Designer's Diary : Brothers, par Christophe Boelinger

[Brothers][Go][Sarena]

Chaque fois que je crée un nouveau jeu, je pars systématiquement du thème ou de son histoire et je conçois ensuite tous les mécanismes ludiques qui me permettront de raconter cette histoire ou de simuler ce thème. La seule exception à cette démarche est lorsque je démarre directement avec l’idée de faire un jeu abstrait, dénué de toute histoire ou thématique.

J’aime les jeux abstraits depuis tout petit. J’ai une admiration toute particulière pour le Go, bien que je sois loin d’en être un excellent joueur. A mes yeux, les yeux abstraits sont les plus difficiles à concevoir. Il faut épurer le système au maximum. Les outils disponibles sont bien plus limités (pas de dés ou de cartes, de figurine ou autre gadgets). Le champ de manœuvre est lui aussi plus limité. Et de plus, comme ce sont les jeux les plus anciens dans l’histoire de l’humanité, beaucoup de choses ont été faites et il est difficile d’innover. Ils doivent être parfaitement équilibrés. Les règles doivent pouvoir tenir sur un mouchoir ou presque. Le hasard est interdit. Le challenge tactique ou stratégique doit être fort, très attractif voir envoûtant pour vous scotcher des heures sur ce plateau.

Bref, il y a énormément de contraintes, moins de liberté, un large passif et une réelle difficulté à innover. C’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que le domaine m’attire, à cause de l’ensemble des défis à relever que cela représente.

Ajoutez à cela que le marché demeure frileux face aux jeux abstraits car ceux-ci se vendent peu, et vous aurez compris pourquoi peu d’auteurs persistent à inventer des jeux abstraits (ou en tout cas qui demeurent abstraits lors de leur présentation à un éditeur).

Comme je ne crée pas mes jeux en fonction de leur éventuel potentiel de vente, mais seulement en suivant mes propres envies et vagues d’idées, il arrive qu’ici et là, au rythme de ma vie, j’en vienne à me poser sur un nouveau jeu abstrait. J’ai dû créer environ une dizaine de jeux abstraits dans ma vie. Pour être honnête, je pense qu’il n’y en aurait pas plus de la moitié qui seraient « éditables ». Seul Sarena fût édité, mais ce n’est pas réellement un vrai jeu abstrait car il peut se jouer jusqu’à 4, comporte du bluff et une pointe de hasard. Brothers est l’une de ces pauses abstraites.

WoodBlock était le nom d’origine de mon prototype fait 100% en bois, celui qui allait devenir Brothers.

Je ne sais même plus comment l’idée d’origine est arrivée. Je sais que le jeu a été conçu vers fin 2012, début 2013. Certainement que, comme de nombreuses autres fois, je me suis posé quelques part avec l’esprit libre pour une quinzaine de minutes et cette fois, j’ai dû me lancer le challenge de trouver une nouvelle mécanique de jeu abstrait. Je sais avoir souvent orienté ou forcé mon cerveau en mode réflexion pour jeu abstrait et, bien souvent, peu de bonnes choses en sortait. Rien de nouveau sous les cocotiers ??? Nada.

Mais cette fois, j’avais le sentiment de tenir quelque chose qui sentait bon, qui tenait la route, que je n’avais jamais vu auparavant, suffisamment simple et épuré (difficile même de faire plus simple) et en plus asymétrique, ce qui est une chose très rare en jeu abstrait puisque c’est quasi impossible à équilibrer totalement. Donc que des bonnes choses dans ma tête, que des arguments qui prêchent en la faveur du petit nouveau. Un proto léger à concevoir. Je fonce donc sur la réalisation d’un premier prototype en carton.

Les premiers tests s’avèrent excellent ! Ca va super vite ! C’est constructif, tactique, optimisateur, super simple, rapide, asymétrique. J’avais le sentiment que je tenais là probablement mon meilleur jeu abstrait conçu à ce jour ! J’étais envouté et j’y croyais à fond.

