
Profitons de la parution d’un article de Marie Lambert-Chan publié dans le magazine en ligne canadien La Presse + et intitulé Objectif : jeu libre pour revenir sur quelques idées (parfois reçues) qui alimentent régulièrement les débats sur la nature et l’usage du jeu.
Dans son article, la journaliste pointe un phénomène qui ferait que les enfants joueraient aujourd’hui de manière moins « libre », plus encadrés, citant même une phrase de Carl Honoré, rédacteur de Manifeste pour une enfance plus heureuse et qui affirme : « Les enfants ne jouent plus pour jouer, c’est-à-dire sans autre but que d’avoir du plaisir. ».
Autant vous dire que voilà le genre de phrase dont je me délecte goulument, à la fois pour sa qualité à l’emporte-pièce et fourre-tout mais aussi pour la richesse des concepts qu’elle ouvre, pour qui serait désireux de s’y pencher un peu plus attentivement.
On retrouve ici, libellé un peu différemment, le classique débat de l’utilité du jeu mais surtout de l’importance ou pas de ses vertus pédagogiques.
Éducatif ou plaisir ?
Souvent se forment deux camps mais qui ne s’affrontent pas vraiment. On a rarement vu les défenseurs d’un jeu exclusivement pédagogique s’opposer à ceux d’un jeu exclusivement libre et hédoniste. Plus simplement, les arguments en faveur de l’aspect pédagogique mettent en avant cet aspect du ludique pour contrer les accusateurs d’un jeu qui ne serait que frivolité, passe-temps et source d’oisiveté. Inversement, un mouvement contraire dénoncera l’excès de pédagogie dans certains usages ludiques qui ne seraient en réalité que de l’enseignement (mal) déguisé sous une apparence de jeu.
De fait, c’est par sa nature même que le jeu entretient des rapports très profonds avec le plaisir, la liberté et son corolaire : la contrainte.
C'est pas du jeu !
Tout d’abord posons un petit repère sur cette chose que l’on use couramment sans vraiment en connaître le sens : le mot jeu.
Pour expliquer ce qu’est le jeu (dans son acceptation la plus large) je me sers habituellement de l’analogie du jardin. Imaginez, vous rentrez à votre domicile et vous devez pour cela traverser quelques mètres de votre jardinet. Tout le monde s’accordera que parcourir cette petite distance pour entrer à votre domicile n’est en rien un jeu. Et c’est de facto une contrainte. Refuser de parcourir ces quelques mètres (pour quelque obscure raison ^^) vous empêchera le retour au foyer. Imaginons maintenant que pour une autre obscure raison, vous décidiez de franchir ces quelques mètres en ne posant jamais le pied sur un des joint reliant les dalles de l’allée. Ou même encore, de parcourir cette distance à cloche-pied. Nous voici entré dans le jeu.
Quelle est donc la différence entre le jeu et le non jeu. Dans le jeu, le joueur décide d’arriver à un objectif en s’imposant une ou plusieurs contraintes qui ne sont pas naturellement imposées. Examinez donc désormais toutes les activités que nous reconnaissons empiriquement comme étant des jeux et vous découvrirez que toutes partages ces deux notions : objectif (naturel ou inventé) et contraintes. De fait, il est assez ridicule pour qui ne connaitrait pas du tout le football de comprendre pourquoi les joueurs ne peuvent pas se saisir du ballon avec les mains alors même que notre anatomie fait que c’est la méthode la plus aisée pour manipuler cet objet.
Va ranger ta chambre !
Oui mais alors et le jeu libre ? On a commencé à parler de jeu libre quand des chercheurs se sont penchés sur l’usage du jeu chez les enfants et le développement de ceux-ci. Il est apparu qu’un enfant qui ne joue pas souffre en général de pathologie grave. L’absence de jeu est un symptôme très alarmant. De fait, nous savons aujourd’hui combien la part du jeu chez l’enfant est un phénomène essentiel. Un phénomène que l’on peut retrouver chez bon nombre de jeunes animaux.
C’est encore une fois dans la nature du jeu que l’on retrouve l’explication de l’importance de celui-ci. Nous l’avons vu, le jeu use de contraintes inventées. Toute notre existence est faite de contraintes subies et de choix. Jouer permet aux jeunes êtres humains de se confronter à des contraintes sans que celles-ci s’imposent impérativement et, en général, sans que les incidences liées au fait de les surmonter n’aient de conséquence inéluctables. Un jeune animal apprenant à chasser avec une proie imaginaire pourra découvrir et développer son potentiel sans risquer une contre attaque mortelle d’une proie dangereuse.
