure pas dans le cadre du jeu (possible car l’enjeu est ici de l’argent qui sera utile hors le jeu comme chacun le sait).

Pour cela, il faut donc parfois convaincre et présenter son projet à l’autre. Il s’agit donc de reformuler le problème pour mettre en avant les éléments propres à servir son argumentation. De l’importance de maîtriser le langage et la logique pour reformuler les problèmes de façon à induire des réponses différentes.

Voyons d’ailleurs comment formuler autrement la chose. Si je vous propose de gagner 1€ assurément, 3€ à 50% de chances, 32€ en étant convainquant, 64 en étant fidèle ou 96 avec beaucoup de chance. Notre esprit va alors traiter l’information différemment.

Il n’y a pas de sport plus violent que les échecs.

Gary Kasparov

Si je vous ai convaincu de pratiquer la collaboration altruiste, voyons maintenant quel prix vous lui accordez.

Changeons les paramètres du jeu.

Vous êtes premier joueur.

Vous êtes face au même choix que précédemment donc théoriquement rien ne change. La différence cette fois c’est que la banque a constitué une pile de 1€ et l’autre de 1 000 000€. À vous de jouer.
Alors quel est le prix de votre altruisme ?

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Merci pour cet article passionnant Dr Mops ! La fin est juste grandiose ;)

2 « J'aime »

très chouette.

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Sur le sujet du fait de prendre le contexte général, en dehors de l'univers fermé du jeu, ses composants , ses règles, son unité de temps de la partie, c'est tout le sujet du métajeu qui ressort. Est-ce que je vais laisser gagner cette partie à mon pote pour qu'il rejoue avec moi ou ne soit pas dégouté du jeu, est-ce que je vais subtilement aider cette jolie fille à ma table de jeu en dépit du "bon sens ludique", quels sont les gains que j'espère en dehors du gain de la partie en elle même. Très important à prendre en compte :)

3 « J'aime »

Mais il faut bien quelqu'un pour le mettre sur la table, le million.

L'altruiste c'est lui.

@230volts En fait ces jeux servent souvent de modèles à la lutte économique des entreprises, donc du coup, ceux qui cumulés mettent le million sur la table, on les appelle plutôt les clients, ou les pigeons, selon l'activité de l'entreprise.

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Article très intéressant, comme toujours cher Dr Mops !

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Celui là je le colle dans la liste des articles TT d or 2015....

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D'accord avec tous les commentaires précédents.

Oui, vraiment du grand art, cet article !

Idem, excellent article, je le résume comme duinhir :P
Je veux bien un petit récap' des interventions de Mops sur ce genre de sujet, merci de me /pm !