Du coup je passe à la réalisation de deux prototypes tout en bois avec l’aide d’un ami ébéniste. L’un s’est perdu aux Etats Unis et je ne l’ai jamais revu… Chose qui m’arrive très rarement mais qui me déplaît fortement. L’autre a continué de circuler chez divers éditeurs de la planète, sans trouver de preneur.

J’avais pourtant déjà senti le coup qu’un jeu abstrait les refroidirait d’entrée de jeu, donc j’avais pris les devant en proposant deux thématiques qui me semblaient bien s’adapter aux mécaniques de jeu. L’un concernait deux compagnies de type Club Med et Club Aquarius qui construisent leurs bungalows sur un archipel d’îles près de Tahiti. Club Med place toujours ses bungalows en angle c’est plus beau. Club Aquarius les place toujours en ligne droite, c’est plus rentable. L’autre thème concernait des Esquimaux sur la banquise et leurs igloos.

J’avais même réalisé une vidéo de partie éclair entre deux enfants qui s’affrontaient, sans aucune parole, sans texte. Et juste en les regardant jouer et, en fin de partie, en regardant la tête toute triste de la cadette qui avait perdu, il était possible de comprendre toute les règles, visuellement, sans un mot, sans une explication !

Je trouvais cela énorme ! Cette vidéo démontrait en moins de 3 ou 4 minutes que le jeu était super simple, tactique, que des enfants pouvaient y jouer, qu’il était super rapide. Bref, que des points positifs !

Je le présente à quelques éditeurs mais, à ma grande surprise je dois l’avouer, le jeu ne les convainc pas.

Festival de Cannes 2017, j’avais pris rendez-vous avec Forgenext pour commencer à travailler avec eux.

Eté 2017, Igor Davin de Forgenext passe 3 jours chez moi à passer en revue et/ou jouer pas loin de 70 prototypes ou concepts de jeux. Il repart avec une quinzaine de prototypes dans sa voiture. WoodBlock est l’un d’eux. Il a beaucoup aimé. On parle thématique, forcément.

Quelques semaines plus tard, Igor revient vers moi en proposant le thème de deux frères bergers qui ont une conception du bien être de leurs animaux liée à la forme des enclos. Je me marre et je trouve ça sympa. Je dis okay, c’est clairement plus fun dans l’idée que mon Club Med et Club Aquarius. Le jeu prend le nom de Brothers à partir de là.

Bye Bye WoodBlock, tu vas finir avec WoodStock ;)

Septembre 2017, Igor et Gaëtan présentent Brothers à Ankama. L’équipe est vraiment emballée par le jeu. Et l’un des dirigeants emporte le prototype en week-end familial. Les enfants scotchent dessus non-stop, toute la famille veut y jouer, probablement tant c’est simple mais aussi riche en possibilités et tactique. Je suppose que toute la famille a vécu un week-end entre frères (Brothers) !

Le lundi suivant Forgenext me contacte et me dit qu’ Ankama a vu le potentiel du jeu et a apprécié le thème, l’univers proposé. Ankama a une réelle expérience, acquise grâce à ses différents métiers d’édition, pour anticiper l’effet que peut avoir l’habillage pour sublimer un jeu et ajouter de l’immersion.

D’ailleurs, je suis très content de l’aspect final de la boîte. Il faut reconnaître qu’ Ankama sait y faire concernant les illustrations. Et je trouve que la couverture nous plonge vraiment dans ce que renvoie la mécanique de jeu !

Christophe Boelinger

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Impatient d’en savoir plus !

A voir…et à tester bien sûr…joueur d’échecs, de go (un peu) et grand fan des jeux de Burn, dont l’esthétique a beaucoup concouru je pense au succès de ses jeux…
Juste une chose : le bluff existe bel et bien aux échecs (surtout en cadence rapide)…mais pour ce genre “d’arnaque”, il faut déjà atteindre un niveau assez conséquent…ce qui n’est pas mon cas…

Jeu acheté après la lecture de cet article, impatient de faire mes premières parties dès demain !