On dirait que ...
C’est la façon dont nous pensons qui nous amène à jouer. Notre esprit est un très bel outil qui permet d’envisager. Envisager ! Voilà un concept incroyable. Nous pouvons imaginer une situation sans que celle-ci ne soit immédiatement en train de s’imposer à nous. Cet outil intellectuel va nous permettre de mettre en œuvre sans trop de risque diverses solutions qui, s’il s’en trouve d’utiles et d’apparemment efficaces, d’en user réellement après leur usage « expérimental ».
Tout cela vous paraît certainement un peu abstrait mais surtout cela semble assez éloigné de cette notion de plaisir que l’on attribue généralement au jeu. Une de fois plus, c’est dans la recherche de la nature même du plaisir qu’on peut raccorder les tuyaux. Nous savons aujourd’hui que le plaisir est un mécanisme de récompense. Différents mécanismes se mettent en branle pour nous donner cette agréable sensation qui nous indique que nous effectuons quelque chose qui nous est bénéfique. Tout comme la douleur nous permet de savoir que quelque chose cloche.
Si comme je le pense, notre façon de penser nous amène à user de projections mentales pour mieux appréhender notre environnement réel, il ne serait pas ahurissant de croire que la pratique de cette fonction soit récompensée et encouragée par notre corps. On prendrait donc du plaisir à jouer car le jeu est bon pour nous.
Le plaisir éducatif ?
Cette hypothèse sous-tend donc deux phénomènes présentés parfois comme contradictoires mais qui ne seraient en réalité que deux tendances d’une même chose : le jeu nous apprend et est donc par nature pédagogique et le jeu nous donne du plaisir par sa relation même à la liberté.
Opposer pédagogie et plaisir ne serait-il pas alors un faux problème ? La véritable question ne serait-elle pas de comprendre pourquoi et dans quelles circonstances, l’enseignement, l’apprentissage sont sources de plaisir ou de déplaisir. Pour certains, la résolution d’un problème de débit de robinet va s’apparenter à un véritable calvaire tandis que d’autres se délecteront de la même forme d’énigme, la considérant comme une véritable récréation ludique. On voit que la frontière entre le jeu plaisir et l’apprentissage-douleur n’est pas si simple que ça et certainement pas lié à sa nature mais la perception que nous en avons et surtout nos facilités personnelles. Personne ne tire jamais satisfaction d’échecs répétés. Sauf, si nous avons conscience que ces échecs nous construisent et nous enseignent vers de futurs succès qui eux, seront très certainement sources de plaisirs.
De fait, par sa nature tout jeu est éducatif. Reste à savoir de quoi. Ce qui va venir modifier la donne c’est le changement de la nature de la contrainte. Nous avons vu que dans le jeu, nous nous donnions des contraintes librement acceptées. Librement acceptées pour peu que nous acceptions le jeu et ses règles. Dès lors que l’on cherche à imposer le jeu, la contrainte n’est plus libre mais subie. Et subir peut se faire avec plus ou moins de bonne volonté.
Mieux vaut donc ne pas trop chercher dans la nature même du jeu ou son objet les indices qui font qu’il sera plaisir ou labeur. C’est juste l’usage et la circonstance qui vont modifier les paramètres et le ressenti.
Essayez donc d’obliger quelqu’un qui n’aime pas, de jouer au plus amusant des jeux et vous verrez cette merveilleuse source de plaisir se tarir immédiatement.
Kévin arrête tout de suite de conceptualiser ta vision du monde et fait tes devoirs !
Revenons maintenant au jeu libre. Le jeu libre serait l’activité que l’on voit chez les enfants quand ils jouent à un jeu sans règles. Sans règles ? Pas sûr. En fait, il se trouve que l’enfant en explorant les possibles va établir et modifier des règles qu’il conçoit lui-même.
De fait, le jeu libre devient un méta-jeu en quelque sorte. L’enfant créé son propre jeu et ses propres règles. Il le fait en puisant dans ces connaissances et le monde qui l’entoure mais il éprouve aussi les limites de son imaginaire et de sa pensée ludique.
L’exercice, même si nous sommes bien dans du jeu, n’a pas les mêmes incidences. L’usage d’un jeu dit de société (règles préétablies et partage de celles-ci en communauté) va permettre d’exploiter nos talents sociaux et chez l’enfant sa capacité à accepter et comprendre les consignes avant d’utiliser les moyens pour accéder au but. L’intérêt pour les pédagogues est qu’il est très facile de pratiquer des évaluations sur cette forme de jeu. Et nous savons comme c’est rassurant et pratique d’avoir des évaluations.
