Carnet d'auteur - Au creux de ta main

[Au Creux de ta Main]

Dans le long texte qui suit, j’explique l’origine du jeu Au creux de ta main, publié chez La boîte de jeu, illustré par Gaël Lannurien, Sabrina Miramon, Pauline Detraz et Umeshu Lovers. Je ne précise pas les règles, donc si vous ne savez pas de quoi il s’agit, allez jeter un œil sur YouTube pour voir des vidéos qui expliquent le jeu avant de poursuivre votre lecture.

Ce jeu de communication tactile est sorti début Novembre 2020 et j’ai été depuis très touché par les nombreux retours très positifs et surtout par le fait d’avoir su transmettre des émotions aux joueurs. C’est une immense satisfaction de voir de nombreux joueurs apprécier ce jeu, dans lequel j’ai mis beaucoup d'ambition, et de les voir comprendre ce qui avant la sortie n’était qu'une intention d’auteur.

Introduction - Trop facile ?

Un mois avant le Festival International des Jeux (FIJ) de Cannes 2019, alors que je prenais rendez-vous avec un éditeur pour discuter d’un prototype, je lui fais part d’une vague idée qui trottait dans ma tête depuis quelque temps. “Si le concept vous intéresse, proposais-je, je peux peut-être essayer d’avoir un proto à vous montrer au FIJ”. “Pourquoi pas”, me répond-on.

Me voici donc quelques semaines plus tard à Cannes avec un proto créé en quelques semaines, à l’arrache et les retours sont … excellents ! Le jeu est signé quelques semaines plus tard.

Trop facile ? C’est négliger que le jeu résulte en fait de la longue maturation d’une idée présente quelque part aux bords de ma conscience pendant plus de deux ans. C’est aussi oublier que tout ce qui n’était pas développé au moment de la signature à dû l’être par la suite ; et enfin que le jeu a plus de 100 illustrations uniques dont je me suis chargé de préparer les briefings pour les illustrateurs.

La première partie de ce journal sera dédiée à l’origine du jeu, aux réflexions qui ont mené à l’idée de base. La seconde partie au développement du jeu. La troisième partie au travail sur la conception des cartes et les illustrations.

1- L’objectif : la recherche de nouvelles sensations

Je suis amateur de jeu et auteur sur mon temps libre. Je ne joue pas autant que beaucoup, mais je lis sans doute plus que la moyenne sur le jeu de société (articles, forums, revues, livres de game design) et je me tiens au courant de ce qui sort avec un intérêt particulier pour l’innovation (Tric Trac, Ludovox et maintenant la multitude de chaînes Youtube permettent une veille assez exhaustive sans avoir à lire trop de règles). Enfin j’écoute plusieurs podcasts avec assiduité (Ludology est celui que je recommande le plus en tant que game designer - notamment les anciens épisodes avec l’excellent Geoff Engelstein ; en francophonie, La radio des jeux et Proxi-Jeux sont également indispensables)

Le processus créatif d’Au creux de ta main débute par un constat nourri par cette veille permanente : le média “jeu de société” échoue le plus souvent à procurer des sentiments ou sensations autres que le plaisir intellectuel d’un bon coup, la frustration - le jeu repose sur un choix, et choisir c’est renoncer - ou la rigolade. Quelques jeux essaient de porter des émotions différentes, mais rarement par leurs mécaniques, plus généralement par leur thème et avec un succès inégal. [Ce constat est de moins en moins vrai et beaucoup d’auteurs cherchent des voies pour proposer des expériences de jeu vraiment originales, comme en témoigne la profusion de titres exceptionnels ces dernières années]

Tric Trac

Constat parallèle : le jeu de société ne parvient que rarement à raconter une histoire efficacement. Il y a des tentatives, de plus en plus nombreuses déjà à l’époque, mais la mécanique de jeu n’est souvent pas ce qui soutient le développement de l’histoire. Les jeux narratifs et les jeux legacy sont des jeux, et racontent une histoire, mais ce n’est souvent qu’indirectement lié. [Encore une fois, c’est de moins en moins vrai]

De ces constats, une question: Cette double limite du média est-elle liée à une certaine immaturité ou est-elle fondamentalement liée à la nature du jeu de société ? Pourrait-on trouver des moyens de faire vivre des émotions différentes par le jeu de société?

Et de cette question, une petite note dans un carnet, le 12 juillet 2017:

Tric TracJe sais, j’écris mal. Il faut lire:

ÉMOTION EN JEU DE SOCIÉTÉ:

- toucher /

- proximité

- interaction entre joueurs.

