Siggil, l'Impératrice

Siggil, l'Impératrice

Ce " Carnet d’Auteur " va tâcher de vous faire partager la création et le développement de Siggil. Pardon par avance si je m’autorise une ou deux digressions théoriques, mais je crois savoir qu’il y en a deux dans le fond que ça intéresse : à défaut, moi le premier, ça m’intéresse d’en parler. Prenez une tasse de thé et installez vous, et causons donc un brin au coin du feu…

Tout commence par une rencontre, de celles que je préfère : impromptues. J’ai rencontré Didier Dincher (qui est Capsicum Games à lui tout seul) au festival des jeux de Cannes en 2014. Après avoir observé mes prototypes pendant un longue soirée, il m’a en substance déclaré « J’aime beaucoup ce que vous faites ». Je l’ai remercié, par ce que ça fait plaisir d’entendre ce genre de choses, et nous en sommes resté là.

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Fin août de la même année, il me demanda si j’avais dans mes cartons « un jeu simple, pour deux joueurs, au thème adapté pour un couple - joueurs mais pas forcément trop ». Il voulait à la base travailler avec une amie illustratrice, et cherchait un jeu où elle puisse montrer ses talents. Je lui ai répondu que « Mais oui, bien sûr ! », et bien évidemment ce n’était pas du tout le cas. Nous avions convenu de nous voir un mois plus tard, puisque je devais me rendre en région parisienne pour le concours de Boulogne. Un mois, me suis-je dit, c’est plus qu’assez pour créer un jeu si celui ci est suffisamment simple, et qu’on sait où on veut aller.

La porte ouverte à toutes les fenêtres

Ce qui peut paradoxalement aider la création, parfois, ce sont les contraintes. Lorsqu’on s’autorise tout, qu’on se dit qu’on peut tout faire tant que c’est bon pour le jeu, certes, on peut accoucher de réelles trouvailles. Mais à l’inverse, on peut aussi se perdre dans le doute qu’il y ait forcément de meilleures décisions à prendre ; on peut aussi être tenté de tout remettre en question très, très souvent parce que nos envies changent ; et au final ne pas avancer, persuadé qu’il y a quelque chose d’énorme caché dans cette totale liberté de création, mais sans parvenir à aboutir quoi que ce soit. Les contraintes sont le garde-fou de ces impasses créatives. Elles sont le phare qui, quoi qu’il arrive, nous empêche de nous perdre dans ce brouillard des possibles.

Ici, les contraintes étaient multiples : la contrainte de temps, d’abord. Un mois pour créer un jeu, mine de rien, ce n’est pas énorme si tout ne marche pas du premier coup, et qu’on doit refaire, retester, etc… je ne pouvais pas me permettre de me lancer dans un projet trop complexe, où le temps de développement aurait été trop conséquent. Il fallait tomber juste tout de suite (ou presque). Ensuite, il y a la contrainte de format : ici, c’est un jeu pour deux joueurs, ni trop simple ni trop compliqué, qu’il fallait obtenir. Enfin, le thème et le support étaient libres, mais je me suis très vite imposé le fait de créer un jeu de cartes - ça me paraissait être le meilleur support pour mettre en valeur les illustrations de l’artiste qui devait travailler sur le jeu.

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Des Jeux de Patience

On compare souvent Siggil au Mah-Jong solitaire, et à juste titre, puisqu’il s’agit d’une inspiration assumée. Pourtant, à la base, ce n’était pas vraiment l’intention. C’est un petit jeu video qui m’est resté en tête et m’a donné envie de le transposer sur plateau : Pyramid Solitaire Saga. Ce petit jeu reprend le principe bien connu du Solitaire (ou « réussites », « patiences… »), mais en proposant des mises en place plus variées, et en y intégrant des éléments de gameplay supplémentaires afin de pouvoir décliner le concept sur 99 niveaux à difficulté variable. Ce qui m’intéressait, c’était d’abord l’agencement surprenant et varié des cartes qui se chevauchent (qui sera conservé dans Siggil), mais aussi l’idée que le jeu se résolve à partir de cette mise en place en se résorbant petit à petit, au fur et à mesure que les cartes se révèlent et sortent du jeu.

