Les hommes sont incapables de faire deux choses en même temps. - Carnet d'auteur

[Stay Cool]

Stay Cool arrive sur les tablettes des boutiques ce vendredi. J’ai (moi, Julien Sentis) pensé partager avec vous cette aventure qui aura duré 3 ans…

Février 2016 - 1er prototype

« Les hommes sont incapables de faire deux choses en même temps. » Cette phrase a été le point de départ de « Stay Cool ». De là, j’ai eu envie de créer un jeu d’ambiance dans lequel il faudrait gérer plusieurs informations à la fois. J’ai imaginé que le joueur actif devrait répondre à des phrases oralement et, en même temps, à d’autres phrases à l’écrit. Pour ces dernières, j’ai pensé à utiliser des dés de lettres pour former des mots. Puis la gestion d’un troisième élément s’est très vite imposée : il y aurait, en plus, un sablier caché à contrôler.

J’ai créé 435 questions orales, souvent très simples car je voulais que l’on puisse s’embrouiller l’esprit avec d’autres éléments à gérer en même temps, même avec des phrases basiques. Exemple : « De quelle couleur sont les oranges ? ».

Pour les questions à l’écrit, j’ai voulu que la difficulté soit croissante sur les cartes. Il fallait d’abord répondre à une question dont la réponse était un mot de 3 lettres, puis 4 lettres pour le mot suivant, puis 5, puis 6. 160 définitions ont ainsi été créées. Le vrai casse-tête a été de trouver les lettres qu’il fallait retenir sur les faces des dés, avec le moins de dés possible pour limiter les coûts de production. Je n’ai employé que 6 dés pendant quelques jours puis j’ai fini par en ajouter un 7e, ce qui simplifiait grandement l’écriture des réponses.

Un sablier de 30 secondes a été utilisé dès le départ, avec la possibilité de le retourner 3 fois durant le tour, afin de bénéficier de 2 minutes au maximum. A la fin du temps, le score s’obtenait en ajoutant le nombre de réponses correctes à l’oral avec le nombre de lettres des mots écrits avec les dés. Exemple : 6 questions orales, un mot de 3 lettres, un de 4 lettres et un de 5 lettres rapportaient 6 + 3 + 4 + 5 = 18 points.

Les tests ont commencé avec ma famille, mes amis puis d’autres personnes à la ludothèque. Un joueur répondait aux questions, un autre lisait les questions orales, un autre les questions écrites et un autre encore cachait le sablier. Le résultat fut très convaincant. Le joueur actif, bombardé sous un flot de questions, vivait une expérience ludique hors du commun. Le joueur actif ressortait de ces deux intenses minutes « vidé » mais toujours avec l’envie de recommencer... mais pas immédiatement ! Et, en attendant que son tour revienne, il prenait un malin plaisir à poser des questions au joueur actif suivant. J’ai nommé ce premier prototype « Burn Out », car je trouvais qu’il donnait une bonne idée de l’état du cerveau des joueurs en fin de partie. Après quelques tests et rectifications mineures, je considérais que le jeu était prêt. Comme à mon habitude, j’ai réalisé une vidéo d’extraits de parties dans le but de la présenter à des éditeurs. Au moment du montage, j’ai beaucoup ri en écoutant les joueurs actifs répondre parfois n’importe quoi, même avec des questions basiques, juste parce que leur cerveau était surchargé. Je me suis rendu compte que, même en étant spectateur, on prenait beaucoup de plaisir à voir les joueurs s’embrouiller ! Juste avant de me filmer en train d’expliquer les règles, une personne m’a proposé « Self-Control » comme nom de jeu. J’ai considéré que ce nom ferait peut-être moins peur que « Burn-Out » et j’ai donc tourné la vidéo ci-dessous avec ce nom-là :