Le toucher est un sens particulier et assez intime : tenir la main d’une personne, sentir une caresse dans la sienne, voilà qui peut faire vibrer. Cette idée de faire un jeu basé sur le toucher reste dans un coin de ma tête et je la chatouille de temps à autre, mais sans bâtir rien de concret pendant environ 2 ans. Régulièrement, des éléments viennent nourrir cette idée. Parmi les inspirations dont je me souviens : la sensation particulière des yeux bandés dans When I Dream ; Into the wood : un jeu de rôle deux joueurs dans lequel les poignets des deux joueurs sont reliés par un ruban qui progressivement se raccourcit (je n’y ai jamais joué, j’ai juste entendu un podcast de la cellule qui en parlait).

Tric Trac

À l’approche de Cannes, je décide d’explorer plus avant cette vague idée et je commence à réfléchir plus activement à comment l’exploiter. J’imagine d’abord une histoire d’amour où une personne est guidée à travers des paysages dans son rêve avant de rencontrer son partenaire au bout du chemin. Elle doit ensuite, au réveil, refaire le même chemin et retrouver la personne qui l’a guidée.

Finalement, j’abandonne vite toute dimension spatiale et l’idée d’une progression sur des tuiles. Je mets aussi de côté le thème de la rencontre amoureuse, et je ne garde que le nom: “Au creux de ta main” qui reflète bien le concept et l'atmosphère que je souhaite lui donner (il y a eu quelques autres titres auparavant, notamment “l’amour rend aveugle”)

Le temps presse si je veux pouvoir présenter quelque chose à Cannes. Je vais donc au plus simple: utiliser le toucher pour faire deviner des cartes. Je prends d’abord des cartes relativement simples (les lieux de mysterium) et deux cobayes (ma tante et ma cousine). Je leur fournis quelques objets (une éponge, une ficelle, un bout de tissu, des petits objets en bois ou en plastique…) et demande à l’une de faire deviner une carte parmi plusieurs posées sur la table à l’autre joueuse qui a les yeux fermés. Cela s’avère très prometteur mais aussi étonnamment trop facile. Il faut préciser qu’à l’époque, tout était permis, y compris manipuler la main de l’autre joueur et la toucher directement, ce qui rendait le jeu beaucoup plus simple (et plus invasif).

Je réessaye donc avec des cartes plus complexes (Dixit) et c’est mieux. Je ponds un système de score le plus simple possible et c’est parti. J’ai ce que je recherchais : les sensations sont nouvelles, originales et agréables (la plupart du temps) ; le toucher dans le creux de la main provoque une certaine intimité entre les joueurs et peut déclencher des émotions. Et ceux qui ne sont pas sensibles à la poésie du jeu, s'amusent aussi !

Présenté au Off de Cannes et aux éditeurs sur le salon, le jeu plait énormément. Certains joueurs reviennent pour montrer le jeu à leurs amis, d’autres en ont entendu parler. L’enthousiasme fait vraiment plaisir et je sais que je tiens quelque chose. Lorsque je montre le jeu à La boîte de jeu (que je rencontrais pour un tout autre proto) ils sont immédiatement emballés.

2- Le développement du jeu - supprimer les défauts

Mais si le concept fonctionne très bien, le jeu, lui, n’est pas développé. Ce que je décris a été un travail fait en commun avec La boîte de jeu et je suis bien incapable de me souvenir ce qui vient d’eux ou de moi, il s’agit vraiment d’un travail commun.

L’un de ses défauts majeurs est alors le temps d’attente pour les joueurs qui ne jouent pas l’un des rôles principaux. L’un des grands axes de développement a été de réduire les temps d’attente.

Tric Trac

Dans cette première mouture du jeu, on fait deviner 3 cartes, l’une comme on le souhaite, la seconde en ne touchant que les doigts, la troisième en ne touchant que la paume. On décide rapidement de ne faire que 2 cartes, ce qui raccourcit le temps d’attente et limite le recours à la mémoire, aspect qui ne plaisait pas à tout le monde.

Autre modification qui vient rapidement, le fait de jouer en équipes (fixes) de 2 joueurs. Avant, quelle que soit la configuration, on jouait en individuel (comme proposé dans la règle pour 3 joueurs). Concrètement, un joueur faisait le mime tactile à son voisin de gauche qui fermait les yeux. Puis au tour suivant, ce dernier faisait le mime à son propre voisin de gauche, etc. A plus de 4 joueurs, l’attente entre deux manches dans lesquelles on jouait un des rôles principaux pouvait être longue. Jouer en équipes fixes a permis d’accélérer l’alternance entre équipes et de monter à 8 joueurs. De plus, les joueurs “passifs” sont plus impliqués, notamment parce qu’ils doivent discuter avec leur partenaire pour choisir la carte à poser pour embrouiller le joueur qui a les yeux fermés.