L’intention, au départ, était de placer parmi cet agencement de cartes des « portes », et des cartes « clés », et qu’il faille posséder les secondes pour ouvrir les premières, et ainsi progresser dans le jeu. Je pensais utiliser une mécanique proche des réussites afin de faire sortir les cartes du jeu. J’ai commencé par tourner autour de cette idée en faisant de multiples tests tout seul, en simulant deux joueurs. Ca n’a pas fonctionné, principalement pour deux raisons : d’abord, le truc des portes et des clés ne pouvait tout simplement pas marcher avec une mise en place aléatoire, puisque si les clés sont placées sous les portes, le jeu ne peut pas se résoudre. Ensuite, le principe de pioche de cartes hérité des réussites ne fonctionnait pas en multijoueur. J’avais mis en place plusieurs contraintes de pioche (compléter des suites, prendre une carte que si on ne possède la valeur ou la couleur, etc.), et surtout je voulais qu’un joueur puisse continuer de piocher des cartes tant qu’il pouvait satisfaire ces contraintes, comme dans une réussite où on « détricotte » le jeu jusqu’à ce qu’on soit bloqué. Mais soit les contraintes n’étaient pas assez fortes, et un joueur qui bénéficiait d’une mise en place avantageuse pouvait enchainer 5 ou 6 pioches de suite (ce qui est sans doute gratifiant pour lui, mais moins pour l’adversaire qui le regarde dérouler le jeu) ; soit les contraintes étaient trop fortes, et le jeu était profondément frustrant.

J’ai donc abandonné le concept d’une pioche inspirée des jeux de patience - mais je voulais conserver l’agencement des cartes, la résolution progressive du jeu, et la lisibilité si particulière qu’il induisait. Ce qui me posait également problème, c’est que l’objectif était seulement d’atteindre certains points précis du jeu (les portes et les clés), et que les cartes que les joueurs s’appropriaient ne servaient pas à grand chose. On était pas plus heureux de prendre un 8 qu’un 2.

Action Joe et Actions de Jeu

J’ai lu un jour une phrase d’un game designer qui, en parlant de jeux vidéos, indiquait que chaque action devait être gratifiante, qu’il ne fallait pas attendre que la fin de la partie révèle un vainqueur et un vaincu pour avoir l’impression d’accomplir quelque chose. J’ai trouvé ça très juste : lorsque je joue, par exemple, à “Command & Conquer”, au fur et à mesure du jeu je prends du plaisir à développer mes bâtiments, mes unités, à construire une base fortifiée, ou à envoyer mon commando en territoire ennemi. Donc même si je perds le scénario, j’ai quand même passé un bon moment, et je le recommence non pas parce que j’ai perdu et que l’objectif est de le réussir, mais parce qu’au contraire, j’ai envie de rejouer au jeu parce que j’y accomplis quelque chose à chaque moment, que je perde ou que je gagne.

Ce principe peut, et doit tant que faire se peut se transposer au jeu de société. C’est particulièrement vrai pour les jeux familiaux, où les enfants peuvent moins bien supporter la frustration que les adultes, qui peuvent se satisfaire d’objectifs à long terme. Les enfants ont besoin de cette satisfaction immédiate pour relancer leur intérêt dans le jeu, et conserver leur concentration.

Clairement, à ce moment du développement du jeu, cette satisfaction est absente. Il se trouve que, pour mon premier prototype, j’utilisais une partie des cartes du jeu Level Up - qui sont très pratiques, puisqu’elles proposent 18 valeurs dans 6 couleurs différentes. La réponse vint de là : il fallait des enjeux de combinaison. Dans Level Up, la carte choisie à chaque tour ne l’est pas au hasard, et on progresse concrètement dans le jeu, en voyant sa main s’ordonner selon les combinaisons à obtenir. C’est par cette porte que le Mah-Jong est venu dans Siggil. Les enjeux de combinaison sont extrêmement efficaces, en cela que les joueurs peuvent se les approprier très vite (bon nombre de jeux traditionnels en utilisent), et ils sont moteurs d’interaction indirecte, si les joueurs ont accès aux même choix de pioche.