J’ai envoyé la vidéo à plusieurs éditeurs et… j’ai attendu. C’est toujours un moment très excitant de vérifier tous les jours (plusieurs fois par jour, en fait !) les emails provenant des éditeurs ! Sur 5 éditeurs contactés, 3 ne m’ont pas répondu et 2 m’ont donné une réponse négative. Pas terrible, terrible…

Quelques jours plus tard, j’ai participé au Festival des Jeux de Cannes où je présentais « Keskifé ? » sur le stand de l’éditeur Blackrock Games. J’en ai profité pour présenter « Self-Control » à toute l’équipe (au demeurant fort sympathique !) et qui a, de suite, testé le jeu. Voici le premier commentaire du joueur actif à la fin de son tour : « C’est vraiment horrible !!! Mais c’est génial !!! Je veux recommencer !!! ». Et tous les membres de l’équipe furent vraiment emballés. Ils ressentaient tous l’expérience ludique particulière dont j’ai parlé plus haut. Alain Ollier, le boss de Blackrock Games m’a demandé de lui laisser le prototype. J’étais aux anges !!!

Je suis rentré chez moi à la fin du festival et… j’ai attendu. Très vite, l’équipe de Blackrock Games m’a contacté et nous avons échangé de nombreux mails sur « Self-Control ». Ils ont cherché des améliorations pour enrichir le jeu et m’ont dit qu’ils étaient quasiment décidés à l’éditer ! Il ne manquait plus que le contrat… Mais les jours et les semaines ont passé… Toujours pas de contrat signé… Le doute s’est installé en moi… Et puis un jour, j’ai reçu un mail m’expliquant que Blackrock Games cessait son activité d’édition pour se consacrer à la celle de la distribution. Ils étaient sincèrement désolés pour moi mais pensaient que le jeu était très bon et qu’il devrait pouvoir trouver un autre éditeur. Paf ! La claque ! L’immense déception !!! Déception que j’ai déjà connue plusieurs fois auparavant avec d’autres prototypes qui avaient frôlé l’édition, parfois même après la signature d’un contrat !!! Retour à la case départ ! J’ai laissé tomber ce prototype pour me consacrer à d’autres créations et pour me changer les idées.

Janvier 2017

Un jour où je faisais le point sur les vidéos de prototypes que j’avais envoyées aux éditeurs, je me suis rendu compte que le Scorpion Masqué n’avait jamais vu celle de « Self-Control ». Je ne leur avais pas envoyée car, à l’époque, j’avais attendu une réponse de leur part sur un autre prototype et, par la suite, j’avais totalement oublié. Le principe du jeu a plu à Christian Lemay et il m’a demandé de lui envoyer le prototype par un intermédiaire au Festival de Cannes le mois suivant pour le tester avec les membres de son équipe. Un petit espoir est réapparu en moi.

Deux mois plus tard, après plusieurs tests et échanges de mail, Christian Lemay m’a annoncé que son équipe et lui-même avaient beaucoup apprécié le jeu et qu’ils souhaitaient l’éditer ! Mais le calendrier de leurs sorties était plein. Christian envisageait une édition en 2019 et me demandait si ça me gênait. Alors, non, franchement, ça ne me gênait pas du tout, tant que le jeu était édité !!! Mais, avant d’avoir encore une fausse joie, je lui ai demandé si l’on pouvait parler du contrat… Et, quelques jours après, j’ai (enfin !) signé le contrat d’édition de « Self-Control » !!! Youpi !!!

Février 2018 - Début du développement du jeu.