Le jeu libre ne se prête évidemment pas (sauf peut-être aux pros des sciences cognitives) à l’évaluation du fait de sa forme mouvante et individuelle. Il n’en reste pas moins que la pratique du jeu libre est primordiale dans le développement personnel. Cela créera surement quelques désagréments impliquant plaies et bosses chez les jeunes aventuriers. C’est le prix à payer pour son autonomie.
Et mamie ? Elle fait quoi là ?
Et les adultes dans tout cela ? Rassurez-vous, les joueurs sortis depuis longtemps des brumes de l’enfance ne font pas preuve de régression en jouant. Ne plus jouer (pour peu qu’on puisse en avoir le temps) voudrait donc dire que nous sommes finis, terminés, aboutis et que nous avons atteint un stade ou nous pouvons répondre à toutes les contraintes de la vie à l’optimum que nous pouvons le faire.
Qui donc pourrais se targuer d’une aussi ambitieuse résolution ? Et donc, adultes et personnes âgées continuent de jour jusqu’à la fin de leur existence. Qu’ils en aient conscience ou pas et qu’ils nomment cette pratique de jeu ou pas. Maintenant si l’enseignement tentait de nous apprendre à mieux avoir du plaisir et identifier celui-ci ? Qui sait jusqu’où ce qui nous paraît parfois laborieux pourrait devenir plus amusant ?
Commentaires (27)
Pour ma part je ne conçois tout simplement pas le jeu sans la notion de plaisir, cela n'engage que moi mais le jeu est indissociable de la notion de plaisir. J'ai travaillé pendant près d'une décennie en ACM, et animé un atelier jeux de plateaux et un atelier jeux de rôles (pas au sens strict) auprès d'enfants en école élémentaire. En y réfléchissant bien, qu'est ce qui motive le fait de participer à un jeu ? (pour peu que la participation à ce dernier ne soit pas soumise à une obligation, ce qui annihile la notion de volonté et par extension de plaisir). Pourquoi la volonté de jouer si ce n'est pour prendre du plaisir ? Le jeu est l'outil du plaisir. Chacun y mettra ce qu'il veut dans la notion de jeu, il est évident que chacun en a une représentation et une approche tout à fait différente. Certains s'exalteront probablement à un exercice de réification de la connaissance et certains prendront du plaisir à s'impliquer plus personnellement en s'interrogeant sur ces certitudes. A chacun de s'entendre sur la définition que l'on a du jeu. Il y a différentes formes de jeu qui seront appréciées différemment selon les individus. D'une certaine façon derrière le jeu se cache le "je" et doit être pris en considération. Nous sommes tributaires de nos mécanismes personnels et identitaires, qui s'imbriquent ou non à certaines représentations du jeu et pas à d'autres. Je pense qu'il ne faut surtout pas aborder ces mots de façon générale
Vraiment intéressant comme débat d'autant que la sensibilité de chacun est partie prenante de la représentation du jeu en tant que tel. Je joue donc je m'amuse et si je m'amuse est-ce que je joue? Tout est jeu et le jeu est partout?
Travaillant dans l'animation de loisirs depuis 15 ans, je dois reconnaitre que le jeu est presque partout et les variantes des règles de nos sociétés se créées au fur et à mesure que nous communiquons.
Joue avec moi et je te dirais qui je suis, suis-moi et je te montrerais comment je joue.
Je ne soutiens pas du tout cette théorie que les enfants pourraient jouer sans plaisir. Il s'agit plutôt des intentions des adultes qui parfois prêtes à l'arrêt du plaisir. Lorsque les règles sont trop rigides, l'ambiance tendue et que le résultat supplante le déroulement alors le plaisir disparait, mais pour l'adulte aussi non?
La performance peut être un moteur mais comme dans toute chose quand le moteur est seul, il ne sert à rien et donc perd son intérêt.
A bon entendeur, je remercie Dr Mops pour ce bel article qui m'a fortement inspiré.
Merci pour cet article cher docteur.
Cependant une des dernières phrases de l'article me laisse rêveur: "Et donc, adultes et personnes âgées continuent de jour jusqu’à la fin de leur existence."
Il manque indubitablement soit un i soit un e au mot "jour", l'un des deux paraît plus vital quoique moins recommandable?