D’autres éléments de règles seront ajoutés pour limiter au maximum le temps d’attente : l’interdiction de tester sur soi ou de recommencer un mime par exemple.

Dans le proto initial, les cartes que l’on fait deviner étaient posées face visible sur la table et donc visibles de tous les joueurs sauf celui qui fermait les yeux. On s’est vite aperçu que garder la carte secrète de tous est bien plus intéressant: les joueurs qui doivent ajouter une carte pour embrouiller celui qui a les yeux fermés doivent se concentrer sur le mime et essayer de projeter ce qu’il doit ressentir dans sa main. Ils sont ainsi bien plus engagés et leur rôle devient plus intéressant et se recentre sur la mécanique centrale du jeu : le toucher.

En tant qu’auteur, il y a des changements dont j’ai eu plus de mal à accepter la nécessité. En particulier l’introduction d’une interdiction de toucher directement la main de son partenaire. Ça me semblait d’abord aller à l’encontre de l’intention du jeu (créer une intimité entre joueurs), et limiter la créativité dont pouvaient user les joueurs. Mais chez La boite de jeu, ils sont convaincus qu’il faut qu’on ne puisse toucher la main de son partenaire que au travers des objets. Je finis d’être convaincu lorsque je vois qu’un nombre non négligeable de joueurs trouve vraiment trop intrusif de se faire toucher la main directement, au point de ne pas vouloir jouer (et pourtant ils n’ont pas tous joué avec ma femme qui aimait mordre la main dès que, sur la carte, figurait un animal sauvage XD ). De plus, ce choix avait un autre avantage: il évitait au jeu d’être trop facile, et permettait donc plus de liberté sur ce que l’on pouvait mettre sur les illustrations des cartes.

Je vous passe les discussions sur le nombre de cartes à avoir en main, le nombre de cartes parasites posées par les joueurs selon le nombre de joueurs, etc. En général, notre ligne directrice a été d’aller au plus simple, de privilégier l’accessibilité et la fluidité.

C’est dans cet esprit qu’on a aussi supprimé les contraintes de mimes (sur les doigts, sur la paume) … avant de les réintroduire parmi d’autres contraintes dans le mode expert qui augmente la rejouabilité du jeu en forçant les joueurs à être créatifs et à trouver de nouvelles manières de faire deviner des cartes qu’ils connaissent déjà.

Tric Trac

Autre aspect important du développement du jeu: le choix des objets. Dès le début, j’ai essayé d’avoir une variété de formes, de textures, de poids, de matériaux, etc. Le développement a consisté à fixer une liste d’objets complémentaires qui permettent la plus grande variété possible de sensations, tout en étant manufacturables et disponibles à un prix raisonnable. On a testé pas mal de choses. J’ai un seul regret, ne pas être parvenu à ce qu’on trouve un objet vraiment gluant à mettre dans la boîte.

On a aussi noté la fréquence d’utilisation des différents objets pour arrêter la liste et … adapter les cartes aux objets.

3- 100 cartes pour raconter une vie

Très rapidement, il a fallu se poser la question du thème du jeu et de l’approche graphique. Il y avait une centaine de cartes à faire et La boîte de jeu voulait sortir le jeu dans des délais relativement courts.

Une chose était claire dès le début, on voulait que le jeu se démarque graphiquement de Dixit et des nombreux jeux de communication par l’image qui, pour la plupart, en reprennent les codes et notamment les illustrations oniriques.

De mon côté, je trouvais qu’avec le nombre de cartes à disposition, il y avait la possibilité de raconter une histoire et La boîte de jeu était d’accord pour partir sur cette idée. J’imagine d’abord un thème autour du chamanisme, dans lequel on pourrait raconter à la fois la vie du chaman et la mythologie de son peuple. Ce thème me plait car il retranscrit bien l’impression de vivre un petit voyage astral les yeux fermés. Mais La boite de jeu craint un peu qu’on frôle l’appropriation culturelle et aimerait un thème moins clivant et plus grand public.

C’est Gregory de La boîte de jeu qui, je crois, émet l’idée que les objets soient issus de la boîte à souvenir d’un grand-père, sortie du grenier. L’idée me plait immédiatement et on voit vite qu’elle apporte une parfaite cohérence d’ensemble au jeu. Les petits objets d’une vie, cachés dans une boîte à la Amélie Poulain, avec des photos ou autres souvenirs de la vie d’un grand-père. Les cartes comme autant de souvenirs qui permettent de retracer la vie de ce grand-père. Le grand-père qui ferme les yeux et auquel la petite fille mime un souvenir dans la main pour qu’il lui raconte ses souvenirs. L’ambiance du jeu est parfaitement retranscrite par ce thème. Je suis très content qu’on propose un thème positif, fédérateur et assez universel.

Tric Trac

J’ai lu peu de temps avant l’excellente BD À travers, de Tom Haugomat, qui raconte avec une image par page et sans texte, la vie d’un homme. J’ai envie de faire pareil pour Au creux de ta main.

Et me voilà parti pour créer 100 briefings pour les illustrateurs détaillant ce qu’il faut voir sur chacune des cartes.

La difficulté est qu’en plus de cette contrainte (l’ensemble des cartes doit raconter une histoire), il faut que chaque carte soit intéressante à mimer avec plusieurs angles d’approche. Et en plus, on veut varier les supports pour renforcer le côté boite à souvenir (différents types de photos, objets, etc.). Enfin, les cartes doivent se répondre suffisamment afin que l’on trouve le plus souvent possible une carte de sa main qui puisse parasiter le souvenir “mimé” - et sur ce dernier point, j’essaye le plus souvent d’éviter de mettre les mêmes objets sur plusieurs cartes et de privilégier des objets différents qui pourraient se mimer de manière similaire.

Tric Trac

Concrètement, j’ai écrit sommairement une trame de la vie de Léon et de sa famille, puis fait une liste d’éléments intéressants à mimer et une liste de différents objets/types de photos que les cartes pourraient figurer. Quand je faisais un brief je piochais dans cette liste ce qui pouvait coller pour la scénette que je voulais raconter. Progressivement, la vie de Léon s’est construite, d’anecdotes en événements marquants.

En réalité, toutes ces étapes se sont faites en parallèle, au cours de la petite 10aine de mois au cours desquels j’ai travaillé intensément sur ces briefings : je complétais ma liste d’éléments intéressants quand les idées venaient, je faisais les Briefs au fur et à mesure, selon les disponibilités des illustrateurs. La première étape a été la réalisation par Gaël Lannurien de planches de "character design" pour les principaux personnages, qui ont servi de référence pour les autres illustrateurs.

Quand on a eu deux tiers des cartes environ, on a testé le jeu plus largement en regardant notamment quels objets étaient moins utilisés afin d’ajuster les cartes restantes en fonction.

Je me suis aussi efforcé d’éviter autant que possible les clichés de genre et d’assurer une représentation relativement équilibrée des personnages masculins et féminins sur les cartes.

Tric Trac

Recevoir les cartes au fur et à mesure, de la part de ces dessinateurs ultra talentueux a été un immense plaisir et une source de motivation continue. Ils ont su donner vie à ces personnages, raconter leur histoire, et créer une atmosphère originale. Je suis ravi des visuels du jeu et j’espère que vous aimerez autant.

Voilà, c’est “déjà” la fin de ce journal. Il est parfois un peu décousu et j’aurais aimé développer encore davantage certains aspects, mais j’y ai déjà passé trop de temps. Je vous laisse donc jouer et vous remercie d’avoir lu jusqu’ici. J'espère que vous avez trouvé un intérêt à ce relativement long récit. N’hésitez pas à poser des questions en commentaire, j’y répondrai.

Timothée


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Très chouette article au coeur de ta création !
Merci pour le partage !

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Merci pour ce partage des coulisses de la création. Excellentes références ludocréatives que je partage. J’aime beaucoup l’idée que l’intention initiale soit dans le domaine de l’émotion. Bravo donc !

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La sensualité à fleur de peau. C’est ça ton truc en fait. Ça se sent bien dans ton texte.

Je dirais que moi aussi, et paradoxalement c’est bien pour ça que je n’aime pas que n’importe qui me touche. Trop sensuel.
Pas étonné que ce problème se soit posé au passage des tests hors du cercle familial intime.

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Le pire c’est que je ne suis pas un émotif ni un grand sensible. Sensuel, tu me diras quand on se rencontrera XD.

Merci. A propos de références, on m’a beaucoup demandé si je m’étais inspiré de Là-haut (Pixar) ou de la BD Un ocean d’amour (Lupano) . Eh ben même pas, mais j’ai re-regardé depuis l’intro de Là-Haut et c’est vrai qu’il y a beaucoup de points communs. Un Océan d’amour, il faut encore que je le lise, mais j’aime bien Lupano en général, donc ça me fait plaisir :slight_smile:

Merci à toi de m’avoir fait découvrir A travers !

lâche ton zéro six.

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C’est rigolo parce que j’aurais pensé plus spontanément au Droit Chemin, pour l’ambiance graphique, le côté souvenirs marquants…
Joli carnet et joli jeu en tous cas !

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