Avec Christian Lemay et les autres membres du Scorpion Masqué, nous avons cherché à améliorer le jeu, chacun de notre côté ou lors de séances par Skype. Plus de 150 mails ont été échangés. On a, notamment, décidé de n’utiliser que des mots de 4 lettres à l’écrit plutôt que des mots de 3 à 6 lettres, ces derniers étant trop difficile à former avant la fin du sablier. J’ai commencé par récupérer sur Internet la liste des 2564 mots de 4 lettres de la langue française. J’ai fait un gros tri en ne gardant que les noms communs connus de tous. Puis, je n’ai gardé que ceux dont on pouvait trouver une définition courte et non ambiguë. Après une série de tests, un écrémage a encore eu lieu. Résultat : 140 mots ont été retenus. De plus, nous avons ajouté des défis pour rendre le jeu encore plus fun. Nous avons poursuivi les tests, chacun de notre côté, en modifiant tel ou tel paramètre. Christian Lemay a traduit des cartes en anglais pour présenter le jeu au Gathering of Friends d’Alan Moon. Et le résultat était… euh… comment dire… décevant ! Les joueurs ne marquaient quasiment aucun point ! Le jeu plaisait, les personnes avaient envie d’y rejouer mais le jeu restait trop frustrant ! Fort heureusement, Christian Lemay continuait à croire fort dans le jeu et nous nous sommes remis au travail.

Mai 2018

J’ai réalisé un 2e prototype en modifiant de très nombreuses questions. Le réglage de la difficulté du jeu n’était pas facile. Il fallait trouver le juste équilibre entre des questions assez complexes mais pas trop pour ne pas perdre en spontanéité. 180 définitions à l’écrit et 360 questions orales ont été retenues. Nous avons aussi décidé de multiplier les résultats des deux cartes pour calculer les points, ce qui forçait les joueurs à ne négliger aucun type de questions.

Parallèlement, l’idée de jouer en 3 manches progressives a germé :

  • 1ère manche : gestion des questions orales et écrites sans sablier
  • 2ème manche : gestion des questions orales et écrites avec sablier visible
  • 3ème manche : gestion des questions orales et écrites avec sablier caché

Et c’était une excellente idée ! Cette modification donnait la possibilité aux joueurs de prendre confiance en eux, permettait d’éviter les très mauvais scores ainsi que les scores trop déséquilibrés en fin de partie.

Par ailleurs, pour simplifier le jeu, Christian Lemay a souhaité utiliser deux dés ne comportant uniquement que des voyelles et 5 uniquement des consonnes. Nous sommes passés aussi à des mots de 3 ou 4 lettres, sans se limiter aux noms communs et nous avons parfois utilisé deux définitions différentes pour un même mot. Très bien mais qui dit changements dit… nouveau prototype !

3e prototype

En juillet, Manuel Sanchez a créé un document en ligne pour pouvoir travailler dessus ensemble. C’était très drôle de voir les données des cartes être modifiées en temps réel par une personne située à des milliers de kilomètres (oui, il m’en faut peu pour m’émerveiller !).

Christian Lemay a voulu appeler le jeu « Under Pressure ». Je n’étais pas hyper emballé, car je me disais que ce nom était difficilement prononçable par un Français. Mais bon, je ne suis pas éditeur… Christian m’a aussi annoncé que, pour une bonne rejouabilité, il souhaitait 500 questions écrites et 1000 questions orales !!! Nous n’en avions qu’un tiers !!! Dans ma tête, je me disais que c’était totalement irréalisable !!! Par mail, j’ai dit à Christian que ça ne me paraissait pas facile mais que je voulais bien essayer… Nous nous sommes mis d’accord sur les faces définitives des 7 dés et il a fallu (encore une fois) modifier la liste des mots à écrire.

Tric Trac

Et nous voilà partis pour tripler le nombre de questions du jeu ! Rien que ça ! On a cherché de nouvelles idées, de nouvelles pistes. Nous avons affiné les questions en évitant les problèmes de langue entre la France et le Québec (comment ça on utilise plutôt « brun » que « marron » au Québec ?). Nous avons fait attention à l’ordre des réponses écrites afin que le nombre de lettres communes composant deux mots consécutifs soit le plus petit possible. Nous avons aussi cherché à équilibrer au maximum les cartes en variant au mieux le type de questions orales. Nous avons travaillé pendant 5 mois sur ce 3e prototype !!! Entre temps, le jeu a trouvé son nom définitif : « Stay Cool ». Enfin, à la fin du mois de novembre, je n’en revenais pas mais nous étions parvenus à écrire les 1500 questions du jeu ! Incontestablement, le jeu s’était nettement enrichi en quantité et en qualité.

