Les auteurs, les éditeurs et autres considérations
«S’il existe pour un homme une véritable propriété, c’est sa pensée ; celle-là du moins paraît hors d’atteinte, elle est personnelle, elle est indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions ; et l’arbre qui naît dans un champ n’appartient pas aussi incontestablement au maître de ce champ, que l’idée qui vient dans l’esprit d’un homme n’appartient à son auteur. L’invention, qui est la source des arts, est encore celle de la propriété ; elle est la propriété primitive, toutes les autres ne sont que des conventions ; et ce qui rapproche et ce qui distingue en même temps ces deux genres de propriété, c’est que les unes sont des concessions de la société, et que l’autre est une véritable concession de la nature : peut-être même la seule étymologie du mot suffirait-elle pour nous prouver que dans l’origine des choses la propriété a été regardée comme le partage du premier, et par conséquent comme le droit de l’inventeur.»
Ceci est un extrait du rapport remis en 1790 par Stanislas de Boufflers, qui deviendra académicien quelques années plus tard mais qui, pour l'occasion représentait un groupe d'inventeurs-créateurs qui désire que des textes de lois régissent désormais la propriété intellectuelle sur le modèle des patentes anglaises.
Nous sommes pendant la révolution, un air d’industrialisation souffle déjà aussi et la question des droits commerciaux se pose plus que jamais dans ce monde où se redéfinissent les valeurs.
Pourquoi donc cette introduction historique ?
Parce que depuis la révolution, que l'on parle de l'industrielle ou de la sociale, cette question des droits des choses de l'esprit se pose et elle trouve même aujourd'hui un regain d'actualité dans la modernité du Net et celle des créations biologiques.
Dans ce gigantesque débat, celui qui nous concerne de plus près est celui des revendications des créateurs de jeux. Un débat bien plus modeste dans son ampleur mais qui touche pourtant exactement aux mêmes questionnements et met en œuvre les mêmes réflexions.
Ce débat ressort de temps à autres comme un serpent de mer.
Cette fois c'est de chez nos voisins allemands que vient ce regain d'actualité.
La Saz est une association d'auteurs de jeux. Une association de gestion, de création et d'origine allemande mais qui regroupe des auteurs du monde entier même si la majorité reste d'origine germanique et compte les plus connus d'entre-eux.
Cette association a pour but la promotion du domaine qui nous intéresse ici mais elle tient également de fait un rôle de pseudo syndicat des auteurs de jeux.
La Saz vient donc de lancer une pétition et elle appelle tous les acteurs du milieu, les auteurs mais pas seulement, les joueurs et les éditeurs aussi, a la signer.
De quoi est-il question ?
La pétition demande trois choses simultanées : la reconnaissance des créateurs de jeux en tant qu'auteurs, la reconnaissance de la SAZ en tant que groupe habilité à représenter et servir les intérêts des auteurs de jeux et enfin l'ouverture d'une négociation avec la FachGruppe Spiele.
FachGruppe Spiele ? Vous ne connaissez pas ? Je ne connaissais pas non plus jusqu'à cette fameuse pétition.
La FachGruppe Spiele est une association composée de grands ou moins grands éditeurs Allemands ou de filiales d'éditeurs étrangers en Allemagne : Amigo, Asmodee GMBH, Ass, Kosmos, Goliath, Haba, Hans Im Glück, Hasbro, Huch, Jumbo, Mattel, Piatnick, Ravensburger, Noris, Schmidt, Selecta, Winning Moves et Zoch.
Ho ! Ho ! Mais que font donc tous ces éditeurs dont certains sont à peu près aussi proche que Gallimard et France Loisirs ou le quotidien Le Monde et Mickey Magazine ? Et bien des affaires bien sûr. Le seul lien qui peut amener des sociétés parfois concurrentes à se serrer les coudes devant l'adversité.
Nous avons donc d'un côté une association syndicat d'auteurs et de l'autre une association syndicat d'éditeurs.
Vous trouverez les liens qui vont bien en fin d'article comme à l'habitude et si vous parlez la langue de Goethe, vous découvrirez sur leur site... beaucoup de blablas très inoffensifs et surtout plein de vide. Je peux vous résumer : Ils s'agit de défendre le jeu comme une activité indispensable aux enfants, un vrai lieu de créativité et de diversité et culturel en plus de ça. Il s'organisent donc pour distribuer des exemplaires gratuit quand il y en a besoin et faire des campagnes communes auprès de la presse.
Pour faire bref, il s'agit de collectiviser tout ce qui est de l'ordre du marketing non sensible. Il existe également un forum réservé aux membres.
Il se trouve que depuis l'automne dernier, des auteurs de jeux liés à la SAZ ont découvert que les contrats qu'ils signaient avec les éditeurs avaient été modifiés par rapport aux standards habituels. Nous n'avons pas eu l'occasion de pouvoir vérifier cette information ici. Nos sources nous ont cités Ravensburger et Asmodee Allemagne. À notre connaissance, Asmodee Allemagne n'est pas en contrat avec un auteur allemand à ce jour. Il faut donc rester à ce sujet très précautionneux. D'ailleurs aucun éditeur spécifique n'est cité par la SAZ.
Il faut savoir également qu'il n'existe pas vraiment de contrat type qui relie un auteur de jeu et un éditeur.
En général celui-ci détaille les conditions d'exploitation et l'auteur touche un pourcentage sur les ventes du jeu. Pourcentage qui peut être fixe ou variable ainsi que l'explique Bruno Faidutti sur son blog dont vous trouverez également le lien en fin d'article.