Super article! trés intéressant à lire.
Cela soulève de nombreux questionnement
très agréable d'avoir ce type d'article, et les débats en conséquence!
Excellent article !
L'article est intéressant et reprend des réflexions que l'on peut retrouver à l'ALF ou au CERJ quant à l'utilité du jeu et ses utilisations pédagogiques qui relèveraient plus ou moins de la ruse pour faire passer la pilule aux enfants.
Un seul regret, cependant, est qu'il y aurait matière à creuser en se référant aux travaux de G. Brougère qui aborde en long, en large et en travers les relations entre jeu et éducation à la fois dans leurs évolutions historiques que nos façons de percevoir le jeu : de futile et dangereux, il est devenu l'espace privilégié de l'apprentissage voire s'est retrouvé réservé aux enfants. Qui plus est, dans un article de 1997, il évoque cette question précise des objectifs pédagogiques que l'on retrouve accolé aux jeux et ses derniers travaux portent plus particulièrement sur les dimensions (et situations) informelles où se déroulent aussi des apprentissages (alors qu'il n'y a ni enseignant, ni dispositif, ni volonté, ni etc.).
Cela renvoie aussi aux travaux philosophiques quelque peu oublié de Jacques Henriot qui est à l'honneur de la première revue des "Sciences du jeu" où la question du "jouer" est mise à l'épreuve. Enfin, on ne peut pas oublier l'ouvrage de Roberte Hamayon, le bien nommé "Jouer" qui, dans une perspective anthropologique nous permet véritablement de nous décoller de nos conceptions occidentales.
Dans tous les cas, cela ouvre des perspectives de débats riches.
@Kerquist: La sensation que procurer le jeu est subjective. Elle va dépendre de nous, de la manière dont on voit les choses et de ce que nous aimons. Par exemple, de mon côté, j'aime jouer pour l'ambiance qu'il en ressort (on se marre entres amis, on discute en même temps...) et le fait de gagner qui est un plus je l'admet, n'est pas ce que je recherche en premier. D'autres par contre comme dit ci-dessus, aurons une grande frustration à perdre. Je pourrais vous donner plein d'exemples de ce type mais l'idée générale est que des choses nous relient (nous aimons jouer ou pas....) mais d'autres nous dissocient (nos perceptions peuvent être différentes). Je pense donc que la question ultime aura une réponse différente en fonction de la personne a qui on la pose. Je ne dis pas par contre que certains joueurs ne donneront pas la même définition et donc une tendance... mais cela restera une tendance et non une vérité universelle (les humains ne sont pas faits pour cela d'après moi). PS: Merci au Docteur Mops pour ce magnifique article.
@Leamaj
Certes, mais dans mon intervention, je parle de langage et non de sensations.
Le langage a une valeur objective, sans quoi on ne pourrait pas communiquer entre individus.
Enseignant dans le spécialisé, je travaille avec des enfants en décrochage scolaire et aux comportements sociaux plutôt compliqués.
Le jeu est pour moi une base de travail essentiel. Que ce soit en utilisant les jeux existants mais surtout en inventant de nouveaux jeux avec leurs propres contraintes (on se rapproche un peu plus du jeu libre évoqué plus haut) , tout ce "travail" leur permet d'appréhender des notions complexes qu'ils n'arrivaient pas à intégrer auparavant.
Cette vision de l'enseignement doit toutefois être bien étayée et justifiée car dans les plus hautes instances académiques, la frontière entre jeu pédagogique et jeu plaisir est parfois mal interprétée.
Les résultats sont pourtant là, les enfants adorent ça et reprennent gout aux apprentissages tout en s'amusant.
Les tentatives de définir le "jouer", sur le forum de Tric-Trac il y a plusieurs mois, ont en fait débouché sur un échec.
Au-delà du plaisir, qui parait être une composante essentielle du "jouer", les tric-traciens n'ont pas su déterminer quels autres éléments permettaient de cerner le "jouer", sachant, comme le rappelle un célèbre auteur de jeu parmi les commentaires, que quantité de plaisirs ne relèvent pas du "jouer".
Je constate que, de mon point de vue, Dr Mops ne fait pas plus avancer le schmilblick sur cette question dans son article.
Certes, cela n'était peut-être pas son objectif.
Du coup, la question ultime demeure toujours non résolue.
En revanche, le jeu (avec règles) d'une part, et le jeu de société d'autre part, avaient reçu des définitions acceptables.