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Où Boney M n’a rien à voir là dedans

Puis, vint le temps où il fallut trouver un thème pour le jeu. Depuis le début du projet, j’avais quelque chose en tête, mais je m’étais forcé à ne pas l’intégrer tout de suite, afin de valider d’abord purement la mécanique. Même si à ce stade ce n’est pas complètement le cas, je me dis que c’est le moment de faire appel au thème, justement pour voir si cela peut amener quelque chose. Puisqu’il s’agissait à la base d’un jeu pour deux joueurs, et plus particulièrement ( mais pas seulement) un couple, je voulais trouver deux personnages forts, masculins et féminins, à mettre en scène. J’avais choisi Raspoutine, et la Tsarine Alexandra Feodorovna, Impératrice de Russie. On sait l’influence que Raspoutine, personnage charismatique porté vers l’occultisme, a eu sur l’Impératrice. Le dédale formé par l’agencement des cartes serait un songe, celui de la Tsarine, où Raspoutine tenterait de s’introduire afin de prendre l’ascendant sur elle.

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Je lance donc une série de tests avec un prototype sur ce thème. Je récupère des illustrations de Franck Dion pour représenter le Songe de l’Impératrice (sur un prototype, on peut se faire plaisir…). Le jeu fonctionne pas trop mal, mais je cherchais encore un moyen de conserver mes clés et mes portes d’une manière ou d’une autre, et je voulais utiliser des contraintes de pioche alambiquées. Après une soirée de tests avec mes collègues du GRAL, et alors que je devais rencontrer l’éditeur la semaine suivante, je décide de couper tout ce qui dépasse, et je mets à la trappe les clés, les portes, et le reste… pour ne garder que ce qui fonctionne. En une matinée, je décide de tout simplement ne piocher qu’une carte par tour, et je mets en place les enjeux de combinaison des Esprits (qui s’appelaient alors des Arcanes, le prototype étant au format Tarot). Après quelques tours de test, je constate que c’est évidemment bien plus pur, plus efficace. Ne manque maintenant que quelques ajustements, mais le système est là.

Lorsque je propose le jeu à Capsicum Games, je suis très content du résultat obtenu, et assez fier de moi d’avoir pu tenir mes délais. Le jeu fait mouche, et Capsicum Games le signe quelques semaines plus tard.

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Je thème, moi non plus

Lorsque l’éditeur propose le jeu à l’illustratrice avec qui il voulait travailler, celle ci ne se trouve pas inspirée du tout par mes histoires de songe d’impératrice russe. Elle suggère de partir sur un thème chamanique, où elle pourrait décliner les familles de cartes sur des « animaux-totems ». Le changement de thème ne m’a pas dérangé plus que ça - même si je pense que « Raspoutine et l’Impératrice » est un bon thème, il retrouvera peut être le chemin d’un autre jeu, un autre jour. Le chamanisme est un thème qui me parle, et je me dis que ça peut bien fonctionner : entre voyager dans le songe d’une Impératrice ou dans le Monde des Esprits, on est pas bien loin…

Au final, l’illustratrice pour qui avait été développé le jeu ne travaillera pas dessus, mais l’éditeur et moi décidons de conserver ce thème, qui nous accroche tous les deux. Je crois que l’éditeur a aussi, dans un coin, un prototype qui adapte le jeu à l’univers retro-gamer des Space Invaders, mais il faut croire que ça n’a pas fonctionné^^…

Nous décidons de travailler avec Maud Chalmel, dont j’admire le talent depuis longtemps : je suis donc plutôt confiant quand à la qualité du résultat final. Après de longues discussions sur le traitement du thème, les premières esquisses sont envoyées. Les cartes familles seront des éléments mystiques - objets, talismans, ou lieux particuliers - que les chamanes devront combiner pour s’attirer les faveurs d’Esprits emprisonnés dans un Siggil.


