[Débat d10] Le dilemme de Dolorès

Ce billet parle du jeu « Dolorès », game designé par Bruno Faidutti et Eric Lang, brillamment illustré par Vincent Dutrait et joliment édité par Philippe des Pallières et son équipe (Edition Lui-même).

Commençons par expliciter la démarche de ce billet. Il ne s’agit pas stricto sangsue (lapsus) d’une critique (constructive ou négative) du jeu « Dolorès » mais bien d’un débat d’idée. Débat dans le sens où je n’ai ni le souhait, ni la prétention, ni la légitimité de chercher à orienter votre comportement d’achat vis-à-vis du jeu ; par contre, je trouve intellectuellement interessant de réfléchir à ce que le joueur peut déduire des mécanismes qui le composent et de s’interroger sur l’intentionnalité des auteurs. Et de conjecturer à partir des hypothèses émises, de la beauté du jeu en terme de cohérence intention/mécanisme.

Reste qu’il serait malhonnête de prétendre à mon objectivité dans la mesure où finalement (après de nombreux doutes et parties) je n’ai pas apprécié le jeu, ou tout du moins dans sa configuration 2 et 3 joueurs qui m’est la plus familière. A l’inverse, j’apprécie énormément Bruno Faidutti, l’homme (ce que j’ai entendu de lui, entendu dire de lui et constaté, notamment dans l’aide précieuse qu’il apporte à des prétendans-auteurs comme moi) mais aussi et surtout l’auteur. Je pourrai probablement en dire de même de Philippe des Pallières, bien que n’ayant jamais interagi avec l’homme ; reste que « La guerre des moutons » est pour moi une merveille d’espièglerie, dont le titre quasi oxymorique, résume à lui seul la sensation de jeu…mais je m’égare.

Cette introduction pour dire que le premier dilemme fut pour moi de décider si je voulais ou non écrire ce billet. De toute évidence, vous en connaissez ma résolution.

Le dilemme du prisonnier

Cela n’est pas une surprise, le jeu Dolorès est né de la volonté de ses auteurs, de proposer une interprétation du dilemme du prisonnier, qui est l’un des plus célèbres « jeux » de la théorie des jeux. A noter qu’en mathématique, la notion de célébrité est mal définie ;).

Je vous invite à consulter les excellentes vidéos de :

. David Louapre-Science étonnante (https://www.youtube.com/watch?v=StRqGx9ri2I)

. Lê Nguyên Hoang-Science4all (https://www.youtube.com/watch?v=uijJJ2OczNs&t=520s)

. et bien d’autres (Mickael Launay…) sur le sujet…

ou encore les pages wikipédia sur la théorie des jeux (https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_jeux) , l’équilibre de Nash (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89quilibre_de_Nash) et le dilemme des prisonniers (https://fr.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_prisonnier).

Je vais essayer d’en faire un résumé très succinct : les « jeux » en théorie des jeux, sont en gros des situations simples de mathématiques appliqués au comportement humain. Ils constituent une sorte de représentation, de modèle de ce que feraient deux joueurs (ou plus selon le jeu), dans une situation donnée et/ou de ce qu’ils auraient pu ou du faire pour maximiser des gains par exemple (la théorie des jeux est plus étudiée en économie qu’en sociologie). Ces modèles présupposent que les joueurs en question sont rationnels, c’est dire non soumis à leur émotion et à des biais cognitifs…. bon là déjà, vous vous dite que cette définition n’est pas applicable à la majorité des joueurs de jeux de société, vous et moi compris, et vous aurez raison…et c’est surement là tout le sel de l’utilisation de ses « jeux » dans une démarche ludique, mais j’y reviendrai.

Le dilemme des prisonnier est un exemple de « jeux » définit comme suit : 2 malfrats sont fortement suspectés par la police (et à raison) d’avoir commis un délit grave. En l’absence de preuves suffisantes, ils sont arrêtés sous un prétexte fallacieux (exemple : port d’arme illégal), séparés dés leur arrivée, interrogés sur le délit grave commis et soumis à un dilemme : celui de se taire ou d’avouer. Jusqu’ici, rien de compliqué, mais les policiers (qui n’ont pas eu leur plaque dans une pochette surprise et/ou n’ont plus de bidons d’eau pour tenter un waterboarding) leur proposent (simultanément) à chacun le deal suivant : s’il avoue et que l’autre se taie alors il est libre et l’autre prend 10 ans de taule ; si l’autre avoue aussi alors ils prendront chacun 5 ans ; s’il se tait mais l’autre avoue, alors il prend 10 ans et l’autre est libre ; et enfin, si les deux se taisent, ils prennent 6 mois pour le port d’arme non déclaré initial.

Bon, j’ai un peu enjolivé l’histoire mais sachez qu’un joueur rationnel choisira prioritairement de trahir puisque si l’autre le trahie, il n’aura pas intérêt de changer d’avis…et vice et versa…c’est un exemple d’équilibre de Nash. C’est toute la beauté de ce dilemme parce qu’on dit que l’équilibre de Nash du jeu n’est pas un optimum, puisqu’en définitive les joueurs auraient mieux fait de se taire et de prendre 6 mois.

Alors là tout de suite, on se dit effectivement qu’un tel dilemme, porte en soi une sorte d’étincelle ludique, un petit « je ne sais quoi » d’occasion d’être fourbe…bref, une formidable opportunité de faire croire à un adversaire quelque chose pour faire le contraire, de réfléchir pour savoir si ce petit saligaud va pas faire la même chose…. Ce dilemme introduit donc joliment des mécanismes de bluff, de guessing puissance infini et de fun-frustration.

Les dilemmes « Poule mouillée » et « Ami ou ennemi »

Sauf que le premier mécanisme de Dolorès (main-poing-pouce) ne repose pas sur un dilemme du prisonnier, ou plus précisément pas réellement.

Déjà, parce qu’il s’agit pour le joueur de chercher à maximiser des gains de carte et non de limiter des pertes…sur un plan purement mathématique, ça ne change pas grand-chose, mais pour les joueurs non rationnels que nous sommes, cela va augmenter la trahison, principalement parce que la majorité des joueurs prendront plus de risque à ne rien gagner qu’ils n’en auraient pris à perdre. Ceci dit, on peut imaginer que cette augmentation de trahison est plutôt bénéfique sur un plan ludique…

Mais si on regarde en détail, ce que l’on appelle la « matrice de gains », on remarque que celle de « Dolorès » est plus complexe que celle du dilemme du prisonnier et ressemble plus à un mélange de deux de ses variantes à savoir :

. le dilemme de la « Poule mouillée » : sans rentrer dans les détails, il y a par opposition au dilemme du prisonnier un bénéfice à coopérer lorsque l’autre trahie ; dans le jeu, c’est ce que l’on observe lorsque l’autre fait pouce (qui est une sorte de trahison moins grave en terme de perte de gain mais plus vicieuse car amène celui qui trahie à choisir une carte en premier)

. le dilemme « Ami ou ennemi » : dans cette variante, lorsque l’autre trahie, la trahison ou la coopération amène une même perspective de gain qui est nulle ; dans le jeu, c’est ce que l’on observe lorsque l’autre fait poing ; certes, sachant que si l’on fait une main tendue l’autre gagnera 100% des cartes, on peut en théorie se considérer léser, mais en pratique cela tend à diminuer la trahison…ce qui entre en contradiction avec la reformulation inverse du problème.

Mais bon, en soi, ce mélange est plutôt audacieux et semble intégrer juste ce qu’il faut de chaos dans le jeu pour en améliorer la rejouabilité et le fun. Je sens que cette conclusion n’est pas au goût de tout le monde, mais j’avais prévenu, je ne suis pas là pour casser du sucre. D’autant que c’est justement cette revisite du dilemme qui m’a attiré, là où une simple thématisation aurait été creuse à mon sens.

Mais alors, d’où vient ma déception ? pour cela, il faut s’intéresser au 2ème mécanisme principal du jeu : celui du scoring.

Un scoring original mais…

Le scoring de « Dolorès » m’est apparu d’emblée assez original. J’imagine qu’il ne l’est pas assez pour ne pas être présent dans d’autres jeux avant lui, mais je n’ai pas souvenir de l’avoir croisé (j’ai un doute sur un jeu de Reiner Knizia mais comme je ne retrouve pas le nom et que j’y ai joué il y a longtemps…passons).

Bref, ce scoring tire son originalité du fait qu’il n’est pas bêtement linéaire. Autrement dit, il n’est pas une accumulation de points de carte (comme on pourrait le supposer) mais porte un mécanisme d’optimisation et de prise de risque : non seulement le joueur ne conservera que son plus gros et son plus petit score (ca c’est assez classique pour éviter une perte d’interaction entre les joueurs pendant la partie s’ils sont partis sur des ressources différentes) mais tout en accumulant les points si plusieurs piles sont à égalité de plus grand ou de plus petit score. Mieux encore, une optimisation parfaite amène à doubler la somme de l’ensemble de ces cartes (sans compter que cette configuration apporte souvent la victoire, elle génère dans mon cerveau d’obsessionnel une activation majeur de mon circuit de récompense…en un mot : c’est trop la classe !).

Là encore, on peine à croire que le jeu m’est déçu. Les quelques trictraciens encore présents risquant d’abandonner là ce billet dégoulinant de consensualité, je m’en vais de ce pas réveillé les troupes avec un sous-titre accrocheur, à la Gus :

…ça va pas du tout du tout ensembles !!!!!!!!!!!

Et bim, là on s’aventure sur une terre hostile. Chaque mot doit être sous peser, chaque soupçon de subjectivité doit être explicité….oh et puis non !. Ce dernier chapitre est bien le cœur du débat, parce qu’il s’agit là de juger justement avec toute ma subjectivité de joueur, de la cohérence de 2 mécanismes ; et je ne prétendrai pas détenir une autre vérité que la mienne (même si quand même…. ;) ).

Tout d’abord, précision que cette inadéquation ne m’est pas apparue d’emblée…ni même au bout de 5 parties… ni de 10…disons qu’au pire un léger malaise s’est insidieusement installé au bout d’une 20aine de partie (je crois avoir lu quelque part dans un post sur la sacro sainte rejouabilité d’un jeu qu’en moyenne, un jeu en premier main était joué justement une 20aine de partie). Puis, ce malaise s’est irrémédiablement transformé en une cruelle déception. Qu’à cela ne tienne, j’ai changé de partenaire (de jeux)… pour en arriver en l’espace de quelques parties à la même conclusion : les 2 mécanismes principaux de « Dolorès » s’annulent !!!!!

« Mais n’importe quoi !!!!! », « si si !!! », «meuh NONNNNNNN …. » (Pardonnez cette incartade schizophrénique, mais je me devais d’une boutade cachée à M. Nash himself…oui même post-mortem).

Trêve de plaisanterie : pourquoi je pense ce que je dis que je pense ?

Revenons à cette absence de linéarité des gains. On peut directement observer qu’elle rebat complément les cartes. Autrement dit, si l’on élargie le référentiel, les « gains » de la matrice de gains, sont complètement faussés : il n’est absolument pas rare pour ne pas dire quasi systématique qu’un joueur joue pour limiter ses gains de carte (exemple : je « poing » pour ne prendre aucun carte si l’autre « poing » aussi, car les ressources transforment mes piles et me font perdre in fine des points) voir pour les annuler (je « pouce » pour me débarrasser d’une pile gênante).

En soi, cela est déjà un peu gênant parce que notre beau dilemme devient purement anecdotique ; sa compréhension (même intuitive) ne permet pas de « mieux jouer » que son adversaire dans le sens de pouvoir maximiser ses gains et minimiser les siens par une stratégie de juste coopération-trahison : le tirage aléatoire des cartes joue pour vous. Pire, cette association de mécanisme ne favorise pas l’émergence de stratégie rancunière et donc de stratégie diplomatique en anticipation ou en réparation…ce qui aurait été justement un peu le cœur du jeu si on l’imagine comme un jeu de bluff et de négociation.

Et ça c’est particulièrement vrai, à cause d’un autre problème de ce que je trouve être encore plus franchement une erreur ; à savoir que les auteurs ne se sont pas affranchie du paradigme de la complétude de l’information (oui je sais je parle bien ;). Kezako ???? en gros, bluffer un adversaire lorsque celui-ci connait l’ensemble des informations sur lesquelles repose votre stratégie, dans le cadre d’une stratégie univoque, ben….ça sert à rien. Tous les jeux de bluff nécessitent qu’une partie de l’information soit cachée…j’attends de ce débat de multiples contre exemples, mais je ne connais pas non plus de bon jeux de négociation à information complète, sauf :

. si la complexité des informations met en compétition les capacités d’analyse des joueurs ; un peu comme au Go, on l’on peut assimiler un début d’attaque à une forme de négociation (« penses tu que je vais réussir à t’envahir ? »). Ce n’est pas le cas dans Dolorès.

. si les informations sont connues mais amènent à plusieurs stratégies alternativement valables ; un peu comme dans « Les colons de Catane » où l’on peut chercher à obtenir telle ressource dans une négociation pour la transformer en telle production où pour la renégocier plus tard. Ce point est litigieux parce que je ne vais pas débattre avec d’autres joueurs sur leur capacité (ou mon incapacité) à penser des stratégies alternatives non univoques…en pratique, la part de hasard limite de toute façons clairement la mise en place de stratégie à moyen ou long terme. Au mieux, celle-ci n’apparaitra que tardivement mais la probabilité qu’elle ne puisse être contrée est faible tant les choix s’automatisent en fin de partie.

Conclusion

Comme toujours dans les jeux attendus (et Dolorès le fut pour moi), il y a une part de déception inhérente à cette attente. Néanmoins, je suis convaincu que l’agencement des mécanismes de Dolorès nuit à l’intention supposée initiale de ses auteurs (je rappelle qu’on est bien dans le cadre d’une hypothèse). De fait, les sensations de jeu, indépendamment des joueurs à la table, me paraissent irrémédiablement standardisée en fin de partie. On ne peut pas prétendre à un jeu de hasard pour autant, car un bon développement en début de partie conditionne le vainqueur (notamment beaucoup de gains de carte au début par trahison, puis élagage avec des pouces en fin de partie qui permet d’optimiser ses piles et d’affaiblir l’adversaire)…mais cela n’est vrai que pour quelques parties et pas trop régulières.

Je ne me suis attardé que sur les mécanismes, mais par ailleurs le thème retenu (même si probablement plus clivant que d’autres) est pour le coup (je trouve) totalement en adéquation avec les intentions d’espièglerie. Et le tout est servi par des illustrations et un graphisme vraiment chouette.

En espérant mobiliser vos avis.

Jonathan

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C’est un très bon article, mais je n’ai rien à ajouter, surtout que je n’ai pas assez joué à Dolores.

Dans mes parties, de mémoire, les gens trahisssaient tôt dans la partie et il y avait ensuite des dynamiques sociales qui se mettaient en place (vengeance, etc.) pas toujours prévisibles en fonction des objectifs de chacun.