C'est là que nous entrons dans un no mans land juridique même si les lois varient d'un pays à l'autre. Depuis le XVIIIe siècle, une séparation juridique existe suivant que l'on est un auteur ou un inventeur. Dans le premier cas on parle des fameux droits d'auteur et dans le second de brevets.
Cette distinction nous vient d'un débat philosophique à la fois très ancien et très moderne. À la source une distinction entre science et art qui se séparent au XVIe siècle. Ils étaient auparavant traités assez indifféremment.
C'est la science qui s’échappera de ce bouillon primal de la créativité humaine. En effet, celle-ci en se définissant créera ses propres procédures (comme l'empirisme, la reproductibilité, ...) tandis que les arts se tourneront vers la philosophie du beau.
De fait l'on peut constater que la science connait un développement dit "vertical" (Les découvertes et les application modernes sont plus puissantes que les précédents et s'appuient sur celles-ci) alors que les arts ont un développement "horizontal" (un Picasso n'est ni plus fort, ni meilleur qu'un bas-relief antique).
La science connaissant de nombreuses heures de gloire dans la modernité, certains philosophes de l'esthétique comme Hegel s'essayèrent sans grande réussite à une classification qualitative des arts. Là encore tout le monde n'est pas d'accord.
De fait, et même si l'on se tenait à cette simple distinction entre arts et sciences, nous aurions donc dans les créateurs : des inventeurs et des auteurs.
Avec la disparition des mécènes et l'arrivée de nouvelles économies, il faut penser à de nouvelles lois destinées à protéger le travail des uns et des autres. Vous pourrez remarquer que l'auteur de la citation d'introduction utilise le terme d'inventeur pour parler de l'artiste.
Dès lors, les débats sur la propriété intellectuelle seront l'objet de chaque époque.
C'est ainsi que nous nous retrouvons aujourd'hui avec cette pétition de la SAZ. Les modifications aperçues sur les nouveaux contrats sembleraient s'orienter plus vers une définition d'inventeurs pour les créateurs de jeu. Derrière ce débat, ce n'est évidemment pas la philosophie qui prédomine mais l'argent. La loi allemande est différente de la française. Il semblerait qu'elle accorde plus de pouvoir aux auteurs qu'aux éditeurs en terme de propriété. Je ne rentrerais pas dans les détails étant moi-même assez ignorant de ces aspects juridiques.
Il se trouve juste que le même débat se tient en France. Pas uniquement pour des raisons monétaires. Ici la loi a botté en touche et chaque créateur ludique devra déclarer ses revenus ludiques dans différentes case en fonction de ... son inspecteur des impôts local.
Il y a un vide et comme la nature et les fonctionnaire n'aiment pas bien ça, les négociations remontent vers le ministre puis redescendent vers les perceptions. Le ministre n'a pas le temps de s'en préoccuper et aucun lobbyiste ne l'a d'ailleurs jamais contacté à ce sujet (vous imaginez bien que le poids des auteurs de jeux n'est pas bien grand et si des discussions eurent bien lieu aucun syndicat ne vit jamais le jour). C'est donc à ce pauvre percepteur de savoir dans quelle case ranger ce fichu créateur de jeux.
Dans les textes on parle bien d'auteurs de livre, de musicien, de chimistes ou de biologistes mais point de créateur de jeux...
Parce qu'un jeu... C'est un outil pour jouer. Un outil c'est donc un objet d'inventeur. Oui mais il y a aussi une scénographie, un thème avec souvent une histoire, des illustrations... Alors c'est quand même très culturel comme la Bd donc c'est l’œuvre d'un artiste. Un auteur quoi !
La preuve si vous prenez le Prix du Jeu de l'année en France, il ne sélectionne que les jeux dont le nom de l'auteur est inscrit sur la boîte. Auteur. Pour eux ce sont des auteurs.
En même temps, le Concours Lépine qui récompense aussi les jeux accorde des prix aux... inventeurs de jeux.
Comme vous le voyez le débat reste ouvert.
Un autre des points qui semblent opposer les auteurs des éditeurs est la question du plagiat. Un point qui, s'il est extrêmement rare reste évidement très sensible. Il semblerait que auteurs et éditeurs ne soient pas d'accords sur la responsabilité les impliquant. Les auteurs pensent en général que c'est le rôle de l'éditeur de vérifier si le jeu qu'il édite n'existe pas déjà ou n'est pas trop proche d'un autre jeu et que cela puisse poser souci. Du côté éditeur, on penserait plus volontiers que c'est le rôle de l'auteur de se renseigner pour savoir si son œuvre est trop proche d'une autre existante.
On voit bien qu'ici tout le monde essaye de se protéger à l'avance en se renvoyant une patate chaude.
Comme vous pouvez le constater, les enjeux réels de ce qui ressemble à un bras de fer entre deux groupes aux intérêts somme toute complémentaires débouchent sur des problématiques beaucoup plus vastes. Elles dépassent même le simple débat opposant les notions d'auteur et d'inventeur.
S'il est une chose sur laquelle tout le monde tombe instantanément d'accord c'est l'aspect culturel de la création ludique.
Voilà de quoi alimenter nos prochains débats sur la Tric Trac TV qui, n'en doutons point un instant est une œuvre d'art culturelle de première importance !
En attendant, pour reprendre la philosophie de monsieur Bruno Faidutti, ce n'est pas ce qu'on signe qui compte mais avec qui.
▶ Les règles qui prédominent pour les droits d'auteurs en Allemagne sur Wikipedia (english)
▶ Le site de FachGruppe Spiele (deutsch)
▶ Le site de la Saz avec la pétition (english)
▶ Le blog de Bruno Faidutti avec un article sur le même sujet