1, 2, 3, 4 joueurs

Au fur et à mesure du développement du jeu, alors qui l’éditeur fait ses propres tests, il fait jouer le jeu à trois et quatre joueurs. Ca fonctionne parfaitement. Même si à l’époque je ne suis pas pour étendre le jeu à 4 joueurs, habitué que je suis au contrôle et à l’anticipation qu’on possède dans le jeu à 2 joueurs, je fais mes propres tests et suis forcé de constater que oui, ça fonctionne drôlement bien. Il faudra juste un léger ajustement à 4 joueurs, où on ne contrôle les Esprits qu’avec deux cartes au lieu de trois, afin de retrouver le dynamisme du jeu à 2 joueurs.

Enfin, l’éditeur souhaite aussi inclure un mode solo. Quelque part, de part ses inspirations, le jeu s’y prête parfaitement, et même si je n’ai pas le goût du jeu solo en général, je ne vois pas de bonne raison de ne pas le faire. Le développement de la variante solo se fera donc en collaboration étroite avec l’éditeur, qui avait déjà de bonnes pistes sur son fonctionnement.


Le Passage, c’est au coin

Dés le départ, nous savions avec l’éditeur que le système permettait des mises place alternatives. L’enjeu, c’était que ces mises en place ne soient pas seulement des variations esthétiques, mais que celles ci proposent des sensations de jeu réellement différentes. L’agencement des cartes influe sur deux critères : l’ouverture des choix, et la lisibilité du jeu. Point de vue lisibilité, ils possèdent tous plus ou moins la moitié de cartes face visibles et face cachées - pas de gros changement là dessus. Cette proportion me semble justifiée pour que le jeu ne soit ni trop calculatoire, ni trop opportuniste. En revanche, question ouverture des choix, les différents setup offrent de vraies différences : la Tortue ou les Pyramides, par exemple, commencent par offrir peu de choix, et s’ouvrent par la suite. A l’inverse, la Passage voit les choix se restreindre au fur et à mesure du jeu. La Rivière, elle, reste plus ou moins constante dans le nombre de cartes accessibles.

En tout cas, je me souviens m’être bien amusé à construire des mandalas bizarroïdes avec les 56 cartes… Essayez, vous verrez, c’est pas évident. :slight_smile:


Le Bout du Tunnel

Siggil vient de sortir en boutique, presque un an après sa création. Pour conclure ce carnet d’auteur, je ne peux pas résister au plaisir de vous faire partager un morceau d’une review allemande, que j’ai dû passer dans Google Trad pour pouvoir la comprendre….

« “Siggil” est un jeu fascinant, si simple, si belle, si exigeant et toujours motivant.
Le mécanisme simple fournit une quantité incroyable de profondeur et se prête si, en fonction de la taille de la fonte, toujours un nouveau jeu. Mais plus de 30 minutes en raison du temps de jeu à court d’agréable. (avec une extrême Grüblern), vous le mettez comme revenir à la table! »

Tout un programme… :slight_smile:

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Je croyais que tu ne m'avais pas vu dans le fond, tu as l'oeil. Merci pour ce partage d'expérience, de réflexion, et de développement. Pour ma part ce n'était pas avec du thé mais une bière que j'ai écouté ton histoire.

1 « J'aime »

Merci, Henri, pour ce carnet d'auteur.

Personnellement, je n'ai pas vu de digressions théoriques dans l'article, mais c'est probablement parce que j'aime la théorie.

Au final, le jeu est ultra épuré et s'explique en 5 minutes, avec pourtant une vraie profondeur stratégique.

Sur la review allemande, il aurait été bien de traduire Google Trad en français, pour avoir une opinion compréhensible.

Par exemple, Docky, sur le forum, parle couramment allemand, et aurait pu faire une vraie traduction.

Ca aurait été une traduction correcte, mais sans doute bien moins rigolote... :)