Ce dernier prototype a encore était testé de nombreuses fois avec beaucoup de personnes et cette version était très convaincante. Le jeu a plu, il était équilibré, il était enfin prêt ! Il a fallu, ensuite, s’attaquer à la règle du jeu en se basant sur celle de mon prototype de départ. Il y a eu encore des discussions entre les membres du Scorpion Masqué et moi et la version définitive des règles a vu le jour assez rapidement. J’ai été immédiatement content du résultat : je trouvais la règle limpide, autant dans le fond que dans la forme. En parallèle, l’éditeur a opté pour une couverture originale en choisissant d’utiliser des couleurs fluo. Au début, ce parti pris m’a un peu surpris puis, finalement, j’ai trouvé que cette couverture était efficace et qu’elle résumait très bien l’esprit du jeu. Je ne peux que saluer le travail de Nils pour l’illustration, ainsi que celui de Manuel Sanchez et de Sébastien Bizos.

En novembre 2018, les fichiers informatiques ont été envoyés aux usines pour fabriquer le matériel de jeu. Ouf !!! Je vais enfin pouvoir me reposer me consacrer à de nouveaux prototypes !!!

En conclusion, je suis très content de la collaboration avec le Scorpion Masqué. Christian Lemay et son équipe sont des gens très à l’écoute avec qui l’on peut facilement discuter. Je trouve que l’édition est très réussie et qu’elle a rendu le jeu bien meilleur.

Je vous remercie infiniment de l'accueil que vous avez réservé à Stay Cool au Festival International des Jeux de Cannes où il m'a fait le plus grand plaisir de vous rencontrer. Maintenant que le jeu arrive sur les tablettes des boutiques, j'espère qu'il saura faire son chemin!

Julien Sentis

8 « J'aime »

J’ai bien aimé l’explication et la partie sur Tric Trac. J’attends qu’il sorte pour l’ajouter à ma ludothèque.

1 « J'aime »

Merci Julien pour votre carnet d’auteur, c’est toujours passionnant de découvrir la mise au monde ludique d’un jeu. Le mien était déjà précommandé avant votre article, je l’attends toujours avec impatience. Merci à vous pour cette superbe idée, on va bien se marrer j’en suis sûr !

Merci beaucoup pour ce commentaire et… amusez-vous bien avec Stay Cool !

on utilise aussi “brun” plutôt que “marron” en Belgique! :slight_smile:

chouette histoire de game design sinon!

1 « J'aime »

Et est-ce que vous prononcez “brin” ou “brun”?
En France, la distinction entre les 2 est presque disparue, alors qu’au Québec, elle est on ne peut plus claire…

Ah pardon, Christian, dans le Lot-et-Garonne de mon enfance, on fait parfaitement bien la différence entre ces deux mots bien distincts !!! Mais bon, tu as raison, à mon grand désespoir, je crois que la plupart des Français ne perçoivent plus la différence à l’oral.

Dans le 91 (sud région parisienne), marron c’est marron et brun c’est marron :slight_smile:
Un brin brun, ça se prononce un peu comme un bon bonbon.

(en français de France, c’est la langue autour de Paris qui a prévalue à l’écrit avec François 1er, et la langue parlée en France au XXième siècle s’est nettement uniformisé sur le modèle Parisien avec les radios et télé nationales - pour beaucoup situées à Paris. Il y avait encore des différences nettes dans les années 80, elles tendent à s’uniformiser, même à Paris, où l’accent parigot n’existe pratiquement plus.)

en Belgique, on prononce indistinctement “brin” et “brun”!
bon exemple, le bonbon :slight_smile: