Carson CiTY : comment tout a commencé (partie 2)

Carson CiTY : comment tout a commencé (partie 2)

Nous nous sommes arrêtés alors que, ayant un prototype de jeu qui tourne plutôt bien, je reste insatisfait par le manque de liberté accordée aux joueurs de choisir librement ce qu’ils font… ou pas.

Episode 4 : Des cow-boys

C’est à cette époque que je découvre ce jeu fantastique de Richard Breese : Morgenland (ou Aladdin’s Dragons en version anglaise). Dans ce jeu, le choix des actions se fait en plaçant des pions numérotés le long d’une route sinueuse qui remonte jusqu’au palais du Calife. Le pion le plus fort gagne la possibilité de faire l’action choisie.

J’adore ce principe, c’est exactement la flexibilité que je veux donner au jeu. Cela permet de donner une part de bluff et de conflits entre les joueurs qui colle très bien au thème du Far West.

Morgenland (Aladdin’s Dragons), de Richard Breese. Une route sinueuse remonte vers le palais du Calife en passant par les caves des dragons et la cité. Les joueurs choisissent librement les actions qu’ils convoitent en plaçant leurs pions sur cette route.

Mai 2004. Pour cette quatrième version de Kansas City, chaque joueur dispose de cinq pions numérotés qu’il peut consacrer à l’achat de terrains, à la construction de routes, de bâtiments, pour gagner des revenus ou pour acheter des points de victoire. J’étends la notion d’enchère pour acheter les terrains à toutes les actions.

Lorsque plusieurs pions se trouvent sur une action, seul le joueur qui a la valeur la plus forte peut réaliser l’action. Cette mécanique de jeu, qui deviendra plus tard les duels, rencontre un vif succès auprès de mes joueurs-testeurs. La production et la vente de ressources sont abandonnées. Le jeu est beaucoup plus fluide (moins de manipulations). Les bâtiments produisent directement des revenus, sans passer par des pions bétail/or/marchandises qu’il faut stocker et revendre.

La quatrième version de Kansas City. Toutes les actions disponibles sont choisies à l’aide de 5 pions cowboys numérotés de 1 à 5.

Cependant, le jeu reste trop linéaire, trop prévisible. Celui qui réussit les meilleurs coups au début du jeu est rapidement hors de portée. Le jeu est donc trop aléatoire : il y a trop peu d’actions différentes à jouer et un duel réussi au premier tour a trop d’importance sur l’issue de la partie. C’est un problème, car je souhaite un jeu où l’on peut faire fortune sans forcément entrer en conflit avec les autres joueurs. Pour finir, les actions de revenus sont jouées à chaque tour par tous les joueurs… ce n’est donc plus un choix puisque c’est toujours très utile.

Essen 2005. Je découvre Caylus, le chef-d’œuvre de William Attia. Caylus est souvent considéré comme le premier jeu de « placement d’ouvriers ». C’est oublier un peu vite son prédécesseur, Morgenland, dont je viens de parler. Mais Caylus, par son succès, a vraiment fait connaître ce mécanisme de choix d’actions. Ce succès m’encourage à poursuivre dans cette voie. De plus, Caylus me prouve qu’un jeu de placement d’ouvriers reste gérable en augmentant le nombre d’actions différentes disponibles. Or, c’est cette ouverture qui me manquait pour offrir d’autres possibilités de développement. Cela me permet également de réduire le facteur « chance » en augmentant par exemple le nombre de bâtiments disponibles à l’achat. En augmentant de nombre d’actions disponibles, il est plus facile de choisir de prendre le risque d’aller à la confrontation, ou au contraire de jouer la sécurité.

J’adapte le plateau de jeu afin d’intégrer plus d’actions, notamment au niveau de l’achat des bâtiments. Toucher ses revenus devient une action « automatique » qui ne nécessite plus de dépenser un cowboy.

Episode 5 : Durée du jeu, duels, limitation des richesses, points de victoire et personnalités

J’envoie Kansas City à différents éditeurs. Les retours que j’obtiens sont négatifs. Bien que le thème du jeu attire l’attention, le jeu ne convainc pas encore. J’identifie plusieurs problèmes auxquels je cherche à apporter des réponses spécifiques.

Je voudrais saluer et remercier ici l’équipe de Z-Man Games. Ils ne se sont pas contentés de me renvoyer le prototype (ce qui est très rare), ils m’ont en plus envoyé toutes leurs notes manuscrites de débriefing de leurs tests. Ces notes m’ont été très utiles pour comprendre les qualités à développer et les défauts à corriger dans mon jeu. Il y a cependant un défaut que je ne corrigerai pas : la profusion de matériel, une raison plusieurs fois évoquée pour expliquer un refus.

Durée du jeu. Lors de la sortie de mon jeu sous le nom définitif de Carson City, j’ai reçu des remarques d’un certain nombre de joueurs qui le trouvaient trop court. Ils auraient voulu un 5ème, voire un 6ème tour de jeu. Pendant le développement du jeu, j’ai effectivement hésité et fait beaucoup de tests avec 5 tours de jeu (comme en témoigne l’image du proto ci-dessous). J’ai finalement décidé de le limiter à 4 tours, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la raison principale, c’est l’équilibre entre les stratégies possibles. Avec un 5ème tour de jeu, la stratégie de construction est définitivement plus intéressante qu’une stratégie axée sur « la force ». L’avantage tiré par les joueurs qui parviennent à construire au premier ou au deuxième tour un ou deux bâtiments devient prépondérant. En limitant à 4 tours de jeu, la stratégie à court-terme de faire régner sa loi par l’accumulation de revolvers et de cowboys peut rivaliser avec la stratégie de « construction » pure, et cela rend le jeu plus varié. Ensuite, parce que 4 tours de jeux sont suffisants pour que la ville soit bien développée. Avec un 5ème tour de jeu, l’espace disponible pour la ville peut commencer à saturer. Pour finir, je voulais un jeu facilement jouable en 1H30, ce qui n’est pas le cas avec 5 tours de jeu.

Gestion des cowboys et des conflits. Lors d’un conflit entre deux joueurs pour réaliser une action, le perdant perd tout simplement son action. Cette sanction est en réalité trop dure et rend le jeu trop « cruel ». Pour y remédier, je donne encore davantage de souplesse dans la gestion des cowboys. Au lieu d’en avoir exactement 5 à jouer à chaque tour, chacun reçoit à chaque tour quelques cowboys (avec une réserve maximale de 10 cowboys). Un joueur est libre de jouer ou de conserver ses cowboys dans sa réserve personnelle. S’il perd un conflit, il récupère le cowboy qu’il pourra jouer au tour suivant. Cette règle qui « pardonne » la perte d’un conflit rend le jeu beaucoup moins stressant, et favorise la prise de risque. De plus, le nombre de cowboys dans la réserve personnelle d’un joueur augmente la force de tous ses cowboys pour combattre. Donc, un choix intéressant est à faire : soit jouer moins d’actions et rester plus fort, soit jouer plus d’actions mais aussi prendre plus de risques car les cowboys joués se défendront moins bien. La règle des duels est en place.

Kansas City version 4.5. Les actions disponibles sont à présent stabilisées et ne bougeront (presque) plus. Pour la petite histoire, tous mes protos de Carson City ont été réalisés avec des petites maisons rouges … qui sont en réalité des hôtels issus de boîtes de Monopoly, que j’achetais 2 euros en brocante (alors que ce jeu se vend encore à plus de 30 euros dans toutes les grandes surfaces).

Tension sur l’argent. Une des difficultés que l’on peut rencontrer dans un jeu de développement comme Carson City, où l’on développe des sources de revenus de plus en plus rentables, c’est que la « tension » sur l’argent diminue. Il devient trop facile de gagner de l’argent par rapport aux dépenses. Pour garder cette tension sur l’argent, j’ai mis en place deux solutions : tout d’abord, les points de victoires (PV) sont de plus en plus chers à acheter ($2/PV au premier tour, $3/PV au deuxième, etc.). Ceci revient à dire que l’argent subit une perte de valeur au cours du jeu. La deuxième solution est la mise en place d’une limite de liquidité que l’on peut garder pour le tour de jeu suivant.

Meilleure exploitation du thème. Le thème du jeu est très apprécié des éditeurs potentiels. Pourquoi ne pas leur en offrir plus ? Depuis la deuxième version du prototype, j’ai prévu une règle optionnelle qui consiste à choisir une personnalité qui va donner au joueur une capacité spéciale pendant toute la partie. Je décide d’intégrer ces personnalités dans la règle de base, et de faire un nouveau choix de personnalité à chaque début de tour. Outre le pouvoir particulier de chaque personnage, ce choix va également déterminer l’ordre du tour de jeu et la limite d’argent que l’on pourra garder pour le tour suivant. De cette manière, je vais pouvoir mettre en valeur quelques figures emblématiques du Far-West : shérif, banquier, colon, tueur à gages, etc.

Le shérif, une des personnalité les plus importante de Carson City. Le shérif vous accorde une action supplémentaire (cowboy blanc), avec la particularité que le shérif ne peut pas être provoqué en duel. Par contre, le shérif n’est pas très doué pour vous aider à sauver de l’argent pour le tour suivant : $20, c’est pas bien gras.

Ci-dessus, l’évolutions de la tuile Ranch avec les différents prototypes du jeu …

Episode 6 : Quined Games

En 2007, j’ai la grande chance de gagner le Concours international de créateurs de jeux de Boulogne-Billancourt (aujourd’hui le Concours Europa Ludi) avec mon jeu Vauban, qui deviendra en 2008 Palais Royal publié chez Hans Im Gluck, Rio Grande Games et Filosofia.

Arno Quispel de Quined Games me contacte à ce moment pour me dire qu’il souhaiterait tester Vauban. Etant déjà en négociation avec Hans Im Gluck pour finaliser un contrat, je lui propose, sans trop y croire, de tester Kansas City et lui envoie un prototype. Malgré la grande quantité de matériel que comporte le jeu, Arno me propose un contrat d’édition.

C’est à ce moment qu’il a fallu choisir une nouvelle ville pour donner son nom au jeu. Car Kansas City est une ville trop grande, qui manque de lien avec les mines d’or, et qui n’est pas dans le Far West. Après de longues recherches, nous sommes tombés d’accord sur Carson City. Une « petite » ville, mais néanmoins capitale du Nevada. Une ville qui incarne à merveille, avec le nom de Kit Carson, l’esprit d’aventure du Far West. Une ville à proximité de montagnes et de mines d’or.

Arno me propose comme illustrateur Alexandre Roche, qui travaille déjà avec lui sur d’autres projets.

Beaucoup de gens pensent que Palais Royal est mon premier jeu, car c’est mon premier jeu qui a trouvé un éditeur et a été édité, en 2008. En réalité, si je laisse de côté les premiers prototypes de jeux un peu maladroits de mes débuts, mon « premier » vrai jeu, celui sur lequel j’ai le plus bossé, celui que j’ai revu et corrigé tant de fois, c’est Carson City, même s’il n’est sorti qu’en 2009.

C’est le superbe travail d’Alexandre Roche, allié au travail d’Arno Quispel, qui a toujours fait le choix d’investir dans un matériel d’excellente qualité, qui a achevé de faire de Carson City le jeu dont j’ai toujours rêvé.

Grâce aux joueurs du monde entier qui ont joué à Carson City, à ceux qui l’ont apprécié, commenté, évalué, expliqué, et aujourd’hui grâce aux contributeurs sur Kickstarter, et à Quined Games, cette aventure n’est pas prête de s’arrêter.

A chacun d’entre vous,

Merci… et bon amusement !

Xavier Georges

5 « J'aime »

J'adore ce genre d'info.

Merci de nous faire partager tout ça.

Raaah... Lovely. Je sais enfin pourquoi il me manque toujours un FOUTU cinquième tour... :-P

Super, merci pour ce bel article et ce superbe jeu qui me ravit à chaque partie.